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Full text of "Dernières semaines littéraires"

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DERNIERES 

SEMAINES 

LITTÉRAIRES 



CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS 



ŒUVRES COMPLÈTES 

DE 

ARMAND DE PONTMARTIN 

FarflMi CMUI4 la-t « 

Gacsbries uttébâires, nouvelle édition .......... 1 vol. 

Nouvelles Causeries LiTréRAiKEs, 2* édition, revue et aug- 
mentée d'une préface 

Dernières Causeries littéraires, 2 édition 

Causeries du samedi, 2* série des Causeries utt£rairbs, nou- 
velle édition 

Nouvelles Causeries du samedi, 2* édition 

Dernières Causeries du samedi ., 

Les Semaines littéraires, S* édition 

Nouvelles Semaines littéraires 

Le Fond de la courE, nouvelles 

Les Jeudis de Madame Cbarbonnëau, 5* édition 

Contes d'un Planteur de choux, nouvelle édition 

Contes et nouvelles, nouvelle édition 

La Fin d'un procès, nouvelle édition 

Mémoires d'un notaire, nouvelle édition 

Or et Clinquant, nouvelle édition 

Les Brûleurs de Temples, nouvelle édition 



PARIS. — IlfP. SIUOX RAÇON ET COMP., RUE D'BnPCRTH, 1. 



,,^0 DERNIÈRES 

SEMAINES 

LITTÉRAIRES 



rAP. 



ARMAND "de PONTMARTIN ^ 

A — 







PARIS 

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS 

BOB VI?lE»MEy S BIS, ET BOULEVARD DfcS ITAL1EX8, 15 

A LA LIBRAIRIE NOUVELLE 

1864 ^ 
Tous droils réservés 



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3 

', 1883 / 



DERNIÈRES 

SEMAINES 

LITTÉRAIRES 



F. HALÉVY 

LITTÉRATEUR ET ROMANCIER* 



1« mars 1863. 
 larin(lejuilleti85. j'étais à Dieppe, dans la rue, et de 
fort méchante humeur, parce que ma mauvaise étoile 
m'avait conduit dans un hôtel où Ton faisait payer cinq 
sols par chaque coup de sonnette, et où la chambre comp- 
tait double quand on avait l'impertinence de ne pas dîne|, 
à la table d'hôte. J'étais plongé dans de mélancoliques 
réflexions sur le désaccord des bains de mer avec la mé- 
diocrité des fortunes, et je regrettais de n'être pas Anglais, 
auteur dramatique ou simplement millionnaire, quand mon 
compagnon de voyage s'écria : Tiens! voilà Halévy! 

* Souvenirs et portraits* — Derniers souvenirs et portraits, 

1 



2 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

C'était la première fois que je voyais de près Fauteur 
de la Juive. Je fus frappé de l'air de tristesse spirituelle 
et bienveillante répandu sur son visage. Au premier 
abord, ce visage semblait vulgaire, et Halévy ajoutait 
encore à cette impression par cette insouciance d'allures 
et cette négligence de costume familières aux travailleurs 
et aux artistes. Pour le passant, pour le curieux superficiel, . 
rien ne le distinguait d'un notaire en voyage ou d'un avoué 
en vacances. D'épaisses lunettes — moins larges pourtant 
que celles de M. Thiers, — interceptaient ce rayonne- 
ment du regard, qui est à la figure ce que le soleil est au 
paysage. Mais bientôt le charme de sa parole réagissait 
sur l'ensemble de sa physionomie. Son œil, fortement en- 
châssé sous l'arcade sourcilière, s'accordait bien avec son 
sourire pâle et doux. Son front large et bombé, plein et 
ferme, s'éclairait d'une lumière intérieure, qui faisait 
songer à la veilleuse sous l'albâtre» Ce qu'il y avait d'un 
peu laborieux dans ce talent si élevé se reflétait, pour 
ainsi dire, dans l'illumination graduelle de cette tête pen- 
sive. La note dominante pourtant, c'était une tristesse 
résignée, intelligente, sereine; la tristesse d'un homme 
trop pénétré de la supériorité de l'idéal qu'il rêve sur 
l'œuvre qu'il exécute, ou froissé du peu de proportion du 
travail où il seconsupe avec les inconstances de la gloire 
humaine et les injustices du pubUc. 

Jamais je n'avais mieux compris, qu'en regardant 
F. Halévy, que les grands artistes se divisent en deux 
classes : ceux qui ont reçu du ciel un don spécial, une 
vocation particuhère et exclusive, et que l'on ne peut se 
figurer appUquant à un autre art leurs facultés et leur 



F. HALÈVY. 5 

étude ; et ceux qui, plus comprèhensifs, moins concen- 
trés sur un point, doués d'aptitudes plus variées, ont 
excellé dans un art, tout en faisant d'heureuses excur- 
sions à droite ou à gauche et en nous laissant deviner 
qu'ils auraient presque également réussi ailleurs. Ainsi, 
pour nous en tenir à quelques noms modernes, bien que 
M. Ingres soit, dit-on, absorbé en ce moment par sa di- 
gnité de sénateur, qu'il ne rêve plus que rapports et bu- 
reaux, et déplore le dernier catarrhe qui l'a éloigné du 
Luxembourg pendant l'importante discussion de l'adresse, 
il semble que H. Ingres n'a été et ne pouvait être que 
peintre, et on ne saurait se l'imaginer autrement que le 
pinceau à la main : Paul Delaroche, au contraire, beau- 
coup moins peintre peut-être, aurait été un historien ou 
un moraliste éminent ; Félicien David n'a pas, nous le 
croyons, une portée bien étendue et de bien vives échap- 
pées hors de cet étroit et charmant domaine où il règne 
en maître, où il a recueilli les fines mélodies du Désert^ 
la délicieuse Omntale de Lalla-Rotikh ; tandis que Meyer- 
beer, s'il n'avait mieux aimé écrire, en dépit de Henri 
Heine, le quatrième acte des Huguenots^ eut été un diplo- 
mate de première force. 

Évidemment Halévy appartenait à cette race méditative 
et complexe pour laquelle tel ou tel art n'est que la con* 
centration énergique, l'application par excellence de fa- 
cultés éparses et diverses. Survienne une circonstance 
favorable ou une nécessité impérieusej ces talents n'ont 
que très-peu à faire pour s'ajuster à un autre cadre et se 
révéler sous une autre forme. Nommé secrétaire perpétuel 
de l'Académie des beaux-arts, Halévy se trouva dès le 



4 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

premier jour au niveau de ces fonctions qui exigent un 
esprit si souple, des connaissances si variées, et le don 
si rare de rendre attrayantes par le charme ou le piquant 
des détails bien des pages abstraites ou érudites. Il y dé- 
ploya des qualités remarquables d'écrivain, de biographe 
et de penseur, de singulières aptitudes d'assimilation et 
d'analyse ; parlant aussi bien du sculpteur Simart, du 
peintre Paul Delaroche et de l'architecte Fontaine, que 
des musiciens Adolphe Adam et George Onslow ; se sur- 
passant enfin dans deux morceaux que l'on ne saurait 
lire sans émotion : Mozart et surtout Adolphe Nourrit. 
Comme tel, Halévy est justiciable de la critique littéraire : 
il nous appartient aussi comme romancier : ceci me ra- 
mène à Dieppe et à mon histoire. 

— Où allez-vous, maître? dit mon compagnon à Halévy, 
qu'il connaissait assez intimement. 

— Je vais au Tréport, ou plutôt je me sauve... je m'en- 
fuis... je ne suis pas assez riche pour rester à Dieppe... 

Pas assez riche pour rester à Dieppe ! l'homme émi- 
nent, arrivé à Tapogée de son talent et de sa gloire, 
l'auteur de vingt opéras applaudis et de vingt autres qui 
auraient mérité de l'être; un des deux chefs de l'École 
française, le secrétaire perpétuel d'une Académie, le com- 
positeur célèbre dans le monde entier, l'artiste à qui nous 
avions dû de si douces heures... pas assez riche! Et il 
disait cela comme une chose toute simple, sans s'irriter, 
s'étonner ni se plaindre ! Je rentrai en moi-môme, face à 
face avec mon obscurité et ma petitesse ; j'eus honte de 
ma vanité, de ma mauvaise humeur, de ma révolte contre 
les coups du sort et les coups de sonnette, de mes colères 



F. HÀLÉYY. 5 

conlre les éditeurs et les Reviewers qui s'obstinaient, 
les insensés ! à ne pas changer mon écritoîre en Sacra- 
mento ou en Pactble. 

En ce moment, comme pour donner à ma douloureuse 
-surprise une expression pleine de couleur locale, deux 
Anglais passèrent, lorgnèrent la mer, et dirent : Oh! 

— Mais, reprit Halévy, si vous voulez un appartement 
assez joli et pas trop cher, allez rue Duquesne, derrière 
le marché.., de très-braves gens... au second, une belle 
vue... Je viens de m'y reposer quelques heures, et le lo- 
gement doit être libre. 

Nous courûmes à l'adresse indiquée : un quart d'heure 
après, j'étais établi dans la chambre qu'Halévy avait oc- 
cupée dans la matinée. En installant mon petit bagage, 
j'aperçus, sous la commode, une feuille de papier qui s'é- 
tait glissée entre le parquet et le tiroir inférieur : je la 
ramassai machinalement ; elle était froissée, chiffonnée, 
couverte de poussière. Je parvins cependant à y lire, à 
travers un dédale de ratures et de surcharges, quelques 
phrases écrites au crayon : 

« Très-embarrassé : je ne sais plus comment finir... Si 
je faisais d'Orazia un admirable sujet magnétique? Rosén- 
wald, magnétiseur de premier ordre, aurait acquis sur 
elle une puissance sans limites ; mais, par un secret de 
son art, il aurait appris que, si Orazia se marie, elle lui 
échappe... De là ses précautions extraordinaires pour la 
dérober aux poursuites passionnées du baron Gustave de 
Stora... Non, cela ne vaudrait rien... Alexandre Dumas a 
usé et abusé du magnétisme dans le roman. .. il faut cher- 
chef autre chose... Veine épuisée... Voyons! si Rosen- 



CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS 



ŒUVRES COMPLÈTES 



ARMAND DE PONTMARTIN 



ForoMi SVMI4 te-t 8 



Gacskries uttéraires, nouvelle édition .......... 1 vol. 

Nouvelles Cadsebies littébai&es, 2* .édition, revue et aug- 
mentée d'une préface 

Dernières Causeries littéraires, 2 édition 

Causeries du sahedi, 2* série des Causeries littéraibcs, nou- 
velle édition 

Nouvelles Causeries du sauedi, 2* édition 

Dernières Causeries du sauedi 

Les Semaines littéraires, S* édition 

Nouvelles Semaines littéraires 

Le Fond de la cours, nouvelles 

Les Jeudis de Madame Charbonneau, 5* édition 

Co«fTE3 d'un Planteur de choux, nouvelle édition 

Colites et nouvelles, nouvelle édition 

La Fin d'un procès, nouvelle édition 

Mémoires d'un notaire, nouvelle édition 

Or et Clinquant, nouvelle édition 

Les Brûleurs de Temples, nouvelle édition 



PARIS. — IMP. SIUO.X RAÇO."* ET COMP., RUK d'kRPCRTH, 1. 



,,^«* DERNIÈRES 

SEMAINES 

LITTÉRAIRES 



ARMAND "de PONTMARTIN ^ 




PARIS 

MICHEL LÉYY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS 

BOE VIV1E»NE, 1 BIS, ET BOULEVARD DfcS ITALIENS, 15 

A LA LIBRAIRIE NOUVELLE 

1864 ^ 
Tous droits réservés 

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DERNIÈRES 

SEMAINES 

LITTÉRAIRES 



1 
F. HALÉVY 

LITTÉRATEUR ET ROMANCIER* 



1*' mars 1863. 
A la fin dejuilletl 85. j'étais à Dieppe, dans la rue, et de 
fort méchante humeur, parce que ma mauvaise étoile 
m'avait conduit dans un hôtel où Ton faisait payer cinq 
sols par chaque coup de sonnette, et où la chambre comp- 
tait double quand on avait l'impertinence de ne pas dîne^ 
à la table d'hôte. J'étais plongé dans de mélancoliques 
réflexions sur le désaccord des bains de mer avec la mé- 
diocrité des fortunes, et je regrettais de n'être pas Anglais, 
auteur dramatique ou simplement millionnaire, quand mon 
compagnon de voyage s'écria : Tiens! voilà Halévy! 

* Souvenirs et portraits, — Derniers souvenirs et portraits. 

1 



2 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

C'était la première fois que je voyais de près Fauteur 
de la Juive. Je fus frappé de Fair de tristesse spirituelle 
et bienveillante répandu sur son visage. Au premier 
abord, ce visage semblait vulgaire, et Halévy ajoutait 
encore à cette impression par celte insouciance d'allures 
et cette négligence de costume familières aux travailleurs 
et aux artistes. Pour le passant, pour le curieux superficiel, 
rien ne le distinguait d'un notaire en voyage ou d'un avoué 
en vacances. D'épaisses lunettes — moins larges pourtant 
que celles de M. Thiers, — interceptaient ce rayonne- 
ment du regard, qui est à la figure ce que le soleil est au 
paysage. Hais bientôt le charme de sa parole réagissait 
sur l'ensemble de sa physionomie. Son œil, fortement en- 
châssé sous l'arcade sourcihère, s'accordait bien avec son 
sourire pâle et doux. Son front large et bombé, plein et 
ferme, s'éclairait d'une lumière intérieure, qui faisait 
songer à la veilleuse sous l'albâtre» Ce qu'il y avait d'un 
peu laborieux dans ce talent si élevé se reflétait, pour 
ainsi dire, dans l'illumination graduelle de cette tète pen- 
sive. La note dominante pourtant, c'était une tristesse 
résignée, intelligente, sereine; la tristesse d'un homme 
trop pénétré de la supériorité de l'idéal qu'il rêve sur 
l'œuvre qu'il exécute, ou froissé du peu de proportion du 
travail où il seconsu;ne avec les inconstances de la gloire 
humaine et les injustices du pubhc. 

Jamais je n'avais mieux compris, qu'en regardant 
F. Halévy, que les grands artistes se divisent en deux 
classes : ceux qui ont reçu du ciel un don spécial, une 
vocation particulière et exclusive, et que l'on ne peut se 
figurer appliquant à un autre art leurs facultés et leur 



F. HALÉVY. 5 

étude ; et ceux qui, plus compréhensifs, moins concen- 
trés sur un point, doués d'aptitudes plus variées, ont 
excellé dans un art, tout en faisant d'heureuses excur- 
sions à droite ou à gauche et en nous laissant deviner 
qu'ils auraient presque également réussi ailleurs. Ainsi, 
pour nous en tenir à quelques noms modernes, bien que 
M. Ingres soit, dit-on, absorbé en ce moment par sa di- 
gnité de sénateur, qu'il ne rêve plus que rapports et bu- 
reaux, et déplore le dernier catarrhe qui l'a éloigné du 
Luxembourg pendant l'importante discussion de l'adresse, 
il semble que M. Ingres n'a été et ne pouvait être que 
peintre, et on ne saurait se l'imaginer autrement que le 
pinceau à la main : Paul Delaroche, au contraire, beau- 
coup moins peintre peut-être, aurait été un historien ou 
un moraliste éminent ; Félicien David n'a pas, nous le 
croyons, une portée bien étendue et de bien vives échap- 
pées hors de cet étroit et charmant domaine où il règne 
en maître, où il a recueilli les fines mélodies du Désefi't^ 
la déUcieuse Orientale de LaMa-Rotikh ; tandis que Meyer- 
beer, s'il n'avait mieux aimé écrire, en dépit de Henri 
Heine, le quatrième acte des Huguenots^ eût été un diplo- 
mate de première force. 

Évidemment Halévy appartenait à cette race méditative 
et complexe pour laquelle tel ou tel art n est que la con* 
centration énergique^ l'application par excellence de fa- 
cultés éparses et diverses. Survienne une circonstance 
favorable ou une nécessité impérieuse^ ces talents n'ont 
que très-peu à faire pour s'ajuster à un autre cadre et se 
révéler sous une autre forme. Nommé secrétaire perpétuel 
de l'Académie des beaux-arts, Halévy se trouva dès le 



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DERNIÈRES 

SEMAINES 

LITTÉRAIRES 



F. HALÉVY 

LITTÉRATEUR ET ROMANCIER* 



1*' mars 1865. 
A la fin dejuillet 185. j'étais à Dieppe, dans la rue, et de 
fort méchante humeur, parce que ma mauvaise étoile 
m'avait conduit dans un hôtel où Ton faisait payer cinq 
sols par chaque coup de sonnette, et où la chambre comp- 
tait double quand on avait l'impertinence de ne pas dîne^ 
à la table d'hôte. J'étais plongé dans de mélancoliques 
réflexions sur le désaccord des bains de mer avec la mé- 
diocrité des fortunes, et je regrettais de n'être pas Anglais, 
auteur dramatique ou simplement millionnaire, quand mon 
compagnon de voyage s'écria : Tiens! voilà Halévy! 

* Souvenirs et portrails. — Dernière souvenirs et portraits, 

1 



2 DERNIERES SEMAINES LITTERAIRES. 

C'était la première fois que je voyais de près l'auteur 
de la Juive. Je fus frappé de l'air de tristesse spirituelle 
et bienveillante répandu sur son visage. Au premier 
abord, ce visage semblait vulgaire, et Halévy ajoutait 
encore à cette impression par celte insouciance d'allures 
et cette négligence de costume familières aux travailleurs 
et aux artistes. Pour le passant, pour le curieux superficiel, 
rien ne le distinguait d'un notaire en voyage ou d'un avoué 
en vacances. D'épaisses lunettes — moins larges pourtant 
que celles de M. Thiers, — interceptaient ce rayonne- 
ment du regard, qui est à la figure ce que le soleil est au 
paysage. Mais bientôt le cbarme de sa parole réagissait 
sur l'ensemble de sa physionomie. Son œil, fortement en- 
châssé sous l'arcade sourcilière, s'accordait bien avec son 
sourire pâle et doux. Son front large et bombé, plein et 
ferme, s'éclairait d'une lumière intérieure, qui faisait 
songer à la veilleuse sous l'albâtre» Ce qu'il y avait d'un 
peu laborieux dans ce talent si élevé se reflétait, pour 
ainsi dire, dans l'illumination graduelle de cette tête pen- 
sive. La note dominante pourtant, c'était une tristesse 
résignée, intelligente, sereine; la tristesse d'un homme 
trop pénétré de la supériorité de l'idéal qu'il rêve sur 
l'œuvre qu'il exécute, ou froissé du peu de proportion du 
travail où il seconsu;ne avec les inconstances de la gloire 
humaine et les injustices du pubhc. 

Jamais je n'avais mieux compris, qu'en regardant 
F. Halévy, que les grands artistes se divisent en deux 
classes : ceux qui ont reçu du ciel un don spécial, une 
vocation particulière et exclusive, et que l'on ne peut se 
figurer appUquant à un autre art leurs facultés et leur 



F. HALÉYY. 5 

étude ; et ceux qui, plus compréhensifs, moins concen- 
trés sur un point, doués d'aptitudes plus variées, ont 
excellé dans un art, tout en faisant dlieureuses excur- 
sions à droite ou à gauche et en nous laissant deviner 
qu'ils auraient presque égalenrient réussi ailleurs. Ainsi, 
pour nous en tenir à quelques noms modernes, bien que 
M. Ingres soit, dit-on, absorbé en ce moment par sa di- 
gnité de sénateur, qu'il ne rêve plus que rapports et bu- 
reaux, et déplore le dernier catarrhe qui Ta éloigné du 
Luxembourg pendant Timportanle discussion de l'adresse, 
il semble que M. Ingres n'a été et ne pouvait être que 
peintre, et on ne saurait se l'imaginer autrement que le 
pinceau à la main : Paul Delaroche, au contraire, beau- 
coup moins peintre peut-être, aurait été un historien ou 
un moraliste éminent ; Félicien David n'a pas, nous le 
croyons, une portée bien étendue et de bien vives échap- 
pées hors de cet étroit et charmant domaine où il règne 
en maître, où il a recueilli les fines mélodies du Désert, 
la délicieuse Orientale de Lalla-Roiikh ; tandis que Meyer- 
beer, s'il n'avait mieux aimé écrire, en dépit de Henri 
Heine, le quatrième acte des HugiLenots^ eût été un diplo- 
mate de première force. 

Évidemment Halévy appartenait à cette race méditative 
et complexe pour laquelle tel ou tel art n'est que la con* 
centration énergique, l'application par excellence de fa- 
cultés éparses et diverses. Survienne une circonstance 
favorable ou une nécessité impérieuse^ ces talents n'ont 
que très-peu à faire pour s'ajuster à un autre cadre et se 
révéler sous une autre forme. Nommé secrétaire perpétuel 
de l'Académie des beaux-arts, Halévy se trouva dès le 



3 

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DERNIÈRES 

SEMAINES 

LITTÉRAIRES 



F. HALÈVY 

LITTÉRATEUR ET ROMANCIER* 



1*' mars 1863. 
A lafindejuilletl85. j*étais à Dieppe, dans la rue, et de 
fort méchante humeur, parce que ma mauvaise étoile 
m'avait conduit dans un hôtel où Ton faisait payer cinq 
sols par chaque coup de sonnette, et où la chambre comp- 
W double quand on avait l'impertinence de ne pas dîne^ 
à la table d*hôte. J'étais plongé dans de mélancoliques 
réflexions sur le désaccord des bains de mer avec la mé- 
diocrité des fortunes, et je regrettais de n*être pas Anglais, 
auteur dramatique ou simplement millionnaire, quand mon 
compagnon de voyage s'écrîa : Tiens ! voilà Halévy 1 

* Souvenirs et porfrails, — Derniers souvenirs et portraits» 

1 



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3 

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DERNIÈRES 

SEMAINES 

LITTÉRAIRES 



1 
F. HALÉVY 

LITTÉRATEUR ET ROMANCIER* 



1*' mars 1863. 
A lafin de juilletlSS. j'étais à Dieppe, dans la rue, et de 
fort méchante humeur, parce que ma mauvaise étoile 
m'avait conduit dans un hôtel où Ton faisait payer cinq 
sols par chaque coup de sonnette, et où la chambre comp- 
tait double quand on avait Timpertinence de ne pas dîne^ 
à la table d'hôte. J'étais plongé dans de mélancoliques 
réflexions sur le désaccord des bains de mer avec la mé- 
diocrité des fortunes, et je regrettais de n'être pas Anglais, 
auteur dramatique ou simplement millionnaire, quand mon 
compagnon de voyage s'écria : Tiens! voilà Halévy! 

* Souvenirs et portraits* — dernière souvenirs et portraits, 

1 



2 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

C'était la première fois que je voyais de près l'auteur 
de la Juive. Je fus frappé de Tair de tristesse spirituelle 
et bienveillante répandu sur son visage. Au premier 
abord, ce visage semblait vulgaire, et Halévy ajoutait 
encore à cette impression par celte insouciance d'allures 
et cette négligence de costume familières aux travailleurs 
et aux artistes. Pour le passant, pour le curieux superficiel, 
rien ne le distinguait d'un notaire en voyage ou d'un avoué 
en vacances. D'épaisses lunettes — moins larges pourtant 
que celles de M. Thiers, — interceptaient ce rayonne- 
ment du regard, qui est à la figure ce que le soleil est au 
paysage. Mais bientôt le cbarme de sa parole réagissait 
sur l'ensemble de sa physionomie. Son œil, fortement en- 
châssé SOUS l'arcade sourciUère, s'accordait bien avec son 
sourire pâle et doux. Son front large et bombé, plein et 
ferme, s'éclairait d'une lumière intérieure, qui faisait 
songer à la veilleuse sous l'albâtre» Ce qu'il y avait d'un 
peu laborieux dans ce talent si élevé se reflétait, pour 
ainsi dire, dans l'illumination graduelle de cette tête pen- 
sive. La note dominante pourtant, c'était une tristesse 
résignée, intelligente, sereine; la tristesse d'un homme 
trop pénétré de la supériorité de l'idéal qu'il rêve sur 
l'œuvre qu'il exécute, ou froissé du peu de proportion du 
travail où il seconsu;ne avec les inconstances de la gloire 
humaine et les injustices du public. 

Jamais je n'avais mieux compris, qu'en regardant 
F. Halévy, que les grands artistes se divisent en deux 
classes : ceux qui ont reçu du ciel un don spécial, une 
vocation particuhère et exclusive, et que l'on ne peut se 
figurer appUquant à un autre art leurs facultés et leur 



F. HALEVY. 5 

étude ; et ceux qui, plus compréhensifs, moins concen- 
trés sur un point, doués d'aptiludes plus variées, ont 
exeellé dans un art, tout en faisant d*heureuses excur- 
sions à droite ou à gauche et en nous laissant deviner 
qu'ils aiuraient presque égalenrient réussi ailleurs. Ainsi, 
pour nous en tenir à quelques noms modernes, bien que 
M. Ingres soit, dit-on, absorbé en ce moment par sa di- 
gnité de sénateur, qu'il ne rêve plus que rapports et bu- 
reaux, et déplore le dernier catarrhe qui l'a éloigné du 
Luxembourg pendant l'importante discussion de l'adresse, 
il semble que H. Ingres n'a été et ne pouvait être que 
peintre, et on ne saurait se l'imaginer autrement que le 
pinceau à la main : Paul Delaroche, au contraire, beau- 
coup moins peintre peutrétre, aurait été un historien ou 
un moraliste éminent ; Félicien David n'a pas, nous le 
croyons, une portée bien étendue et de bien vives échap- 
pées hors de cet étroit et charmant domaine où il régne 
en maître, où il a recueilli les fines mélodies du Désert, 
la délicieuse Orientale de Lalla-Roiikh ; tandis que Meyer- 
beer, s'il n'avait mieux aimé écrire, en dépit de Henri 
Heine, le quatrième acte des Huguenots^ eût été un diplo- 
mate de première force. 

Évidemment Halévy appartenait à cette race méditative 
et complexe pour laquelle tel ou tel art n'est que la con« 
centration énergique, l'application par excellence de fa- 
cultés éparses et diverses. Survienne une circonstance 
favorable ou une nécessité impérieuscj ces talents n'ont 
que très-peu à faire pour s'ajuster à un autre cadre et se 
révéler sous une autre forme. Nommé secrétaire perpétuel 
de l'Académie des beaux-arts, Halévy se trouva dès le 



4 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

premier jour au niveau de ces fonctions qui exigent un 
esprit si souple, des connaissances si variées, et le don 
si rare de rendre attrayantes par le charme ou le piquant 
des détails bien des pages abstraites ou érudites. Il y dé- 
ploya des qualités remarquables d'écrivain, de biographe 
et de penseur, de singulières aptitudes d'assimilation et 
d'analyse ; parlant aussi bien du sculpteur Simart, du 
peintre Paul Delaroche et de l'architecte Fontaine, que 
des musiciens Adolphe Adam et George Onslow ; se sur- 
passant enfin dans deux morceaux que l'on ne saurait 
lire sans émotion : Mozart et surtout Adolphe Nourrit, 
Comme tel, Halévy est justiciable de la critique littéraire : 
il nous appartient aussi comme romancier : ceci me ra- 
mène à Dieppe et à mon histoire. 

— Où allez- vous, maître? dit mon compagnon à Halévy, 
qu'il connaissait assez intimement. 

— Je vais au Tréport, ou plutôt je me sauve... je m'en- 
fuis... je ne suis pas assez riche pour rester à Dieppe... 

Pas assez riche pour rester à Dieppe ! l'homme émi- 
nent, arrivé à l'apogée de son talent et de sa gloire, 
l'auteur de vingt opéras applaudis et de vingt autres qui 
auraient mérité de l'être; un des deux chefs de l'École 
française, le secrétaire perpétuel d'une Académie, le com- 
positeur célèbre dans le monde entier, l'artiste à qui nous 
avions dû de si douces heures... pas assez riche! Et il 
disait cela comme une chose toute simple, sans s'irriter, 
s'étonner ni se plaindre ! Je rentrai en moi-même, face à 
face avec mon obscurité et ma petitesse ; j'eus honte de 
ma vanité, de ma mauvaise humeur, de ma révolte contre 
les coups du sort et les coups de sonnette, de mes colères 



F. HÀLÉVY. 5 

contre les éditeurs et les Reviewers qui s'obstinaient, 
les insensés ! à ne pas changer mon écritoire en Sacra- 
mento ou en Pactble. 

En ce moment, comme pour donner à ma douloureuse 
•surprise une expression pleine de couleur locale, deux 
Anglais passèrent, lorgnèrent la mer, et dirent : Oh! 

— Mais, reprit Halévy, si vous voulez un appartement 
assez joli et pas trop cher, allez rue Duquesne, derrière 
le marché... de très-braves gens... au second, une belle 
vue... Je viens de m'y reposer quelques heures, et le lo- 
gement doit être libre. 

Nous courûmes à l'adresse indiquée : un quart d'heure 
après, j'étais établi dans la chambre qu'Halévy avait oc- 
cupée dans la matinée. En installant mon petit bagage, 
j'aperçus, sous la commode, une feuille de papier qui s'é- 
tait glissée entre le parquet et le tiroir inférieur : je la 
ramassai machinalement ; elle était froissée, chiffonnée, 
couverte de poussière. Je parvins cependant à y lire, à 
travers un dédale de ratures et de surcharges, quelques 
phrases écrites au crayon : 

« Très-embarrassé : je ne sais plus comment finir... Si 
je faisais d'Orazia un admirable sujet magnétique? Rosen- 
wald, magnétiseur de premier ordre, aurait acquis sur 
elle une puissance sans limites ; mais, par un secret de 
son art, il aurait appris que, si Orazia se marie, elle lui 
échappe... De là ses précautions extraordinaires pour la 
dérober aux poursuites passionnées du baron Gustave de 
Slora... Non, cela ne vaudrait rien... Alexandre Dumas a 
usé et abusé.du magnétisme dans le roman... il faut cher- 
cher autre chose... Veine épuisée... Voyons! si Rosen- 



6 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

wald, à qui je puis donner quinze ou vingt ans de plus 
qu'au baron de Slora, et qui d'ailleurs, eh digne élève de 
Joseph Balsanfïo, peut être plus jeune que son âge, si 
Rosenwald était le père d'Orazia?... il l'aurait eue dune 
jeune fdle de haute naissance, dont la famille, toute-puis- 
sante à Vienne, poursuivrait le séducteur pour le punir 
et l'enfant pour la faire disparaître... De là renlèvement 
d'Orazia par Marielta la Vénitienne, son déguisement en 
bohémienne, ses voyages à travers l'Allemagne et le 
Tyrol... De là aussi, dix ans plus tard, les transes de Ro- 
senwald, qui craint que le baron de Stora» avant ou après 
son mariage avec Orazia, ne découvre le secret de sa 
naissance, et... non, cest mauvais, cela sent le mélo- 
drame... C'est donc bien difficile! qui débrouillera l'éche- 
veau?... Le commencement allait si bien!... » Le reste 
était tout à fait illisible. 

Je ne comprenais guère : rien ne me prouvait d'ailleurs 
que ces notes fussent d'Halévy. Dieppe, au mois de juil- 
let, est une succursale de Paris : ce logement pouvait 
avoir été occupé par un romancier aux abois, qui, trop 
pressé de se jeter, d'après le précepte d'Horace, in mé- 
dias reSf avait été arrêté net par les complications de son 
sujet, au vingtième feuilleton de son dixième volume. J'y 
fis donc peu d'attention à cette époque : mais en lisant 
avec un intérêt respectueux et sympathique le dernier vo- 
lume d'Halévy, Derniers Souvenirs et PortraitSy je me 
suis tout à coup retrouvé en pays de connaissance ; j'ai vu 
défiler devant moi ces noms romantiques de Rosenwald» 
-d'Orazia, du baron de Stora,/et j'ai compris le sens des 
phrases sans suite, crayonnées sur ce mauvais mor- 



F. HALÉVY. 7 

ceau de papier qui devenait un autographe. Jugez-en. 

Halévy, musicien supérieur, doué de précieuses fa- 
cultés littéraires, avait lu et relu les beaux contes d'Hoff- 
mann. Sans nul doute, il avait été frappé du parti im- 
mense que la musique et la littérature romanesque 
pouvaient tirer l'une de Tautre , pourvu que Ton tînt 
compte des différences qui existent entre l'esprit français 
et l'imagination allemande, et que l'on ne nous offrît, en 
fait de fantastique, que ce que nous pouvons accepter. 
C'est dans ces conditions qu'il esquissa le plan et écrivit 
les premières parties du Baron de Stora. 

Pour bien apprécier ce récit, qui aurait eu les propor- 
tions d'un roman, il ne faut pas le juger comme on juge- 
rait une œuvre de Balzac ou de George Sand. N'oublions 
pas que c'est un grand musicien qui écrit; que, dans sa 
pensée, la musique doit rester souveraine, et que les 
incidents, les personnages, les diverses scènes du drame, 
forment une sorte de chœur^ un groupe obéissant et em* 
pressé autour de ce trône harmonieux. Dès lors les vul- 
garités se rehaussent, les invraisemblances s'effacent, 
les ombres s'illuminent, les caractères s'accentuent ; tout 
s'éclaire, pour ainsi dire, d'une lumière mélodieuse, et 
subit cette espèce de transformation dont les composi- 
teurs ont le secret, et qui verse à flots la poésie et la pas- 
sion là où M. de Jouy n'avait su mettre que des niaiseries 
emphatiques et M. Scribe des habiletés banales. Seule- 
ment cette fois, — et c'est là l'originalité du Baron de 
Stora^ — cette métamorphose, si fréquente, si visible 
dans Guillaume Tell, dans les Hv^uenotSj dans la Vestale, 
au lieu de s'opérer en passant d'un art dans un autre. 



8 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

s*accomplit sur place, dans la littérature même, par le 
seul contact de la pensée musicale avec les personnages 
et les incidents du récit. 

Le baron Gustave de Stora mène à Paris la vie de dilet- 
tantisme et de plaisir. Il est jeune, riche, beau, généreux, 
aimable, et tous les sourires des existences heureuses 
rayonnent autour de son front couronné de fleurs prih- 
lanières. Il a un maître de chant, nommé Dardanelli, et 
un ami, Etienne de Rosenwald : deux figures originales, 
deux singuliers acteurs de la comédie humaine, dont 
chacun a sa manie. Rosenwald est un magicien, un Ca- 
gliostro, à qui il est arrivé une fois, par hasard, de chan- 
ger du charbon en diamant, et qui poursuit la réalisation 
du grand-œuvre avec accompagnement de magnétisme. 
Dardanelli est un vieux virtuose du Théâtre-Italien, qui 
chante horriblement faux, avec une oreille impitoyable- 
ment juste, et il fallait unir, comme Halévy, le tact de 
l'écrivain à la science du maître, pour nous intéresser 
aussi vivement à cette lutte entre l'oreille et le larynx, 
sans tomber dans le technique. Tout ce chapitre est char- 
mant : c^est de THofTmann français. Le baron de Stora 
est invité à une soirée musicale chez Dardanelli, et il y 
amène Rosenwald, malgré sa répugnance pour la musi- 
que. Là il rencontre une mystérieuse jeune fille d'une 
merveilleuse beauté, d'une voix incomparable, qui chante 
la divine romance de Guillaume Tell: « Somb^^es forêts,,^,) 
de manière à incendier les arbres, à attendrir les tigres 
et à ensorceler les lions. En la voyant, en l'écoutant, 
Gustave de Stora éprouve une de ces émotions qui, dans 
l'espace de quelques secondes, anéantissent le passé et 



F. HALÉVY. 9 

fixent Tavenir d'un jeune homme romanesque; mais il se 
trouve que le comte de Rosenwald est aussi ému que lui 
et parait avoir des droits antérieurs, sinon sur le cœur, 
au moins sur la destinée de la belle inconnue (Incognita, 
elle n a pas d'autre nom chez Dardanelli). 

Le trouble de son ami Gustave ne lui a pas échappé, 
et, en sortant, il le supplie de ne pas poursuivre une 
aventure qui aurait pour eux et pour elle les plus funestes 
conséquences. Cette scène nocturne sur le pavé de Paris, 
cette conversation entre deux amis menacés de devenir 
rivaux, a quelque chose de vague et d*inquiétant qui est 
d'un excellent effet, et que Halévy aura comparé sans 
doute à ces notes plaintives ou irritées qui grondent ou 
gémissent dans l'orchestre, pendant que le ténor innamo- 
rato chante sous le balcon de sa bien-aimée. Voici qui 
vaut mieux encore : Rentré chez lui, le baron de Stora ne 
peut s'endormir, et, après une nuit agitée, il se met à 
son piano. Sous une de nos plumes exclusivement litté- 
raires, la situation ne serait pas neuve, et elle amènerait 
très-probablement des lieux communs, compliqués d'hé- 
résies musicales. L'auteur du Baron de Stora^ se retrou- 
vant dans §on élément, s'est inspiré de cette scène pour 
écrire deux ou trois pages d'une grande beauté, où la 
question si souvent débattue de la mélodie et de l'harmo- 
nie, les rapports de la musique avec les phénomènes les 
plus subtils de l'imagination et de l'âme, sont traités de 
main de maître. On comprend que les mystérieuses in- 
stances du comte de Rosenwald n'aient réussi qu'à surex- 
citer la passion de Gustave de Stora, et le voilà lancé, à 
toute vapeur, à la recherche de son inconnue ! 

1. 



10 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

11 a pour premier complice Dardanelli lui-même, trop 
obligeant pour décourager un élève aussi généreux, et 
pour seconde auxiliaire une certaine Ârmide, créature 
assez fantasque, ancienne cantatrice devenue diseuse de 
bonne aventure. Surpris et entravé une première fois 
dans ses poursuites par Tinquiet Rosenwald, le baron ne 
tarde pas à découvrir la piste, qui le conduit, déguisé en 
accordeur de pianos, dans un couvent de Saint-Germain 
où son héroïne se tient cachée. Une série d'incidents ro- 
manesques, égayés de détails amusants et comiques, finit 
par placer Gustave et Tinconnue en présence l'un de 
Tautre, dans une sorte de villa enchantée, dont la suze- 
raine, madame d'Elby, est une vieille amie de Gustave 
et de sa mère. Malgré son grand âge, madame d'Elby n a 
pas renoncé aux plaisirs et aux arts, et elle profite du 
prochain mariage de sa petite-fille Âdrienne, pour pré- 
parer des fêtes magnifiques où la musique jouera le 
principal rôle. Ce chapitre est frais, lumineux comme le 
printemps et la jeunesse ; on y sent passer le souffle des 
journées heureuses, Fécho des amoureuses mélodies, un 
vague reflet de Watteau pu de Bocace, corrigés et purifiés 
par la musique. 

Gustave, accueilli, choyé comme Tenfant de la maison, 
nommé ordonnateur de ces fêtes intelligentes, traité par 
Taimable Adrienne avec une familiarité fraternelle, est 
d'autant plus content de ces bonnes fortunes, que Vlnco- 
gnita^ devenue F amie intime et la compagne d'Adrienne, 
embellit de sa présence le château de madame d'Elby, et 
doit représenter Eurydice dans le divertissement annonce. 
Elle est là, plus jolie, plus mélancolique, plus mysté- 



F. IIALÉYY. M 

rieuse qu« jamais, sous les yeux enivrés du baron de 
Stora. C'est alors qu'à la faveur d'une répétition et d'un 
ballet qui détournent l'attention générale^ elle s'enferme 
avec Adrienne et Gustave, et leur raconte ce qu'elle sait 
de son histoire. 

Le commencement de cette histoire est fait pour mettre 
en appétit les amateurs d'aventures : Orazia, — c'est le 
nom de la jeune fille, — a été déposée tout enfant au 
bord des lagunes par une mère qui désirait garder l'ano- 
nyme. Recueillie par les bonnes sœurs d'un couvent voi- 
sin, elle y passe quelques douces années, entre les soins 
affectueux des religieuses dont elle est la benjamine, et le 
dévouement sans bornes d'une brave femme du peuple, 
nommée Marietta. Tout à coup, une nuit, Harietta enlève 
Orazia, que menace, à ce que l'on peut croire, quelque 
danger formidable. Elle la fait changer de vêtements, 
l'habille en bohémienne, et nous les voyons, quelques 
jours après, dans une fête de village, chantant leurs plus 
beaux airs vénitiens ou napolitains, qui leur valent une 
ample récolte de petite monnaie. On conçoit que la cu- 
riosité de la pauvre Orazia, au début de cette pérégrina- 
tion bizarre, soit portée à son comble : celle, de ses deux 
auditeurs, Adrienne et Gustave, est violemment excitée 
par les premières phases de ce récit : celle du lecteur ne 
l'est pas moins, et j'ajoute que la mienne marque le 
même degré de température. Malheureusement, le roman 
finit là. Nommé secrétaire perpétuel de l'Académie des 
beaux-arts, Halévy, nous disent ses éditeurs, fut absorbé 
par ce surcroît de travaux (l'on sait s'il s'en acquittait 
en conscience), et il abandonna le Baron de Stora, 



12 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

Est-ce bien là la vraie ou la seule cause de cet aban- 
don? N'est-il pas permis de croire qu*Halévy, qui, après 
tout, n'était pas du métier, Halévy, qu'avaient très-juste- 
ment séduit la couleur musicale et les perspectives 
idéales de son sujet, désespéra, arrivé à ce point de son 
récit, de débrouiller ce peloton de fil, de nous expliquer 
les antécédents d'Orazia, sa situation vis-à-vis de Rosen- 
' wald, les mystères de sa naissance, de son enlèvement, de 
sa captivité à Sainl*Germain, des précautions prises par 
elle et autour d'elle pour la dérober à tous les regards» 
jusqu'au moment où nous la retrouvons chez madame 
d'Elby ? L'aurait-il mariée? Les singularités douloureuses 
de sa destinée auraient-elles prévalu contre l'amour de 
Gustave? Y aurait-il eu collision et duel entre Rosenwald 
et le baron de Stora? Le champ est ouvert aux conjec- 
tures. 

Il est bien entendu, n'est-ce pas, que rien n'est vrai 
dans mon histoire de Dieppe, excepté ma rencontre avec 
Halèvy dans une des rues de la ville et Timpression pro- 
fonde que produisit sur moi cette mélancolique et spiri^ 
tuelle figure. Si je me suis permis cette niaise fiction de 
feuille de papier trouvée dans une chambre d'auberge, 
c'est d'abord pour exprimer le travail d'imagination qui 
s'accomplit chez le lecteur désappointé par la brusque 
interruption de cet attrayant récit ; c'est ensuite pour 
demander si, parmi nos musiciens -Httërateurs (et nous 
n'aurions que l'embarras du choix), il n'y aurait pas un 
homme de bonne volonté, disposé à faire pour le Baron 
de StorUy d'Halévy, ce qu'Halévy lui-même fît, en 1835, 
pour le Lwdot'ic d'Hérold, dont il termina la partition. Le 



F. lîALÉVY. 15 

Baron de Stora a plus de cent cinquante pages, occupe 
plus de la moitié du volume et renferme des parties très- 
remarquables : on y découvre, sous une forme romanes- 
que, cette alliance de la musique et de la littérature, qui 
caractérisa le talent d'Halévy. Rappelons-nous aussi qu*il 
en est, en pareil cas, des ouvrages de Tesprit conune des 
édifices. Un sentiment tendre et triste s'attache à ceux 
que la mort ou le caprice de l'architecte a laissés inache- 
vés; mais bientôt Fherbe croît à travers les pierres dis- 
jointes ; la pluie ruisselle le long des toits restés à décou- 
vert; les murs se lézardent et s'écroulent ; le salpêtre 
ronge les corniches et les moulures. Ce n'est plus même 
une ébauche; c*est une ruine, la plus affligeante de 
toutes, la ruine de ce qui a été rêvé sans être fait. Voilà, 
ce me semble, bien des raisons qui militent «en faveur de 
ma requête. 

Il ne me reste que bien peu de place pour parler du 
plus touchant de tous les morceaux que contient cet in- 
téressant volume. J'ai nommé Adolphe Nourrit. Halévy 
nous donne quelques lettres inédites de ce grand et mal- 
heureux artiste, écrites à l'époque où commençait cette 
crise qui se termina, à Naples, d'une manière si tragique. 
On y sent les progrès et les ravages de cette maladie mo- 
rale contre laquelle Nourrit lutta avec l'énergie et la 
bonne foi d'une âme sincèrement religieuse, et qui finit 
par triompher. Quel cruel despote que l'art,- toujours 
prêt, comme les tyrans de Rome ou du moyen âge, à 
mêler un poison subtil à ses philtres enivrants ou aux 
roses de ses festins! Qu'il est triste de penser que ces 
organisations privilégiées, ces personnifications poétiques 



14 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

OU musicales de nos plus doux rêves peuvent être acca- 
blées sous leurs propres richesses et périr victimes de 
ces dons précieux qui les exaltent et nou& ravissent ! Il y 
a, dans la notice d'Halévy, une dignité, une douceur, une 
tristesse sympathique et pénétrante que Ton ne saurait 
assez louer. Puisque nous aimons à placer notre frivolité 
entre deux gardiens, la vérité politique et la vérité reli- 
gieuse, restons fidèle à celte habitude, et, le livre d*Ha- 
lévy à la main, évoquons, en finissant, deux souvenirs. 

Ce sont les excès de la Parisienne et de la Marseillaise 
qui préparèrent tous les malheurs de Nourrit, altérèrent 
la pureté de sa voix, et furent cause qu'à trente-cinq ans, 
au moment le plus radieux de son talent et de ses succès, 
il se sentit incapable d'entrer en lice avec Duprez. Il 
expiait ainsi l'erreur, le contre-sens, qui l'avait fait sortir 
en 1850 de son suave et pacifique domaine, pour s'asso- 
cier aux passions révolutionnaires, lui, l'artiste aristocra- 
tique, le favori de cette société brillante, écrasée entre 
deux pavés, lui, dont l'art, le théâtre, la gloire, la fortune 
eussent sombré dans le naufrage universel, si les pas- 
sions qu'il exprimait sur le théâtre avaient complété leur 
triomphe dans la rue. En regard de cette douloureuse 
image, rappelons une image plus consolante : Adolphe 
Nourrit était profondément religieux, non pas peut-être 
comme un théologien bien exact, mais comme une âme 
avide d'idéal. Limitation de Jésus-Christ était constam- 
ment sur sa table. Il ressort de la belle étude d'Halévy, 
qu'à l'heure du suicide sa raison et sa volonté n'existaient 
plus. Il a légué à la vie religieuse une de ses filles, Eugé- 
nie Nourrit, en religion sœur Marie-Joséphine de Nazareth. 



F. HALÉYY. 15 

Sœur Marie- Joséphine, priez pour voire malheureux père. 
Priez aussi pour tous ceux qui, sans être atteints au 
même degré que lui de la rnaV aiia qui la tué, sont ce- 
pendant tourmentés du défaut d'équilibre entre les facul- 
tés qui charment, mais qui égarent, et celles qui sonl 
comme le fond solide de l'âme, et lui donnent la force 
de lutter, de se résigner et de souffrir ! . 



II 



M. GUIZOT' 



8 mars 1863. 

Il y a des romans dans l'histoire, comme il en existe 
dans la vie réelle ; il ne s'agit que de savoir les trouver. 
Je dis roman dans Thistoire, et non pas roman historique^ 
ce qui est bien différent. Le roman historique est un 
bâtard légitimé, un Dunois de bonne maison et de mine 
engageante, qui traite avec l'histoire, sa majestueuse 
sœur aînée, de puissance à puissance. Il lui dit: « Je vais 
initier à vos enseignements et à vos souvenirs une foule 
de gens ignorants ou frivoles qui, sans moi, ne vous li- 
raient jamais; je servirai de trait d'union entre l'érudi- 
lion sérieuse et la légèreté mondaine. J'habituerai mes 
lecteurs à devenir les vôtres, à répéter les noms qui vous 
sont chers, à vivre de plain-pied avec vos personnages, et 
peut-être leur donnerai-je l'envie de les mieux connaître. 
Je réussirai à populariser auprès de la foule ce que vous 
aviez réservé pour l'élite ; — et qui sait? Si je tombe, par 

* Un projet de mariage royal. 



M. GUIZOT. 17 

hasard, entre les mains d'un homme de génie, si je me 
combine avec une époque de renouvellement littéraire qui 
vous invite à prendre part au mouvement universel, je 
pourrai bien, moi, futile enfant de l'aventure, contribuer 
à vous rendre plus vivante, plus pittoresque et plus attrac- 
tive, vous guérir de vos sécheresses de cœur, des préven- 
tions de votre esprit, des pruderies de votre goût, de 
votre pauvreté d'imagination et de vos pâles couleurs; 
dépouiller vos beautés séculaires, mais parfaitement con- 
servées, de ces ajustements de convention, de ces drape- 
ries, en calicot rouge, auxquelles il ne manque que des 
tringles pour ressembler à des rideaux d'auberge : je vous 
corrigerai de la déplorable manie de n*aborder vos sujets 
que par le haut, par les cimes glaciales et les têtes cou- 
ronnées, de n'en regarder que les côtés extérieurs et pu- 
blics, au lieu d*y chercher l'homme tout entier, à tous les 
étages de la vie sociale ; au Heu de pénétrer le sens intime 
des événements et des caractères, d'en mettre à nu les 
ressorts et de faire jaillir la lumière du dedans sur le 
dehors. Je briserai ce moule uniforme où vous modelez, 
de temps immémorial, vos rondeurs académiques, pour 
vous donner du sang, des nerfs, des muscles, des artères, 
toutes les saillies, tous les accidents, toutes les aspérités 
de cette vie humaine que vous représentez dans le passé 
en attendant que vous la retrouviez dans le présent. Je 
vous ferai sortir des routes impériales, des jardins ratis- 
ses, des allées droites, bordées de buis taillés en boule, 
pour vous introduire dans de beaux parcs anglais où de 
vrais arbres ombragent des eaux véritables, dans de frais 
sentiers, pleins de gazouillements et de verdure, où se ra- 



18 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

jeunira votre vieillesse, où vous apprendrez à vous récon- 
cilier avec la bonne nalure, à reconnaître combien Tair 
vif et pur, le grand air des champs et du bon Dieu 
est préférable à l'atmosphère factice des palais et des 
cours I 

c En revanche, ma noble sœur, service pour service : 
vous aurez bien, n'est-ce pas, quelques complaisances? 
Vous me permettrez bien de modifier et d'assouplir à ma 
guise les faits que vous racontez avec une exactitude sou- 
vent gênante : vous fermerez les yeux, s'il m'arrive de 
donner parfois des entorses à vos héros, de retrancher ou 
d'ajouter quelques centimètres à leur taille, d'enlaidir les 
uns, d'embellir les autres, de mettre du rouge sur une 
joue trop pâle, de faire sourire un visage austère, de 
noircir une honnête figure, d'abréger à ma convenance 
ce qui ferait longueur dans mes récits, de supprimer 
tel personnage inutile ou incommode à l'action de dé- 
ranger quelques-unes de vos dates qui rendraient mes 
amoureux trop âgés ou mes mariés trop jeunes, qui 
forceraient mes pères de venir au monde après leurs fils, 
et mes filles de donner à teter à leurs grand*mères. En- 
fin, vous ne vous fâcherez pas trop fort si je bouleverse 
votre territoire que je fertilise ; si, pour charmer et gros- 
sir mon auditoire, je fais dire et faire par vos acteurs le 
contraire de ce qu'ils ont fait et de ce qu'ils ont dit, si je 
tue les vivants, si je ressuscite les morts, si je rends odieux 
les bons, aimables les méchants, effrontées les femmes 
vertueuses, vertueux les gens sans pudeur, si je supplée, 
en un mot, à mon droit de naissance par mon droit de 
conquête, et si je vous traite, vous et les vôtres, comme 



M. GUTZOT. 49 

ces créations imaginaires dont je dispose à mon gré. Vous 
savez que Toffice des sœurs aînées est de cacher et 
d'adoucir les fredaines de leurs jeunes frères : rendez- 
moi ce service, ma docte sœur, et nous vivrons en bonne 
intelligence ! » 

Tel pourrait être le langage du roman historique, et 
c'est ainsi que, de conquêtes en usurpations, nous Favons 
TU passer de Walter Scott où le fœux, c'est-à-dire Y inventé^ 
sert à rendre la vérité plus intéressante et plus vraie, à 
M. Alexandre Dumas et à ses disciples, chez qui le vrai^ 
c'est-à-dire la date, révénement ou le personnage pris 
pour étiquette, ne sert qu'à rendre la fausseté plus fausse 
et le mensonge plus menteur : car le mensonge historique 
s'aggrave par l'augmentation numérique des gens qui y 
croient, par le prestige banal dont on l'entoure, et par la 
forme populaire qu'on lui donne. 

Ai-je besoin maintenant d'indiquer en quoi le roman 
historique, même le moins enclin à abuser de ses licen- 
ces, diffère du roman dans l'histoire, tel que l'a pratiqué 
à deux reprises et avec un talent égal H. Guizot ? 11 nous 
disait, il y a huit ans : 

« On veut des romans : que ne regarde-t-on de près à 
l'histoire? Là aussi on trouverait la vie humaine, la vie 
intime, avec ses scènes les plus variées et les plus drama- 
tiques, le cœur humain avec ses passions les plus vives 
comme les plus douces, et de plus un charme souverain, 
le charme de la réalité. J'admire et je goûte autant que 
personne l'imagination, ce pouvoir créateur qui, du néant 
tire des êtres, les anime, les colore et les fait vivre devant 
nous, déployant toutes les richesses de Tâme à travers 



20 DERJilÈUES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

toutes les vicissitudes de la destinée; mais les êtres qui 
ont réellement vécu, qui ont effectivement ressenti ces 
coups du sort, ces passions, ces joies et ces douleurs dont 
le spectacle a sur nous tant d'empire, ceux-là, quand je 
les vdis de près et dans l'intimité, m'attirent et me re- 
tiennent encore plus puissamment que les plus parfaites 
œuvres poétiques ou romanesques. La créature vivante, 
celte œuvre de Dieu, quand elle se montre sous ses traits 
divins, est plus belle que toutes les créations humaines, 
et, de tous les poètes, Dieu est le plus grand. » 

Je n'ai pu résister au plaisir de citer en entier ce beau 
passage, que j'avais déjà transcrit en 1855 S et qui servait 
alors de préambule à l'élude historique, intitulé: L'Awowr 
dans le Mariage, M. Guizot nous rappelle aujourd'hui ces 
lignes magistrales, au moment où il nous donne Vn Pro- 
jet de Mariage royal, c'est-à-dire, ajoute-t-il, une scène 
de haute comédie après une étude de tragédie politique. 

Ce n'est donc ni du roman proprement 4it, ni du roman 
historique qu'a voulu faire l'illustre écrivain : c'est de 
l'histoire vue de près, dans un cadre restreint, dans un 
épisode particulier, où rien n'est donné à l'imagination, à 
la fiction, mais où les choses se sont arrangées de manière 
à offrir un spectacle romanesque sur un théâtre purement 
historique. Ce spectacle était pathétique et tragique quand 
il nous montrait les nobles amours de lord et de lady Wil- 
liam Russel : il est comique et triste — deux mots qui ne 
s'excluent pas ; au contraire! — dans Vn projet de Mariage 
royal Réunit'il, au même degré, les éléments qui firent 

* Voir les Dernières Causeries littéraires j page 21. 



M. GUIZOT. 21 

lire avec avidité et réussir avec éclat V Amour dans le 
Mariage^ Nous ne le croyons pas, et, en exprimant 
ce doute, nous indiquons des nuances qu'il convient 
de préciser. 

Le roman historique a de graves défauts que nous ne 
vous avons pas dissimulés, et il peut arriver, nous l'avons 
vu, à être le plus effronté falsificateur de Thistoire ; mais, 
entre bonnes mains, il a le mérite d'extraire la quintes- 
sence de son sujet, d'en élaguer les scories, les détails 
oiseui, les personnages insignifiants, de couper court 
aux situations qui traînent, de supprimer ces redites de 
l'histoire, qui ne la font que plus semblable à la vie 
humaine, mais qui rappellent le mot de Shakspeare : « La 
vie est ennuyeuse comme un conte raconté deux fois.» — 
Par cela même qu'il accepte l'imagination pour alliée ou 
pour complice, il a le droit de concentrer la lumière sur 
les points culminants et les figures saillantes en laissant 
le reste dans l'ombre : il annule ce qu'il désespère d'as- 
souplir ; il crée, à côté des héros historiques, des héros 
imaginaires, et il trouve, dans ce contact ou dans ce con- 
traste, des effets dont profite la réalité pour nous sembler 
plus attrayante et Tinvention pour nous paraître plus 
réelle. Ici rien de pareil : un historien éminent découpe 
dans l'histoire et nous livre tel quel un chapitre, un épi- 
sode, qui est aussi intéressant qu'un roman, qui a de plus 
lavanlage de retracer des évéments qui ont eu lieu, des 
personnages qui ont vécu, mais qui ne possède, ni en 
bien, ni en mal, les artifices du roman. Cet inconvénient 
n'existait pas dans l'Amour dans le Mariage^ tant les 
deux figures principales dominaient toutes les autres; 



22 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

tant le jour se fixait sur ces deux pâles et austères visages ; 
tant les événements marchaient rapides vers la suprême 
catastrophe ! — 11 se fait sentir un peu plus dans Un projet 
de Mariage royal, dont les dimensions sont trois fois plus 
considérables, où abondent les accessoires, les détails se- 
condaires, les personnages inférieurs, et qui n'échappe 
pas toujours aux écueuils de la comédie politique, laquelle 
nous laisse froid quand elle n'est pas étincelanle. Il a fallu , 
pour atténuer ce désavantage, l'art, la maestria, la grande 
manière, le style de M. Guizot, et ce jaillissement de pen- 
sées saisissantes qui relèvent tout à coup le récit, comme 
ces éclairs qui, sillonnant un pays de plaine, lui prêtent 
subitement des aspects grandioses et poétiques. 

La scène s'ouvre au seuil du dix-septième siècle, qui 
n'est pas encore et qui ne promet même pas le grand 
siècle, puisque tous les grands acteurs du drame religieux, 
politique et guerrier sont descendus dans la tombe, sauf 
Henri IV, qui ne tarde pas à les suivre. L'on dirait que 
les intérêts s'amoindrissent en même temps que les carac- 
tères ; et cependant le débat est toujours le même : les 
trois grandes puissances européennes, l'Espagne, la 
France et l'Angleterre se disputent la suprématie ; cha- 
cune d'elles représente l'idée qui semble inhérente à son 
origine, à sa situation et à son génie : seulement en Es* 
pagne, les deux géants de l'absolutisme, les deux majes- 
tueux rêveurs de la monarchie universelle, Charles-Quint 
et Philippe II, sont remplacés par de pâles successeurs 
qui sont à peine des princes^ à peine des hommes : en 
Angleterre, les grands Tudors, comme dit M. Guizot, ont 
fait place aux Stuarts, nom tragique que l'on ne peut pro- 



M. GUIZOT. 

noncer sans évoquer de mélancoliques fantômes, n 

qui^ en la personne de Jacques 1", semble placer un int 

iTiède équivoque, pédantesque et bouffon entre Tom 

sanglante de Marie et le speclre de Charles I*^ EnFran 

la forte et nationale politique de Henri IV a ses ann 

d'hésitation et d* éclipse, en attendant qu'elle soit repi 

avec plus d'éclat et de vigueur par le cardinal de Rie 

lieu. L'Espagne et l'Angleterre, séparées par des abîm 

résument les deux termes extrêmes de l'immense h 

qui vient de diviser et qui divise encore l'Europe. 

France, restée catholique, mais ayant reçu de son 

converti le bienfait, jusqu'alors inconnu, de la liberté 

ligieuse, a, pour ainsi dire, une main posée sur le ce 

de chacune des deux puissances rivales : on la croii 

liée à l'une par la communauté de religion et le marii 

de son jeune souverain- avec une infante; mais, dam 

fait, elle penche vers l'autre, parce qu'elle comprend i 

sa grande affaire, pendant la phase qui s'ouvre, est 1 

baissement de celte monarchie superbe qui mena^ 

d'éteindre les autres États sous son ombre. 

Telles sont les positions respectives, esquissées à lar 
traits par M. Guizot : c'est sous ces. grandes couches 1 
toriques que les passions individuelles vont prendre 1 
source et leur cours, comme des ruisseaux sous des m 
ses granitiques. Dans cette partie engagée entre les ti 
royaumes, les enjeux sont, d'une part, le jeune Charl 
qui devient prince de Galles (1612) par la mort de Hei 
son frère aîné^ et que la Providence destinait à inscri 
lrente*sept ans plus tard, le nom funèbre de Charles 
aux premières pages du martyrologe royal ; d'autres pai 



24 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

rinfatite Marie, sœur cadette d'Anne d'Autriche, et la 
princesse Henriette, fille de Henri IV, sœur de Louis XIII, 
dont les grandeurs, les infortunes et les fautes devaient 
un jour s'absorber dans une merveille d'éloquence sacrée 
comme des atomes de poussière dans un rayon de soleil. 

Charles, dont le caractère et l'esprit offraient quelques- 
uns des défauts de son père, en différait par l'imagination 
et parle cœur : il était sérieux et romanesque. Il voulait 
trouver l'amour dans le mariage : quelle prétention pour 
un prince! M. Guizot dont le style a le privilège de s'as- 
souplir et de s'attendrir à mesure qu'il avance dans la 
vie, écrit ici quelques pages charmantes sur ces nobles 
victimes de la raison d'État, que leur grandeur attache 
aux tristes rivages de la politique et qui sont trop souvent 
forcées de lui sacrifier leurs secrètes préférences et leurs 
sentiments les plus chers; sacrifice d'autant plus doulou- 
reux, qu'il rapporte rarement ce qu'il coûte et que les 
froids calculs de la sagesse humaine, les graves intérêts 
cimentés par ces royales alliances, sont presque toujours 
déjoués parles événements, par des antipathies de race, 
des nécessités, de situation, plus fortes que tous les con- 
trats. On dirait que ces sympathies naturelles, ces chastes 
tendresses sans lesquelles le mariage n'est que le plus 
immoral et parfois le plus dégradant des marchés, pren- 
nent leur revanche et «e vengent de leurs humiliations 
passagères, en nous montrant cette raison inflexible et 
superbe, qui les a dédaignées et froissées, plus chimérique 
que leurs chimères et plus fragile que leur fragilité. 

Quoi qu'il en soit , Charles voulut savoir par lui-même 
s'il pourrait aimer cette jeune infante Marie, que parut 



M. GUIZOT. 25 

un moment lui destiner la politique, bien mal comprise, 
de r Angleterre el de l'Espagne. C'est alors qu'il entre- 
prit, avec le brillant et fastueux Buckingham, le favori de 
son père et le sien, cet aventureux voyage à Madrid, où 
son imagination romanesque bâtissait d'avance son palais 
en Espagne, et qui est, à vrai dire, le sujet du livre de 
M. Guizot. Tout alla bien d'abord ; l'aventure flattait l'or- 
gueil espagnol et s'accordait avec cet esprit de galanterie 
chevaleresque que les compatriotes du Cid enseignaient à 
leurs rivaux. Mais bientôt les impossibilités éclatèrent: on 
vitreparaitreFantagonismeentrele génie desdeuxpeuples, 
l'intérêt des deuxpuissances. La question religieuse et les 
lenteurs traditionnelles de la cour de Rome servirent à cou^ 
vrir les secrets desseins du roi d'Espagne, qui destinait tout 
baslamain del'Infanteàun prince catholique. Chaque jour 
aggravait et envenimait les incompatibilités d'humeur : 
Buckingham était l'homme le moins fait pour réussir au- 
près de cette cour que marquait encore de son empreinte 
le sombre fanatisme de Philippe II, incrusté dans les 
pierres de l'Escurial. La gravité castillane se révoltait de 
ses insolences, de sa futilité, de ses prodigalités folles, de 
son scepticisme moqueur, de la licence de ses mœurs, 
de ses allures d'homme à bonnes fortunes. Ce qu'il y eut 
enfin de plus décisif, c'est qu'en dépit des portraits don- 
nés ou reçus, des poésies de circonstance et des compli- 
ments de courtoisie, Charles n'aima pas assez l'Infante et 
ne se fit pas assez aimer d'elle pour que la question de 
sentiment pût prévaloir contre les autres difficultés. Dès 
lors il fut aisé de prévoir un dénoûment négatif, et le 
droit des gens, le droit international, à cette époque, 



26 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

était encore soumis à de telles intempéries, qu'ily eut un 
moment où le principal sujet de curiosité et d'inquiétude 
ne fut plus de savoir si le prince de Galles épouserait Tln- 
fanté d'Espagne, mais si les Espagnols laisseraient partir 
Charles sain et sauf, « après l'avoir offensé. » 

Tout cela est raconté par M. Guizot avec cette fermeté 
d'accent, cette justesse de ton, celte finesse de nuances, 
cette sûreté de main et de coup d'œil dont il a le secret. 
Mais les lenteurs de la cour d'Espagne, les lenteurs du 
saint-siége , Tinfériorité historique de presque tous ces 
personnages, lé peu de place que tiennent, en réalité, 
les sentiments des deux principaux intéressés à travers 
cette série de petits incidents et de petites figures, tout cet 
ensemble réagit sur l'esprit du lecteur et lui fait trouver 
dans le récit même quelque chose de l'uniformité et de 
la longueur de cette négociation sans issue. C'est la seule 
critique que nous puissions adresser, non pas à l'œuVre, 
mais au genre. Il est évident que la grande histoire, 
celle dont M, Guizot nous a donné de si beaux modèles, 
réduirait de beaucoup la part de ces épisodes et de 
ces acteurs secondaires, les forcerait de se serrer et 
de rentrer leurs coudes, et regarderait par-dessus leurs 
têtes les événements dont ils marquent un intermède. 
11 est clair aussi que le roman ferait, en sens inverse, 
un travail analogue, aurait soin d'écarter ou d'abréger 
tout ce qui u est pas de son ressort, mettrait en relief le 
côté chevaleresque et mystérieux de l'aventure, invente- 
rait des scènes d'amour, amènerait entre les deux amants 
de sentimentales rencontres, s'efforcerait, en un mot, 
d'amuser ses lecteurs en les trompant. L'auteur d'Un 



M. GUIZOT. 2T 

Projet de Mariage royal ne pouvait employer ni l'un ni 
l'autre de ces deux procédés. Découpant son épisode 
dans Fhistoire, il était obligé de donner à toutes les par> 
tiesune valeur que le sentiment des proportions eût né- 
cessairement diminuée dans une histoire générale : vou- 
lant rester exact et vrai, il ne lui était pas permis 
d'enrichir le roman aux dépens de la réalité. 

Au reste, le récit se relève après que Charles, entré 
dans tine nouvelle phase romanesque, a quitté TEspagne 
pour la France : tout marche alors, tout avance; il semble 
que la vivacité française se communique à ce qu'elle 
touche : et puis quels noms ! quels souvenirs ! quelles 
images ! Le dix-septième siècle qui grandit en devenant 
français de plus en plus ; Richelieu, qui entre en scène ; 
Henriette, spirituelle et souriante, tendant la main à 
Charles I" sans se douter des retours soudains dont Bos- 
suet parlera sur son cercueil ; Corneille qui commence, 
Condé qui approche, Buckingham à Tapogée de sa gloire 
frivole, moins dépaysé à Paris qu'à Madrid, et tombant, 
par une nuit étoilée, aux pieds d'Anne d'Autriche; 
Louis XIV qui ne. naquit que treize ans-plus tard, mais qui 
semble déjà tressaillir dans les flancs de sa mère et de la 
France. Les dernières pages de M. Guizot couronnent 
admirablement son récit. Le charme mélancolique et pé- 
nétrant qui s'en exhale, c'est comme l'adieu de toutes 
ces grandeurs qui s'égayent, à l'aube, sous un rayon fu- 
gitif de bonheur, d'amour et de jeunesse, et qui vont 
bientôt retomber dans leurs conditions providentielles 
d'expiation et de douleur. 

Saluons donc cet athlète infatigable, dont les efforis 



n DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

se multiplient et dont les forces s'accroissent à Tâge où 
les hommes ordinaires ne sont bons qu*à se reposer et à 
se taire. Les mauvais plaisants peuvent sourire (ils ont 
bien tort), quand on leur demande des regrets pour les 
agitations fécondes de la vie parlementaire; mais nul 
ne sourira, Dieu merci ! en présence d*une noble vie, 
d une sereine et laborieuse vieillesse qui nous donne un 
bel exemple de dignité morale et qui nous console de ses 
mécomptes à force de travail et de talent. 



m 



M. H. MERCIER DE LACOMBE* 



15 mars 1863. 

Nos causeries prennent leur bien où elles le trouvent : 
il y a des œuvres de circonstance ou d' à-propos, desti- 
nées à ne pas survivre à Tincident qui les a fait naître : 
il y a des écrits politiques d une valeur plus solide, mais 
qui, par la sévérité ou la négligence de la forme, décou«- 
ragentla critique littéraire. L'ouvrage de M. H. Mercier 
de Lacombe a d'autres conditions de vie et de durée : 
après avoir fixé l'attention des meilleurs juges et réuni 
les suffrages des plus sérieux esprits, après avoir ob- 
tenu lei plus rare des succès et offert le plus rare des 
mérites, celui de paraître en dire assez sur un sujet où il 
était si facile et si dangereux d'en trop dire, il lui reste 
encore à compter avec la littérature, dont il relève par 
l'éclat du style, le bonheur de l'expression, la magnifi- 
cence des horizons, la grandeur des souvenirs, et, le 
dirai-je? par le nom de Chateaubriand, — « le plus grand 

* U Mexique et les États-Unis. 



30 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

lettre du dix-neuvième siècle, » — que le jeune écrivain a 
très-habilement évoqué, et dont .la dernière pensée poli- 
tique fut pour TAmérique espagnole, comme sa première 
inspiration poétique était née dans les sauvages solitudes 
de la Louisiane et du Canada. 

Commençons par une brève analyse, et, pour plus de 
couleur locale, tâchons d'y déployer, avec la simplicité de 
la colombe, la prudence du serpent. Nous regrettons, 
avec M. H. de Lacombe, qu'une discussion libre et publi- 
que n'ait pas jeté sur l'expédition du Mexique assez de 
jour pour en éclairer le but, pour en fixer les limites, 
pour en régler les dépenses, pour en constater les périls, 
pour déterminer à la fois les inconvénients et les avan- 
tages, pour balancer, par les espérances qu'elle peut 
donner, les inquiétudes qu'elle donne. Mais enfin il ne 
s'agit plus aujourd'hui ni de controverser ce qui a 
échappé dès l'abord à la controverse, ni de s'accorder le 
triste plaisir de rappeler pour la millième fois la para- 
doxale coïncidence de cette guerre avec d'honorables 
aveux d'embarras financiers, de sincères projets de ré- 
forme et de sages promesses d'économie. Non : le Mexi- 
que est lire, il faut le boire; breuvage amer, auquel le 
vomito negro et la fièvre jaune mêlent leurs sinistres 
poisons ! 

Quel est, dans tout cela, le véritable intérêt de la 
France ? Comment aurait-on pu éviter ou comment pour- 
rait-on féconder ces sacrifices? Quelle est la part du 
vieux monde vis-à-vis de ce beau pays où éclate le dou- 
loureux contraste de la fertilité du sol et des splendeurs 
du paysage avec ces agitations stériles, ces défaillances 



Mi H. MERCIER DE LACOMBE. 5i 

des caractères et des lois, des institutions et des mœurs, 
CCS alternatives d'oppression et d'anarchie qui déshono- 
rent toutes ces beautés et ruinent toutes ces richesses? 
Quels rôles auraient dû se distribuer les divers États euro- 
péens, pour que ledevoir de chacun se conciliât avec l'avan- 
tage de tous? Dans quelle mesure est-il permis de prévoir 
et serait-il possible de conjurer l'absorption, plus ou 
moins lointaine, mais à peu près inévitable, du Mexique 
et de ses alentours par les Etats-Unis d'Amérique, par 
cette forte race anglo-saxonne, dont l'humeur conqué- 
rante, entravée par la guerre civile, reprendra tôt ou tard 
son cours? Quelle que soit l'issue de cette guerre fatale, 
qui ne gémirait en songeant que, si les séparatistes ont 
gain de cause, le Mexique est voué d'avance à devenir un 
jardin d'accHmatation de l'esclavage, et que, si l'Union 
américaine survit à cette crise, la conquête de ces im- 
menses territoires accroîtra, dans des proportions acca- 
blantes pour notre Europe, la puissance de cette formi- 
dable démocratie? 

On le voit, toutes ces questions valent bien qu'on s'en 
occupe, alors même qu'il faudrait, pour y réfléchir, né- 
gliger un peu le roman à la mode ou la pièce en vogue. 
Et remarquez que je n'en prends que l'aperçu général et 
incomplet, ne pouvant suivre M. Mercier de Lacombe 
dans tous ces détails qu'il étudie avec une sagacité de 
critique, une sûreté d'informations, une justesse de vues, 
un sentiment libéral et français, une sorte de divination 
historique et politique au-dessus de tout éloge. Ce qu'il y 
a de terrible dans cette affaire, c'est qu'on n'a que le choix 
des sujets de tristesse et d'alarme. Si l'on se détourne 



52 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

un moment de Timpasse mexicaine, de l'accroissement ou 
des discordes des États-Unis, on se trouve en face de 
l'Angleterre; de l'Angleterre que M. de Villèle, il y a 
quarante ans, signalait déjà, dans son rude et familier 
langage, comme prête « à avaler l'huître dont nous 
aurions. péniblement cassé les écailles; » de l'Angleterre 
qui, si le Sud séparé des États du Nord, et si le Mexique, 
échappé à l'influence française ou espagnole, lui arri- 
vaient un jour l'un portant l'autre, deviendrait infaillible- 
ment leur patronne sans y avoir dépensé un homme ou un 
schelUng, fixerait, selon son bon plaisir, les tarifs de son 
patronage, et ferait du Mexique un Portugal dans du 
coton, a un Portugal cotonnier et négrier, dit énergique- 
ment M. de Lacombe, végétant grassement sous la verge 
britannique. » 

Ainsi, développement excessif et inquiétant des États- 
Unis s'ils se remettent d'accord, scission tout au profit 
de la prépondérance anglaise et du maintien de, l'escla- 
vage, si le Sud, formant un État à part et le Mexique resté 
en république obéissent au vieil adage : « qui se ressemble 
s'assemble ; » littoral immense, pays admirable, terre 
aussi rich^. dans ses profondeurs qu'exubérante à sa sur- 
face, débouchés inappréciables, perdus pour la civilisa- 
tion et pour la France, inutilité de dépenses dont on ne 
saurait fixer le chiffre et de sacrifices dont on ne peut en- 
trevoir le terme, voilà les alternatives que nous signale 
M. Mercier de Lacombe, non pas par un stérile parti pris 
d'opposition et de pessimisme, mais en s'appuyant sur 
des faits, sur des documents, sur des preuves, en mettant 
la vraisemblance au service de la vérité, en faisant de son 



M. H. MERCIER DE LACOMBE. 53 

sujet un cercle dont le centre est au cimetière de la Vera- 
Gruz, dont la circonférence est partout, dans l'ancien et 
dans le nouveau monde. 

Il serait injuste, en effet', de ranger le jeune publiciste 
parmi ces alarmistes quand même, qui se contentent d'in- 
sister sur le mal sans avoir l'air de songer au remède. 
L'idée de M. de Lacombe, — et c'est aussi la nôtre, — 
est que le mieux eût été de laisser à l'Espagne, « qui peut 
encore être notre ennemie, mais ne peut plus être notre 
rivale, » le premier rôle, l'initiative et aussi les charges 
les plus lourdes de cette grave affaire; d'essayer si elle 
ne pourrait pas, à l'aide des vieilles affinités de race, de 
mœurs, de religion et de langage, restaurer un royaume 
de Mexique en plaçant un de ses princes sur ce nouveau 
trône : chance qui semblait sérieuse, lorsque la candida- 
ture de l'archiduc Maximilien est venue, sinon justifier 
tout à fait, au moins expliquer et rendre logiques la re- 
traite de l'Espagne et notre isolement. 

Il y a bien une objection dont ne se font pas faute les 
adversaires d'une Restauration espagnole au Mexique: 
c'est la haine traditionnelle, l'implacable rancune qui 
remonte à la conquête, qui s'est perpétuée à travers des 
siècles d'oppression et que l'on découvrirait encore toute 
vivace au cœur de la population mexicaine. Mais d'abord 
cette haine est-elle générale? non, elle n'existe que dans 
le parti anarchique, dans ce parti de Juarez, contre lequel 
nous avons pris les armes et à qui M. H. de Lacombe in*- 
ilige de justes flétrissures. La majorité bourgeoise, con- 
servatrice et catholique, penche pour les Espagnols; et ce 
n*est pas, soit dit en passant, le détail le moins instructif 



34 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

de tout cet ensemble, que de voir les anarchistes, les ré- 
publicains, c'est-à-dire les patriotes, préparer à leur pays 
la domination étrangère et Tesclavâge des nègres, c'est- 
à-dire le contraire du patriotisme et le contraire de Téga- 
lité chrétienne, tandis que les partisans de la tradition 
et de la monarchie désirent une solution qui pourrait 
donner au Mexique une constitution nationale et une 
royauté libérale. Inutile d'ajouter que ces bizarreries ne 
sont possibles et no se voient que dans le nouveau monde : 
le nôtre est trop spirituel et profite trop bien des leçons 
de Texpérience. 

L'Espagne d'aujourd'hui n'est pas plus comparable, 
d'ailleurs, à celle de Philippe 11, de Charles IV ou même 
de Ferdinand Vil, que la France de M. de Martignac ou 
de M. Thiers ne ressemblait à celle de Louvois ou du car- 
dinal de Fleury. A qui persuadera-t-on que l'Espagne, 
très-affaiblie, très-imparfaitement gouvernée, mais irré- 
sistiblement livrée à des essais de liberté politique, se- 
condée et réglée tout ensemble, dans ses prétentions, par 
l'alliance et l'influence françaises, eût apporté au Mexique 
les traditions de son ancien régime, des récidives d'op- 
pression et d'arbitraire, des réminiscences du temps où le 
Conseil des Indes « réglait tout, prescrivait tout, exécutait 
tout, » où le gouvernement d'un pays sept ou huit fois 
grand comme la France était centralisé entre les mains de 
quelques personnages résidant à Madrid? Système aussi 
£atal, du reste, à la métropole qu'à sa succursale, et qui 
avait abouti à la décadence de l'une et à la perte de 
l'autre ! 

L'alliance française, disons-nous? — « There's theruby)) 



M. H. MERCIER DE LACOMBE. 55 

ajouterons-nous en anglais, ce qui sera tout à fait de cir- 
constance : il se pourrait bien que iM. Mercier de Lacombe, 
de sa main fine et délicate, eût touché là à une de ces 
plaies secrètes qui persistent sous les habits brodés. 
L'idée d'un avènement, d une chance quelconque de mo- 
narchie bourbonienne, même soumise à tant d'incerti- 
tudes, môme transplantée sous un autre hémisphère, est 
représentée comme contraire aux traditions de l'Empire, 
aux intérêts de la France, à Tesprit de la société moderne, 
par les fanatiques, les avancés qui rêvent de donner un 
pendant aux grandeurs piémontaises, et pour qui le beau 
idéal d'une politique nationale serait de nous enserrer 
entre le royaume d'Italie au grand complet, accru du der- 
nier lambeau de Théritage de Saint-Pierre, et une pénin- 
sule ibérique confisquée au profit du Portugal sous la 
surveillance de TÂngleterre. M. de Lacombe nous le dit, 
et nous sommes d'autant plus tenté de le croire que nous 
avons sous les yeux une brochure intitulée le Mariage oit 
l'Avenir du Portugal , où ce projet est développé tout au 
long, et dont l'auteur, déguisé sous le pseudonyme de 
vicomte Mary de Tresserve, tient à la fois à la famille 
Bonaparte par sa naissance et au Piémont par un récent 
mariage avec le plus célèbre de ses hommes d'État. 
Celte brochure, où l'on aurait tort de ne voir que le 
rêve d'une imagination féminine, a au moins le mérite 
d'une de ces jolies indiscrétions qui expriment franche- 
ment ce que d'autres sous-enlendenl : elle se résume 
par ces mots : « Si TEspagne ab solutiste doit dispa- 
raître, qu*ella se console : Vlbérie^ Vunité ibérique, est 
bien près de renaître. » 



36 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

L'opinion de M. Mercier de Lacombe ne se contente pas 
de chercher dans les difficultés du présent et dans les 
conjectures de Tavenir ses pièces justificatives : elle s'é- 
claire aussi par le passé, et c'est ici que se place le cha- 
pitre, selon nous, le plus intéressant de son ouvrage, celui 
qui lui donne à nos yeux le plus d'importance historique 
et littéraire : Antécédents que trouvait dans la politique 
française une royauté espagnole au Mexique, 

Toutes les fois que se représente à l'esprit une idée 
féconde, une idée vraiment nationale, vraiment politique, 
on risquerait peu de se tromper en faisant remonter son 
acte de naissance à la Restauration. Ce régime qui fut si 
court, que traversèrent tant de passions hostiles, qui eut 
tout à faire ou à régénérer dans les finances, dans l'agri- 
culture, dans l'armée, dans la diplomatie, et dont les 
hommes d'État, sans précédents, sans expérience, étaient 
forcés de marcher à tâtons sur une route bordée, à droite, 
d'ornières, à gauche, de précipices, et hérissée de tirail- 
leurs, ce régime eut le temps d'accomplir, d'entreprendre 
ou de rêver tout ce qui a offert, «dans la suite, des condi- 
tions de grandeur ou d'utilité. Utilité, grandeur ! Ne ve- 
nons-nous pas de caractériser en deux mots les deux 
hommes que M. H. de Lacombe met en scène, dont l'ac- 
cord eût tout sauvé, dont le dissentiment perdit tout, — 
M. de Villèle et M. de Chateaubriand? 

Nous nous sommes beaucoup trop hâtés, — moi tout le 
premier, — d'abandonner M. de Chateaubriand homme 
politique, et je dois remercier M. de Lacombe de m' avoir 
fourni un argument de plus contre mon erreur de vieille 
date. Parce que les affaires publiques se sont assez mal 



M. H. MERCIER DE LACOMBE. 37 

Irouvées de l'intervention des poêles, parce que la seconde 
génération poétique de notre siècle a tout gâté par un 
funeste penchant à absorber en soi la société au lieu de 
s'oublier pour elle, à ne consulter les leçons de Tex.- 
périence ou du bon sens qu'à travers les fumées de son 
imagination et de son orgueil, à faire -ri/s la politique un 
théâtre pour y jouer tour à tour la come^lie de ses vanités 
ou le drame de ses aventures, on en a conclu à la con- 
damnation en masse des écrivains de génie, déclarés 
suspects, songe-creux et incapables de prendre part au 
gouvernement. Chateaubriand a été compris dans la sen- 
tence, et il faut bien avouer qu'il y a donné prétexte en 
accablant de ses dédains amers les hommes positifs et la 
vie pratique, en sacrifiant ses principes à ses colères, et 
en se montrant, hélas! plus puissant pour détruire que 
pour créer ou pour réparer. Le fait est pourtant qu'avant 
et pendant son ministère, M. de Chateaubriand eut bon 
nombre d'idées excellentes, sensées, applicables, et dont 
1 élévation n'excluait pas la justesse : — « Beaux songes 
de poète, » dit éloquemment M. Mercier de Lacombe 
après avoir cité quelques lignes touchantes, écrites par 
M. de Chateaubriand à M. de la Ferronays: « Beaux songes 
de poète ! s'écrieront quelques personnes : mai^ songes 
dont l'accomplissement intégral aurait peut-être coûté 
moins d'efforts, d'iniquités et de deuil que tant de réa- 
lités frivoles ou sinistres qui ne réussissent pas même à 
durer ! » 

Au nombre de ces plans grandioses dont l'enchaîne* 
ment peut être aujourd'hui mieux jugé, M. Mercier de 
Lacombe place avec raison l'idée d'une restauration mo- 

3 



38 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

narchique et espagnole au Mexique, appuyée sur nos 
armes et précédée de cette guerre d'Espagne contre la- 
quelle se déchaîna le libéralisme français, qui eut l'hon- 
neur d'exciter toutes les colères britanniques, et qui, 
dans le fait, releva notre drapeau, donna à ce drapeau une 
armée, resserra çfilre celte armée et la royauté ces liens 
sans lesquels toof est faiblesse au dedans, humiliation au 
dehors. U était clair que, pour que la France royaliste et 
militaire restaurât les Bourbons d'Espagne, il fallait pre- 
mièrement qu'elle fût sûre d'elle-même, et, pour leur 
donner un tfône à Mexico, qu'elle commençât par rétablir 
leur trône à Madrid ; les trois points s'éclairaient et se 
complétaient l'un par l'autre. M. Mercier de Lacombe dé- 
roule sous son meilleur jour cette belle page à laquelle 
M. de Chateaubriand dut appliquer le pendent opéra 
interrupia de Virgile : car, au moment où l'affaire était 
en bon train, où il avait surmonté tous les obstacles, 
ramené à son avis les volontés les plus rebelles, apaisé 
l'Angleterre, donné presque du bon sens à Ferdinand VU, 
il tomba, le 6 juin 1824 ; jour néfaste, qui prépara le 29 
juillet 1850. 

Mettant en présence le génie à large envergure de M. de 
Chateaubriand et l'esprit si net, si habilement pratique, 
de M. deVillèle, M. de Lacombe est amené à ajuster dans 
ce cadre les porlraits de ces deux hommes illustres : ces 
portraits sont de main de maître ; mieux que jamais ce 
parallèle nous fait comprendre combien il est regret- 
table qu'il n'en ait pas été de l'alUance courte el trou- 
blée du financier et de l'artiste comme de ces ménages 
dont l'heureuse harmonie se compose de contrastes plutôt 



M. H. MERCIER DE LACOMBE. 39 

que de ressemblances. L'imagination ardente et féconde 
de Chateaubriand se combinant avec Tadmirable bon 
sens de M. de Yillèle, eût fait des prodiges, et la France 
eût gagné, par leur bon accord, tout ce qu'elle a perdu 
par leur rupture. Mais cette rupture n'est-elle pas partie 
de plus haut? M. de Chateaubriand n'a-t-il pas succombé 
à une antipathie plus redoutable que celle de M. de Yil- 
lèle? 

Les Athéniens se fatiguaient d'entendre décerner à un 
homme le titre de juste : un roi, un roi trop lettré surtout, 
devait s'irriter tout bas d'entendre toujours parler du 
génie de Tauteur des Martyrs, des services incomparables 
que sa plume avait rendus à la royauté. Pour se faire par- 
donner, il aurait fallu que Chateaubriand fût pourvu des 
qualités qui lui manquaient le plus ; la souplesse, l'habi- 
leté secondaire, cet esprit de cour qui consiste à cacher 
sous de frivoles agréments des supériorités importunes. 
Lui qui avait admirablement compris la monarchie selon 
la charte, il ne comprit pas que, sous cette monarchie, 
sous cette charte, il y avait un homme, un prince, et que 
ce prince, assez intelligent pour accepter toutes les exi- 
gences de la société nouvelle^ mais trop vieux pour ne pas 
conserver toutes les habitudes de l'ancienne, serait infail- 
liblement froissé par les rugosités de son humeur bretonne 
et de son âpre génie. Le tort fut commun à ces deux rois 
pur la grâce de Dieu, le monarque et le poêle. Louis XVIII, 
en effet, offrit ce trait particulier, que, chez lui, l'homme 
privé était resté d'ancien régime pendant que l'homme 
public avait marché avec son temps. Merveilleusement 
disposé par son tempélrament et par son esprit à être Un 



40 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

roi constitutionnel, il garda la physionomie, la pantomime, 
j'allais dire les tics d'un roi absolu. Plus impersonnel, 
plus désintéressé du gouvernement de ses ministres que 
ne le furent Charles X gêné par sa conscience et Louis- 
Philippe cramponné à sa politique, il ne savait plus, une 
fois rentré dans ses appartements', se détacher de ses 
aversions ou de ses préférences, renoncer au favoritisme, 
dispenser ses ministres d'être courtisans et se guérir des 
enfantillages de cette royauté dont il connaissait si bien les 
intérêts et les grandeurs. Telle fut, selon nous, la vraie 
cause de la chute de M. de Chateaubriand : quant à ses 
conséquences, elles sont écrites en traits de feu dans sa 
polémique, en dates funestes dans notre histoire. 

C'est une consolation du moins que de rétablir sous leur 
vrai jour tous ces épisodes où se retrouve la main ou la 
pensée d'un Bourbon, et ici M. H. de Lacombe nous per- 
mettra d'associer son nom et son œuvre à l'œuvre et au 
nom de son frère, Charles de Lacombe, dont le beau livre 
sur Henri IV et sa politique, couronné par l'Académie, 
compte parmi les meilleurs travaux historiques de ces 
dernières années. Dans les immensités de l'histoire comme 
dans celles du Nouveau-Monde, au terme des grandes 
luttes du seizième siècle, comme sur ces magnifiques 
rivages qui ont peu à peu désappris le nom et l'influence 
de la France, c'est la même politique que nous décou- 
vrons; nationale, libérale, féconde, digne d'une grande 
monarchie et d'un grand peuple. MM. Mercier de Lacombe 
sont dignes de combler les lacunes, d'éclairer les ombres, 
de rectifier les injustices qui ont eu une si large part dans 
nos fautes et dans nos malheurs. 11 y a quelque chose de 



M. H. MERCIER DE LACOMBE. 41 

touchant à voir ces deux frères, si jeunes encore, mûrs 
déjà par le travail et le talent, s'avancer du même pas sur 
cette voie où les guident la vérité et la justice, la religion 
et la liberté. Nous nous en allons, et ils arrivent : la géné- 
ration à laquelle ils appartiennent est mieux préparée que 
la nôtre à cette lâche excellente. Nous avons eu, nous, 
trop d'ardeurs et trop de lassitudes, trop de songes et 
trop de réveils, les yeux trop aveuglés par la poussière 
du combat, Tintelligence trop dépaysée à la fois et trop 
aigrie par les mécomptes. Ceux qui à.'^us remplacent 
auront une vue plus juste et plus nette, pai ".e qu'ils pro- 
fiteront de nos erreurs, parce qu'ils seront plus désinté- 
ressés dans la lutte, parce que les années, en s'écoulant, 
rétablissent les proportions et les perspectives. Qu'ils y 
ajoutent ce qui nous a manqué, la persistance, la sagesse, 
la mesure, un juste équilibre entre la folle du logis et les 
facultés actives ; qu'ils écrivent et pensent comme pen- 
sent et écrivent MM. de Lacombe : ils pourront ac- 
complir le bien que nous n'avons pu faire et réparer le 
mal que nous avons fait. 



IV 



M. LOUIS VEUILLOT' 



I 

22 mars 1863. 

Le 7 juin 1856, je montai, à six heures du soir, Tesca- 
lier d'une maison de la rue du Bac, qui conserve encore, 
au milieu du faux luxe de notre époque, la physionomie 
simple et grandiose des maisons de Tancien temps. 
Arrivé au troisième étage, je sonnai, et Ton m'intro- 
duisit dans un salon qui est à la fois une bibliothèque et 
un cabinet de travail. Les fenêtres entr'ouvertes donnaient 
sur de beaux jardins dont le calme et la fraîcheur con- 
trastaient délicieusement avec le bruit de la rue. Les faux 
ébéniers, les marronniers roses, les acacias étaient en 
fleur; un merle sifflait sa chanson joyeuse (peut-être une 
satire dans la langue des oiseaux) à travers destouflesde 
clématites et de glycinées. La soirée approchait: quelques 
gouttes d'une pluie d'été tremblaient au bord des massifs 
et aux pointes de l'herbe fine, pendant que l'azur du ciel, 

* Satires. — l^e Fond de Giboyer. 



M. L. VEUÎLLOT. 45 

lavé par cette bienfaisante ondée, se teignait des couleurs 
purpurines du soleil couchant ; à peu près comme ces 
jeunes visages que les larmes mouillent encore, tandis 
qu'une parole d'amour ou de paix ramène sur le front et 
sur les lèvres la joie et la sérénité. 

Les regards, en se reportant vers Tintérieur de Tappar- 
tement, étaient frappés de ces aspects sévères et doux, de 
ces détails familiers et tendres où se révèle tout un cœur, 
toute une intelligence, toute une vie : un portrait de 
femme, image chère et sacrée, souvenir douloureux et 
béni, servait de vis-à*vis à un crucifix d'ivoire ; consola- 
teur divin, placé en face de l'affliction et de l'affligé. Sur 
la table de travail s'entassaient des livres, des revues, des 
feuilles volantes, couvertes de cette grande et virile écriture 
qui semble incruster le mot dans le papier et l'idée dans 
le mot : des rires d'enfants gazouillaient dans la chambre 
voisine : les rideaux de mousseline s'agitaient sous une 
brise tiède, chargée des vagues senteurs du jardin. Tout 
cet ensemble paisible, religieux et charmant n'éveillait 
que des idées suaves ; on s'y trouvait à mille lieues 
des ardeurs et des amertumes de la polémique : c'était 
comme une églogue chrétienne, avec mille nuances de 
mélancolie et de grâce, un je ne sais quoi de recueilli 
et d'apaisé qui faisait du bien à l'âme. L'homme à qui 
l'on eût dit qu'il avait là, devant les yeux, le repaire de 
l'ogre catholique, du tigre habitué à dépecer chaque nia- 
tin la chair fraîche (est-elle fraîche ?) des libres penseurs, 
des voltairiens, des éclectiques, des parlementaires, des 
philosophes et des Ravinés, celui-là aurait demandé si 
l'on voulait rire aux dépens de sa crédulité. 



44 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

C'était M. Veuillot, pourtant et je ne saurais assez insister 
sur ce contraste, nécessaire, selon moi. à l'étude de ce 
talent et de cette physionomie, sur laquelle il est si facile 
de se méprendre. La tranquillité quasi patriarcale de 
cette vie intime mise en regard des véhémences et des 
saillies de cette vie publique c'est, pour ainsi dire, Tex- 
plication illtistrée de cette double nature où tant de 
passion contenue et de tendresse se mêle aux rudesses 
du batailleur. 

Quoi qu'il en soit, M. Louis Veuillot réunissait, ce jour- 
là, quelques-uns de ses confrères et de ses amis, pour les 
consulter sur une question délicate : il s'agissait de savoir 
si, pour le rédacteur en chef de Y Univers^ alors à Tapo* 
gée de ses succès et de sa puissance, il y avait opportunité 
à publier un volume de poésies et de satires, dont plusieurs 
fragments considérables nous avaient été commuiiiqués. 

Les avis se partagèrent, et la majorité , chose extraor- 
dinaire chez des gens qui avaient si agréablement dîné, 
fut pour la négative; mais ce qui est bien plus étonnant, 
c*ést que le poète se soumit à cette sentence amicale 
qui le condamnait à emmailloter indéfiniment sa muse 
dans son journal. Cette docilité a duré sept ans, ni plus ni 
moins que la patience de Jacob amoureux de Rachel et mari 
de Lia. Hélas! Lia, laide mais féconde, n'est-ce pas laprose? 
Rachel, belle mais presque stérile, n'est-ce pas la poésie? 

Si M. Veuillot a cru pouvoir enfin casser l'arrêt de 1856 
au profit de son libraire et de ses lecteurs, c'est que les 
circonstances ont complètement changé. Il était alors au 
premier rang des vainqueurs, oracle d'un parti puissant, 
bien en cour, mis en relief par d'illustres cajoleries. Il 



M. L. VEUILLOT. 45 

estaujourd'hui vaincu, proscrit; &fltttt deV oiseau (et quel 
oiseau! un aigle !) : alors, il pouvait dire comme H. de Pour- 
ceaugnac: «Quiconque rira de moi aura affaire à lui.i^ 
Aujourd'hui, il est impunément livré aux Aristophanes du 
théâtre le plus voisin du Palais-Royal : il avait alors le 
venten poupe; une belle poupe dont le pavillon, constellé 
d'abeilles, portait une croix à la hampe. A présent, 
les abeilles se sont envolées, le bateau a sombré, et le 
naufragé allait périr s'il n'eût été recueilli dans la barque 
de saint Pierre. Il occupait, comme journaliste, une po- 
sition unique ; maintenant cette position s'est nécessaire- 
ment amoindrie de tout ce que perd un talent spécial, 
violemment rejeté hors de son vrai cadre. 

On le voit, M. Veuillot a racheté — et même assez cher, 
— son droit de poëte satirique. Ce qui eût été en 1856, un 
procédé à la Brennus, une millième variation du Vx victis! 
ce qui aurait pu compromettre ou diminuer sa grande 
situation de polémiste, n'offre plus un seul de ces incon- 
vénients. Rentré dans la vie littéraire, il est autorisé par 
une disgrâce noblement subie à publier tout ce qui peut 
renouveler ses succès, montrer son talent sous des aspects 
imprévus, et faire admirer deux fois l'homme qui écrit 
de bons vers après avoir écrit de si excellente prose. 

Il y a deux choses à considérer dans ces Satires : le 
système poétique et la portée satirique ; la fori^e et le 
fond, ou, en d'autres termes, la manière dont M. Veuillot 
comprend le vers français, successivement fatigué des 
excès du romantisme et des macérations du bon sens ; et 
la façon dont il pratique les libertés de l'attaque, des re- 
présailles 00 de la riposte contre les travers de son temps, 

5. 



46 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

les ennemis de ses croyances, contre beaucoup de coU' 

pables et quelques innocents. 

M. Louis Veuiliot a voulu ramener la versification mo - 
derne à cette simplicité sobre, forte et expressive qui est 
une des qualités les plus précieuses de la langue poétique 
du dix-septième siècle. C'est ce qui ressort de sa préface, 
morceau de prose dont le style exquis est d'un dangereux 
voisinage. La question serait immense et exigerait des 
volumes ; je me bornerai à la résumer. Sans doute il 
serait désirable qu'après le régime des vaches trop 
grasses et des vaches trop maigres, notre poésie arrivât 
à se contenter de cette frugalité d'ajustement qui lui ajlait 
si bien du temps de Molière et de Boileau. Est-ce facile? 
est-ce possible? Je ne le crois pas. Un homme qui a]com- 
mencé par une noble et belle pauvreté, qui s'est subi- 
tement enrichi, et qui, enivré par son opulence, a fini 
par se ruiner, se résigne très-dificilement à redevenir 
pauvre ; il ne possède plus les grâces d'état; sa simpUcité 
de seconde main et d'après-coup a la gaucherie et le ma- 
laise des fausses résignations. Les souvenirs ou les restes 
de son luxe récent font dissonance dans sa situation 
nouvelle, et trahissent l'effort dans tout ce qu'il fait pour 
s'y accommoder. Voilà, en abrégé et à vol de causeur, l'in- 
convénient des essais de restauration de tel ou tel style, 
des tentatives, mêmelesmieux réussies, d'archaïsme et de 
pastiche. Voyez les écrivains qui ont tenté de ressusciter 
parmi nous la prose janséniste du grand siècle et de Port- 
Royal ! Ils sont purs, sobres, sains, corrects, élégants, 
simples, clairs, nets, sages, limpides, sereins, ingénieux; 
ils sont tout ce que vous voudrez, ils ne sont pas vivants : 



M. L. VEUILLOT. 47 

leur originalité n'est que Tabdicalion de leur part dans la 
somme que chaque siècle apporte et qui n'est jamais 
pajfe d'avance par le siècle disparu. En courant après le 
aaturel qu'ils prétendent, manquer à leur époque, ils 
font de cette recherche même une négation de la qualité 
qu'ils poursuivent; ils soulignent leur simplicité, se gênent 
pour être aisés, se mortifient pour être sobres, s'apprêtent 
pour être sans apprêt, et, quand ils affectent de se 
servir d'une locution familière au temps qu'ils regrettent, 
on sourit comme d'une manie ou d'un tic. 

Tout ceci, grâce au ciel ! ne saurait s'appliquer à 
M. Veuillot et à ses vers. Alors mêmp qu'ils reproduisent, 
dans leur précision parfois un peu sèche et dans leur 
défilé deux à deuXy les formes chères à la versification 
didactique du dix-septième siècle ; alors même que l'on 
est tenté de dire : « C'est du Boileau passé au parti des 
Boisrudes, » il reste encore, dans ce volume, assez de vie, 
de verve, de sève, d'individualité pour que l'on recon- 
naisse M. Louis Veuillot, c'est-à-dire un des écrivains 
les plus originaux de notre temps. Il serait tout aussi in- 
juste de contester le don de variété et de souplesse à 
l'homme qui a pu réunir sous le même pU de belles 
pages bibliques telles que les Filles de Babylone; d'heu- 
reuses tentatives dans le genre ingrat du discours en vers, 
comme Y Art poétique ou Contrela prose ; de vraies satires, 
comme Cotin et Voltaire, Un poëme épique, Marsyas, et 
» de charmantes fantaisies, telles que la Rime iHche, A une 
éplorée, Pétrarque^ etc. On trouve dans tout cela des 
qualités excellentes. Peut-être n'y rencontre-t-on pas assez 
souvent cette supériorité absolue et sans réplique, qui 



48 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

ferait de ce volume un coup d*État de la poésie trop long- 
temps détenue dans la prose : on ne se dit pas d'une fa- 
çon assez préremptoire : « C'est clair, la vraie vocation 
de ce diable d'homme était d'écrire en vers ! » 

De môme que M. de Laprade, dans ses satires, est un 
lyrique qui descend, M. Louis Veuillot, dans les siennes, 
est un prosateur qui monte; c'est pourquoi l'un fait songer 
à Corneille, l'autre à Boileau. L'un contemplateur et poète, 
dit adieu aux aigles et aux neiges pour rentrer parmi les 
hommes ; l'autre, polémiste et homme d'action, hisse sur 
le Parnasse le bureau de son journal persécuté. Tous deux 
ont des bâtons noueux, dont ils se servent vigoureusement 
et qui laissent sur les épaules des bleus et des meurtris- 
sures; mais le bâton de l'un, coupé en pleine forêt al- 
pestre, est le bâton du pèlerin en vacance ; celui de l'autre, 
fourni par la rédaction de V Univers ^ est le bâton d'un 
journaliste en congé. 

Sérieusement, et ce sera là ma seule critique, on ne 
sent pas assez, dans la poésie de ces Satires^ le sint ut sunt 
• aut non sint^ le jet irrésistible d'une veine comprimée, 
l'explosion inévitable d'une vocation ajournée ou trans- 
posée. On y cherche vainement cette loi suprême de la 
poésie qui ne pourrait pas ne pas être, qui a été, à un 
moment donné, dans une imagination prédestinée, sous 
une ip\ume qui n'aurait pas pu faire autrement, l'expres- 
sion nécessaire d'un sentiment ou d'une idée. Il semble 
que Pauteur ait procédé du moins au plus, que sa poésie 
ait été le plus de ce dont la prose est le moins, et ne soit, 
par conséquent, que de la poésie relative. Or, la poésie, 
comme certains gouvernements, est condamnée à être 



M. L. VEUILLOT. 49 

absoluesous peine de ne pas vivre. L*idée, chez M. Veuil- 
lol, avait un vêtement fait d un étoffe souple, fine, ferme, 
transparente, suffisamment travaillée, qui se collait au 
corps, laissait voirie grain de la peau, dessinait le con- 
tour, mettait en saillie les nerfs et les muscles : elle a 
brodé l'hémistiche au corsage et la rime aux volants ; 
c'est toujours la même étoffe et la même robe. 

J'aborde maintenant une question plus délicate ; ainsi 
que l'on pouvait s'y attendre, le volume de M. Louis 
Veuillot est plein de noms propres. Sur ce point, les 
illustres exemples ne lui manquent pas : Boileau et Gilbert, 
pour ne parler que des modernes, ont peu ménagé leurs 
contemporains, et leurs alexandrins sont hérissés de ma- 
juscules. On sait que Boileau a eu le tort d'enfiler^quelques 
noms au boutde sa brochette satirique, non pas pour des 
motifs graves ou piquants, généraux ou personnels comme 
ceux de M. Veuillot, mais uniquement pour le bon plaisir 
delà rime. Tout cela est vrai, et cependant je ne suis ni 
entièrement persuadé, ni complètement édifié. Ce qui 
m'étonne surtout, dans cette hécatombe, dans cette Saint- 
Barthélémy d'un Archiloque chrétien, c'est ce mélange, 
cette macédoine de noms peu accoutumés et probablement 
fort irrités de se trouver ensemble. Je sais bien que les 
griefs du poète contre les personnes ne sont que des griefs 
contre les doctrines ; c'est convenu : humbles et chari- 
tables, nous n'avons jamais été ou essayé d'être malins, 
caustiques, vindicatifs, incisifs, que dans l'intérêt de la 
vérité pure. Hélas! qu'il est facile de glisser sur cette 
pente! Comme les doctrines les plus inflexibles sont, en 
certains cas, complaisantes! Que de petites clefs elles 



50 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES 

possèdent qui ouvrent sur les plus petits coins du cœur hu- 
main ! Que de trous dans ces haies impénétrables, et que 
de maraudages, à l'aide de ces trous ! Que d'entorses à la 
consigne primitive, et que de mots de passe pour la trom- 
per ! Nos opinions sont, en pareille circonstance, des fac- 
tionnaires myopesou séduits; il suffit de revêtir un unifor- 
me ou de se munir d'un faux passeport, pour qu'ils laissent 
entrer dans la place sous d'intéressants pseudonymes, bien 
des intrus, plusieurs suspects et bon nombre d'ennemis. 

M. Veuillot me pardonnera ce langage; c'est par expé- 
rience que je parle, ou plutôt par un sévère retour sur 
moi-même. Il est facile de comprendre pourquoi nous 
nous éloignons de plus en plus sur ces questions person- 
nelles. Chaque matin, en hommes désireux de se mettre 
en paix avec leur conscience, nous nous demandons tous 
les deux, si nous sommes assez détachés de nous-mêmes, 
assez désintéressés dans la lutte, assez décidés à changer 
ènabstraclionstous les acteurs et tous les incidents de nos 
querelles Ultéraires, assez ouWieux de nos propres inimi- 
tiés, de nos vanités et de nos rancunes, assez absorbés par 
le désir de faire triompher nos convictions indépendamment 
de nos glorioles, assez habitués à planer au-dessus des 
misères terrestres et des petitesses humaines, assez im- 
personnels, en un mot, pour nous permettre des person- 
nalités ; M. Veuillot se répond oui ; je me réponds non, et 
nous avons raison tous les deux : voilà toute la différence. 

Si les avis peuvent, sans trop d'injustice, être partagés 
touchant les Satires de M, Louis Veuillot, je serai, n'en dé- 
plaise à la majorité de mes confrères, beaucoup moins 
accommodant au sujet du Fond de Giboyer, 



M. L. YEUILLOT. 51 



II 



Nous ne connaissons rien de plus désobligeant que 
de demander à Fauteur d*un livre autre chose que 
ce quil a voulu y mettre : bien des gens persistent 
à s'étonner ou à se plaindre que M. Louis Yeuillot n*ait 
pas, dès le début, riposté dans un journal ou dans une 
brochure, sous une forme brève, vive et rapide, aux 
étranges personnalités de Ciboyer, Ils nous disent : 
attendre trois mois, c'est trop attendre, et écrire 
trois cents pages, c'est trop écrire : M. Louis Yeuillot 
est, avant tout, un grand journaliste, un polémiste sans 
rival, un maître d'escrime incomparable; il devait se 
fendre à fond sur son adversaire, qui, en se découvrant, 
lui faisait beau jeu, le transpercer de part en part, puis le 
hacher menu comme chair à pâté — et bonsoir î Déodat le dé- 
funt, Déodatl* enterré, aurait proprementtuô et couché par 
terre Giboyer le vivant et le triomphateur. Au lieu de cela, 
tout un volume, c'estbien long; un dialogue dans le genre 
àehCritique de V École des femmes^ c'estbien débonnaire; 
une préface sur les ennuis et les laideurs du timbre, c'est 
bienmou. Permettez-nous une comparaison qui n'a pas la 
prétention d'être neuve. Le talent, la verve, le style, et, 
par là-dessus, là très-légitime colère de M. Louis Yeuillot, 
c'est, ou plutôt c'était une précieuse essence qu'il fallait 
nous faire immédiatement respirer dans un tout petit fla- 
con, afin qu'elle ne perdit rien de son montant et de son 
parfum. Maintenant, plus vous avez laissé passer de jours, 
plus la liqueur s'est éventée ; plus vous y avez ajouté de 



52 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

gouttes d'eau ou d'encre, plus elle s'est affadie. — Et 
voilà pourquoi, sans être précisément muette, — au con- 
traire ! — votre fille n'a pas le poing sur la hanche, le 
geste prompt, la sève gauloise, l'œil provoquant, le rire 
éclatant, le jarret nerveux, la riposte éblouissante et les 
trente-deux dents blanches des servantes de Molière ; de 
Molière, que vous n'aimez pas, ingrat! et que vous devriez 
chérir, ne fût-il bon qu'à nous donner l'échelle de pro- 
portion entre Tartuffe et Giboyer! 

Voilà ce que répètent, ou à peu près, les dilettantes du 
pugilat littéraire : j'ai le déplaisir de ne pas être de leur 
avis. Sans être dans la confidence de M. Louis Veuillot, il est 
facile de deviner les raisons qui l'ont engagé à retarder et 
à développer cette réplique si curieusement attendue. S'il 
eût fait explosion dans la première quinzaine, il eût sem- 
blé à tout le monde que la querelle restait personnelle, 
qu'elle se renfermait étroitement et mahgnement entre 
l'agresseur et l'offensé. Toute la question se fût réduite à 
savoir lequel des deux avait le plus d'esprit, à qui demeu- 
rait, en définitive, la victoire, et il faudrait bien peu con- 
naître la nature humaine et la justice des partis, pour ne 
pas être sûr que le Te Deum aurait été chanté dans les 
deux camps. Chrétien fervent et attristé, très-peu atteint, 
en somme, par les facéties aristophanesques de Giboyer, 
mais préoccupé surtout du sens moral pt social de cet 
épisode, des passions qu'il flatte, des symptômes qu'il ré- 
vèle, de l'avenir qu'il prépare, M. Louis Veuillot a eu une 
ambition plus haute. Au risque d'y perdre quelques-unes 
de ses qualités les plus merveilleuses et les moins contes- 
tées, il s'est proposé d'élargir le cadre, d'agrandir le dé- 



M. L. VEUÏLLOT. 53 

bat, de devenir enfin, non plus son propre vengeur (à quoi 
bon? n était-il pas assez vengé?), mais le vengeur elle 
champion dé tout ce qu outragent ou menacent les 
Giboyer présents ou futurs. 11 s*est moins soucié d'avoir 
pour soi les rieurs que de ranger de son côté ceux qui 
savent réfléchir, observer et prévoir : le rire, après tout, 
n'est ni un argument bien fort, ni une bien enviable vic- 
toire, et si la comédie, à ce qu'on assure, châtie les mœurs 
enriant, c'est en riant aussi que se sont perdus les empires. 

Est-il bien vrai, d'ailleurs, que la verve de M. Louis 
Veuillot, en se condamnant à être plus volumineuse et 
plus tardive, nous ait condaipnés du même coup à un 
mécompte absolu? Une brochure, deux ou trois articles 
de journal, où l'auteur, en tout état de cause, n'aurait pas 
dépassé sa lettre à M. Jouvin, — parce que l'on ne dépasse 
pas la perfection, — nous auraient-ils donné ces variétés 
de ton, de style, ces beautés d'un genre si divers, où ce 
talent qu'on représente comme tout d'une pièce a fait 
preuve encore une fois de tant de flexibilité et de sou- 
plesse? En admettant que le Fond de Giboyer ne soit pas 
tout à fait un livre, — pas plus que le magasin d'un ad- 
mirable tapissier n'est un appartement, — n'est-ce donc 
rien, ces beaux échantillons de plusieurs livres, polémique, 
critique, littérature, traité de morale, histoire, paysage? 
Comptons : voici d'abord la préface, un peu longue, 
rous dit-on, mais originale et charmante, enrichie, sans 
avoir l'air d'y toucher, de quelques-uns de ces croquis 
à la plume, — et à l'emporte-pièce, — dont M. Veuillot a 
le secret. Apollon, que les poëtes appellent Tymbrxtts, ce 

qui ne veut pas dire dieu du Timbre, ne s'est jamais douté, 



54 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

j'en suis sûr, que, si la destinée de ses clients est d*être 
généralement timbrés, le timbre administratif et fiscal 
pouvait inspirer d'aussi jolies choses. Quoi de mieux 
réussi que le passage sur « le vent du sifflet, qui, même fai- 
ble et doux, conserve la dangereuse propriété d'allunner 
des fureurs inextinguibles dans le cœur des écrivains !.. » 
— Toute cette page est d'une vérité poignante. Les adver- 
•aires, que dis-je? les offensés de M. Veuillot signalent 
comme un chef-d'œuvre de justesse et de grâce cette dé- 
finition de l'esprit par un homme plein de son sujet : « A 
mon sens, l'esprit est un don de voir et de dire juste, 
mais de dire juste dans un continuel essor d'imagination 
qui colore, qui anime, qui crée l'originalité en gardant la 
simplicité. C'est le style, la chose spontanée et savante 
avec quoi madame de Sévigné fait sa lettre, La Fontaine sa 
fable, MoUèreson dialogue, Montaigne sa divagation. Cette 
chose-là, cette chose exquise, les raraasseurs ne la ra- 
massent jamais (parez celte botte-là, Giboyer!), et parmi 
ceux qu'on appelle gens d'esprit, beaucoup même ne la 
savent pas discerner. Ce n'est point le mot, ce n'est point 
l'éclat, ni le coup de feu ni le coup de dent; c'est la 
grâce et la fleur de Tintelligence, plus délicieuse qu'ail- 
leurs chez madame de Sévigné, à cause de son perpétuel 
épanouissement' d'honnête joie... » — Et voilà l'homme 
que l'on accuse de n'avoir qu'une corde à son arc; la 
grosse corde de l'injure ! 

Poursuivons : ne fallait-il pas un ouvrage écrit à tête 
reposée pour y traiter, par exemple, la question du réa- 
lisme, celle de l'antithèse, c'est-à-dire de celte manie 
qu'affiche de plus en plus l'art moderne, de chercher ses 



M. L. VEUILLOT. 55 

effets dans le contraste d un sentiment héroïque ou d'une 
vertu séraphique avec une condition dégradante ou une 
nature abjecte; contraste dont M. Victor Hugo, un des 
premiers, a donné le triste exemple et qui a infesté de 
galériens vertueux et de courtisanes sublimes le roman et 
le théâtre contemporains? Eh bien! l'on n'avait encore 
rien écrit là-dessus d'aussi remarquable et d'aussi vrai 
que les deux belles pages qui commencent par ces mots : 
(c Que voulez-vous? il faut bien aussi un peu d'idéal... » 
Et de quatre ! Voulez-vous maintenant changer d'horizon, 
voir la nouvelle façade du Théâtre-Français s'éclairer 
d'un rayon de soleil et se découper sur un fond, non plus 
de Giboyer, mais de ciel bleu ? Écoutez dfeci : 

(i Au mois de mai dernier, allant à Rome, je m'arrêtai 
un instant chez notre ami de Marseille. Il me conduisit à 
sa bastide, tout en fleurs sous l'ombre claire des puis. La 
beauté du lieu ne vous est pas inconnue : vous vous sou- 
venez de ces rochers, de cette mer, de cette soHtude aux 
portes de la ville. Un chalet, mais en marbre; une terrasse 
de château, la Méditerranée sous les yeux, d^ collines 
non loin; deux horizons, l'un dépeintes noires découpées 
sur l'azur, l'autre de vagues bleues doucement remuées 
dans une brume d'or... Il faut\oir l'endroit en habit de 
printemps. On ne peut imaginer ce que le premier spleil 
de mai y épanouit de richesses, y brûle de parfums. Ac- 
coutumés à l'opulence tranquille des chênes et des her- 
bages, mes yeux du Nord s'étonnaient. Cette nature est 
fougueuse comme l'homme du Midi, prodigue de gestes, 
de discours, d'éclats de voix; tempêtes et chansons. Les 
longs rameaux jaillissent des moindres anfractuosités de 



56 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

la pierre; ils se groupent en buissons, se tordent en guir- 
landes, s'étendent en draperies; tout pétille de fleurs, 
toutes ces fleurs versent des arômes puissants. Pourpre, 
or, émeraude, azur, neige : la symphonie des couleurs est 
pleine et forte comme Tharmonie des parfums. » 

Soyons justes : des pages comme celles-là et comme plu- 
sieurs autres que je suis bien forcé d'omettre, étaient-elles 
possibles dans un journal ou dans une brochure? Et quand 
même le retard et le changement de front stratégique ne 
nous eussent donné que ces compensations, y aurait-il lieu 
de se plaindre? 

Signalons encore l'émouvante beauté, l'éloquence du 
dialogue final : « Il y a tant de choses dont Giboyer ne se 
doute pas, etc, etc. » — Et mille traits heureux, tels que 
celui-ci : « Les catacombes de la société moderne sont 
des égouts éclairés au gaz; » et une foule de passages où 
l'idée et le mot jaillissent si nets, si vifs, si lestes, si 
prompts, si bien faits l'un pour l'autre, qu'ils partent et 
arrivent ensemble et qu'on ne peut plus les séparer. For- 
mons de tout cela une gerbe, et répétons à nos amis qui 
ne se disent pas contents et à nos antagonistes qui se di- 
sent enchantés, le : a Faites-en autant ! » du marquis 
d'Auberive. 

Maintenant, voici nos réserves. Nous voudrions voir 
M. Louis Yeuillot renoncer, une fois pour toutes, à ces 
petits effets, peu dignes de son talent et obtenus par des 
assonances, des cliquetis de mots, des contorsions de 
noms propres : Gibaugier, Martins d'Oisy et autres Mar- 
tins^ Jean Diable, Jean Rage, Jean Nuie, Bourdaloue et 
Turlupin devenant Bourlupin et Turdaloue; effets d'autant 



M. L. VEUILLOT. 57 

plus singuliers, que M. Veuillot a, dans sa prose, les, pru- 
deries et parfois les archaïsmes du dix-septième siècle; 
effets d*autant plus fâcheux qu ils sont pour beaucoup, 
et peut-être pour tout, dans cette réputation que l'on 
s'obsline à lui faire, et d'après laquelle ce talent si souple, 
si varié, si pur, si classique, si élevé, souvent si éloquent, 
quelquefois si tendre et découvrant sous l'austérité chré- 
tienne un fond de sensibilité passionnée, serait réduit à 
n'exceller que dans Tinvective fougueuse et la virulente 
raillerie. 

Seconde critique : il y a des moments où ce dialogue de 
cent soixante pages ressemble à un excellent cavalier, le- 
quel, ne voulant pas arriver trop tôt et sûr du pays qu'il par- 
court, forcerait de temps en temps son cheval à trotter sous 
lui. Il y a d'autres instants où Couturier, tour à tour per- 
verti et converti pour les besoins de la cause, faitfpar trop 
l'effet de cet avocat du diable qui, dans les conférences 
de séminaire, s'arrange pour n'avoir jamais ni tort trop 
vite, ni raison trop longtemps. Mais ce ne sont là que des 
vétilles : c'est sur trois points d'un intérêt plus général 
que je vais essayer de discuter avec M. Veuillot et peut-être 
de le contredire. 

Je ne veux pas rouvrir, contre l'auteur du Fond de Gi- 
loyer, une vieille polémique sur Molière : il a d'ailleurs 
adouci ses vivacités d'autrefois, et, s'il y a encore exagé- 
ration, c'est du côté de ceux qui, au lieu d'admirer notre 
grand comique, en font un saint et un Dieu. Mais je ne 
saurais voir, chez Molière et chez Beaumarchais, dans 
Tartufe et dans Figaro, la filiation de Giboyer, « Voilà, 
dit le marquis (le marquis de M. Veuillot), un soldat de 



58 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

l'idée que je ne peux voir sous l'aspect d'un héros. — 
Ce n'est pas, répond Couturier, comme Molière, comme 
Beaumarchais. — Si fait, reprend le marquis, c'est tout 
de même, moins le génie de Molière et le talent endiablé 
de Beaumarchais. » 

Eh bien! nonîcen'estpastoutdemême, etici M. Veuil- 
lot ne s'aperçoit pas qu'il plaide une thèse contraire à la 
sienne, qu'il justifie, dans une certaine mesure, l'auteur 
de la nouvelle comédie. S'il était prouvé, en effet, que 
l'idée de Giboyer (y en a-t-il une?) est vis-à-vis de la so- 
ciété actuelle ce qu'a été l'idée de Tartuffôyen 1664, vis- 
à-vis du parti dévot, ce qu'a été, en ITS^, l'idée de Figaro 
vis-à-vis des puissances de l'ancien régime, s'il était avéré 
que la situation de M. Emile Augier est la même que celle 
de Molière et de Beaumarchais, et que, précurseur comme 
eux, représentant comme eux la lutte d'une force inconnue 
contre un pouvoir visible, il a eu besoin comme eux de 
chercher, auprès d'une autorité supérieure, — la royauté 
en 1664, l'opinion en 1784, — des appuis et des passe- 
ports pour ses hardiesses, nous serions obligés d'invoquer 
en sa faveur des circonstances très-atténuantes. 

Qu'est-ce que la comédie de Molière, et qu est*ce que 
la comédie de Beaumarchais, considérées au moment 
même où elles parurent et se firent jour, ici à travers les 
fontes d'un palais, là à travers les fentes d^une société? 
Une faiblesse, destinée à devenir plus tard une force^ aux 
prises avec une force qui est devenue plus tard une fai- 
blesse. C'est pour cela qu'à distance, à présent que les 
rôles sont intervertis, nous qui voyons la religion désar- 
mée, nous qui savons la tragique histoire de l'ancien ré- 



M. L. VEUILLOT. 59 

gime tombé dans les ruines et dans le sang, nous sommes 
tentés de trouver Molière et Beaumarchais plus coupables 
qu'ils ne le furent. Je ne les défends ni ne les approuve ; 
mais enfin qui dit faiblesse explique et excuse d'avance 
les finesses, les supercheries, les obséquiosités, les sub- 
terfuges employés pour faire arriver au but une idée et 
une œuvre, qui, sans ces petits moyens, resteraient en 
roule. Laissons de côté Tartuffe, qui est, à mes yeux, le 
plus étonnant chef-d'œuvre des lettres profanes, et qui 
échappe, par sa beauté même, à un contrôle impartial : 
mais Figaro! franchement, Tidée en valait la peine» et je 
conçois que cet endiablé Beaumarchais ait fait le diable à 
quatre pour forcer à son profit les portes du théâtre. 
Ne songez pas aux détails, à la bâtardise, aux scènes sca- 
breuses, aux gravelures imaginées pour mettre en goût 
celle société dissolue et Imtéresser, par des baisers sur 
une joue, à recevoir des soufflets sur Tautre : Qu'est-ce, 
au fond, que Figaro? On Ta dit cent fois, c'est le Tiers, 
qui n'est rien, et qui veut être tout; c'est la société nou- 
velle qui va s'installer sur les débris de l'ancienne; c'est 
le peuple qui va monter d'un cran, s'appeler la bourgeoi- 
sie, et, sous ce nom, jouer une partie immense, la gagner, 
la perdre, la regagner, la reperdre encore, en attendant 
que cette bourgeoisie, qui n'a d'égal à son intelligence 
que son aveuglement, se laisse choir à son tour dans une 
vaste chaudière d'où sortira la démocratie moderne. 

Trouvez -vous que notre horizon s'agrandisse, et que 
nous soyons assez loin de Giboyer ? Giboyer n'est rien. 
Dieu merci ! et ne représente rien. Toutes les sociétés, 
aristocratie ou démocratie^ ancien ou nouveau régime, 



60 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES 

monarchie, république ou dictature, ont de ces détritus, 
de ces scories, de ces bavures; enfants perdus que les 
civilisations noient ou rejettent comme la mer rejette ou 
engloutit les naufragés ou les épaves ; écume que le vice 
dépose au coin de la borne avec le chiffon de papier qui 
fut un journal et l'immondicequi fut une fleur. Or, si Gi- 
boyer est à cent degrés au-dessous de Figaro, si Giboyer 
n'a pas l'excuse d'être une idée présente ou future, une 
excuse d'un autre genre manque à l'auteur de Giboyer, 
En face de la société et des puissances de leur tenrips, 
Molière et Beaumarchais étaient des inférieurs, j'allais 
dire des subalternes, autorisés, par conséquent, à faire, 
pour réussir, ce qui est permis aux faibles et aux petits : 
mais, dans notre régime d'égalité, — et je suis loin de 
m'en plaindre, — un auteur dramatique, tel que M. Augier, 
est régal de tout le monde; du grand personnage dont il 
sera demain le collègue au Sénat; du prince, du duc ou 
de l'ancien président du conseil, dont il est aujourd*hui 
le collègue à l'Académie. 11 ne lui était pas permis, à lui 
qui est le plus fort et dont la raison n'est pas pour cela la 
meilleure, de s'appuyer sur plus fort que lui et que nous, 
pour attaquer des faibles ; il n'en avait pas le droit ,parce^ 
qu'il n'en avait pas besoin, et que toutes les conditions du 
débat sont renversées depuis Molière et même depuis 
Beaumarchais. Tout au plus, le lui aurait-on permis, si 
Giboyer était une idée; mais Giboyer n'est pas une idée : 
c'est une fantaisie. Sous le règne de Louis-Philippe et de 
la bourgeoisie, quand on joua Robert Macaire, nous dîmes 
tous avec le touchant ensemble d'une opposition aussi 
bien raisonnée que bien sentie : Voyez-vous ce garnement? 



M. L. VEUILLOT. 61 

Robert Macaire, c'est Figaro en 1840 : c'était injuste et 
absurde sous un régime où, par une anomalie singulière, 
on faisait beaucoup de bruit et où Ton aurait entendu 
voler une mouche. Ne dites pas que Giboyer est Figaro en 
1865, que Giboyer représente la démocratie moderne : 
ce serait offenser Figaro et insulter la démocratie. 

Ceci m'amène à mon second point : ici mon sujet me 
déborde, et je suis forcé de me borner à une sorte de som- 
maire. On est surpris de voir, dans le Fond de Giboyer ^ 
M. Louis Veuillot si dur à l'égard de la démocratie. Si 
des catégories étaient, permises parmi ceux qu'unissent et 
que confondent les mêmes espérances et la même foi, 
nous dirions que jusqu'à présent H. Veuillot avait paru 
personnifier dans le parti catholique l'élément démocra- 
tique avec sa sève, sa verdeur, sa passion et ses âpretés, 
tandis que le groupe du Correspondant^ par exemple, en 
personnifiait l'aristocratie libérale. H. Veuillot est, en re- 
ligion, un démocrate d'instinct, visité par l'Évangile, et en 
littérature, un démocrate de style, épuré et ennobli parle 
dix-septième 'siècle. Si, malgré ses formidables coups de 
boutoir, il est accepté et admiré dans un certain monde 
littéraire qui n'est pas précisément celui des salons, c'est 
qu'il y tient par des affinités secrètes, par des analogies 
de fond et de forme, que dominent très-heureusement et 
neutralisent le frein religieux, l'élévation du talent et l'ha- 
bitude de vivre et de penser en chrétien. En province, 
dans les pays où le catholicisme est non-seulement prati^ 
que, mais populaire, où les deux cultes sont eh présence, 
et où un protestant est positivement regardé comme plus 
noir qu'un malfaiteur, M. Veuillot est adoré, et je me 

4 



62 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

servirais un moment d'une locution détestable pour ajou- 
ter qu'il est Tidole du bas clergé, si je connaissais quel- 
qu'un de plus haut qu'un curé de village. Ce sont là des 
indices dont il sied de tenir compte. A un point de vue 
plus général, la démocratie est le grand fait du dix-neu- 
vième siècle. Ceux qui ne l'aiment pas doivent la subir ; 
Ceux qui l'aiment doivent la régler : tous doivent s'en- 
tendre pour la dégager de ce qu'elle a de grossier, d'im- 
pur, de dangereux, d'enclin au servilisme et aux convoi- 
tises, pour tirer parti de ce qu'elle a de jeune, de robuste 
et d'énergique. La démocratie est un- enfant terrible, mais 
un enfant aux bras d'Hercule : la rendre solidaire dés igno- 
minies de Giboyer, c'est lui infliger une de ces humiliations, 
une de ces injures qui donnent envie aux enfants de com- 
mettre les fautes qu'on leur attribue et de mériter les re- 
proches qu'on leur adresse. 

Enfin je hs, dans le Fond de Giboyer ^ une page sur les 
comédiens, aussi belle dans son genre, mais aussi excessive 
que celles de Joseph de Mai sire sur Voltaire et sur le 
bourreau. Les comédiens ne sont plus ni des bannis ni 
des excommuniés. Les derniers archevêques de Paris, 
notamment, ont rendu droit de cité chrétienne à ces ar- 
tistes, que je ne puis consentir à regarder comme déchus 
d* aucune espècede dignité humaine, lorsqu'ils interprètent 
Bt arrachent au silence des bibliothèques Corneille et 
Racine, Shakspeare et Molière, Mozart et Gluck, Cimarosa 
et Rossini. Il n'est pas vrai que ces artistes soient des out- 
laws, en guerre ouverte contre la religion qui les con- 
damne, contre la société qui les repousse, et enchantés de 
toutes les occasions qui leur sont offertes de se venger de 



M. L. YEUILLOT. 63 

l'une et de l'autre en exagérant les types satiriques, en 
poussant au noir les caricatures. Les sociétaires du Théâ- 
tre-Français, — ceux du moins que j*ai l'honneur de con- 
naître, — sont, au contraire, des hommes d'ordre, 
contacts, spirituels, très-instruits, et s'ils n'ont plus l'élé- 
gante fatuité de Baron, de Mole et de Fleury, s'ils ne sont 
plus tout à fait marquis, ils sont encore, ce qui vaut mieux, 
gens de très-bonne compagnie. Il y a là une note fausse, 
au-dessus du ton, et je la signale d'autant plus franche- 
ment, que M. Louis Yeuillot, en d'autres parties de son 
livre, se montre sous un aspect nouveau de conciliation 
affectueuse, qu'il a des retours sympathiques vers des 
noms peu habitués à ses hommages, qu'il a trouvé, pour 
parler de madame Swetchine, d'admirables accents, pleins 
d'énnotion, de respect et de tendresse. AJlons maître, encore 
un effort ! Dans ce volume qui obtient, quoi qu'on en dise, 
un éclatant succès, vous revenez aussi à une autre outlaw, 
à une autre bannie, à une autre suspecte, dont nous avions 
douté tous les deux, et qu'on appelle la liberté. C'est qu'il 
est plus facile d'en médire que de se passer d'elle, plus 
dangereux de contribuer à sa ruine que de pardonner à 
ses fautes. La vérité vous compté parmi ses défenseurs 
les plus dévoués, les plus éloquents, les'plus énergiques : 
eh bien ! croyez-en le moins impeccable, hélas ! mais le 
plus sincère de vos admirateurs et de vos amis. Cette 
vérité que vous aimez tant et que vous servez avec une si 
généreuse ardeur, n'est jamais mieux défendue que lors- 
qu'elle a à sa gauchele plus grand bienfait et à sa droite la 
plus grande vertu du christianisme : la liberté et la charité. 



M. OCTAVE FEUILLET 

A L'ACADÉMIE FRANÇAISE* 



29 mars 18G3. 

Nous voici sur les marches du palais Hazarin : n'en- 
trons pas encore ; nous sommes en bonne et belle com- 
pagnie : s'il est vrai, comme on le dit, que ces séances 
attirent tout Paris, si, comme je le crois, ce tout Paris est 
gouverné par les femmes, et si, comme j'en suis sûr, les 
femmes sont toujours jalouses de leurs privilèges et de 
leur empire, elles ne peuvent souffrir que le roman fasse 
moins pour M. Octave Feuillet que la politique ne fit, il y a 
un mois, pour M. Albert de Broglie. Restons donc un me- 
ment à la porte : c'est le sort de bien des gens, sans 
compter les candidats. L'Académie française, en donnant 
M. Octave Feuillet pour successeur à M. Scribe, nous in- 
vile à rapprocher ces deux talents, à indiquer comment 
ces deux noms, mis en regard l'un de l'autre, pourraient 
servir de texte à un des innombrables chapitres de notre 
histoire Httéraire. 

i Réception de M. Octave Feuillet, le 26 mars 1865. 



M. OCTAVE FEUILLET A L'ACADÉMIE. 65 

Je me suis souvent figuré le public de notre époque, 
— ce public flottant qui fait les succès et qui tient le mi- 
lieu entre le très-commun et le très-distingué, — comme 
une immense caravane, partie du même point pour se 
diriger vers le même but par une même grande route. 
Le chemin est long, les humeurs sont diverses, les 
haltes fréquentes et les épisodes variés. A chaque inci- 
dent ou à chaque étape, on se fractionne, on se divise par 
groupes, on fait un triage. Les sentiments, les mœurs, les 
idées, les goûts, cessent d'obéir à des lois générales pour 
devenir individuels et s'exagérer dans le sens qui leur est 
propre. Ce qui touchait à la vulgarité sans être absolument 
vulgaire, baisse d'un cran, tombe dans le trivial et parfois 
dans l'ignoble. Ce qui effleurait la réahté y entre à fond, 
en piétine et en fait remonter la vase. Ce qui n'était que 
délicat se manière jusqu'à l'afféterie. L'ingéniosité 
tourne au subtil, le naturel disparaît entre deu:( extrêmes 
dont l'un se fait brutal et grossier, l'autre raffiné et pré- 
cieux. C'est ainsi que huit Ou dix groupes distincts peu- 
vent remplacer une multitude, que plusieurs petites 
églises peuvent s'élever sur les ruines d'un seul temple, 
qu'une variété de petits jardins d'agrément peut se dé- 
couper dans un vaste domaine, et que la succession 
amoindrie, mais épurée et quintessenciée, de M. Scribe, a 
pu échoir à M. Octave Feuillet. 

Tâchons de nous rajeunir de quarante ans, ce qui est, 
hélas ! plus facile en rêve qu'en réalité. C'est à la fin de 
la Restauration et au commencement du régime suivant 
qu'a surtout régné et gouverné M. Scribe. Il installait le 
jusle milieu au théâtre pendant qu'on essayait vainement 

4. 



66 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

de racclimater dans la politique. Quelle était alors sa 
clientèle? Tout le inonde, vous, moi, notre voisin, nos 
amis, nos adversaires, Paris, l'étranger, la province, la 
société tout entière, depuis l'exquise coterie du Petit 
Château jusqu'aux lecteurs de Victoires et Conquêtes^ de- 
puis le grenier de Béranger jusqu'aux salons de la Cbaus- 
sèe-d'Antin, depuis les grognards de la vieille garde jus- 
qu'aux colonels de la garde royale, depqis les grandes 
dames jusqu'aux grisettes, depuis les commis jusqu'aux 
diplomates, depuis le Théâtre de Madame jusqu'à Saint- 
Thomas-d'Aquin, depuis le riche industriel qui murmu- 
rait contre le passé jusqu'au marquis spirituel qui se rési- 
gnait au présent. 

Quel langage parlait cette com^èdie éclectique à ce 
monde recruté dans tous les rangs et dans tous les camps? 
Un langage hérissé de solécismes, mais très-habile au 
point de vue de la circulation rapide et de l'universalité 
du succès. Toute sa méthode et toute sa morale se bor- 
naient à réconcilier le gentiment avec l'intérêt, l'imagina- 
tion avec le bon sens, le roman avec la vie bourgeoise; 
réconciliation normande dont l'idéal payait les frais, mais 
si adroitement déguisée et ajustée, que les esprits positifs 
se pâmaient d'aise sans que les âmes romanesques fussent 
tout à fait découragées. Au lieu de se mettre en frais d'in- 
vention et de plaidoyer au profit de cet absolu, de cet à 
prendre ou à laisser qui sied aux talents énergiques et 
plaît aux sociétés homogènes, H. Scribe s'appliqua et 
réussit à calculer la moyenne de son public. 11 comprit que 
pour se faire applaudir par une société complexe, mixte, 
transitoire, toute en surface, faite de pièces, de morceaux 



M. OCTAVE FEUILLET A L'ACADÉMIE. 67 

et de débris, il fallait être accommodant et superficiel. Il 
combina savamment toutes ses doses, non pas pour la 
plus grande gloire de la poésie, de la passion, des hautes 
facultés de Tâme, des moruvements héroïques du cœur, 
mais pour le plaisir d*une foule de gens qui représentaient 
cette bienheureuse moyenne, cette majorité immense, ce 
suffrage universel, et qui n'étaient absolument nï ver- 
tueux, ni iAfimoraux, ni croyants, ni incrédules, ni spiri- 
tuels, ni bêtes, ni distingués, ni vulgaires, ni chevale- 
resques, ni bourgeois, ni esclaves du positif, ni subjugués 
par le romanesque ; gens enchantés d'associer Tutile à 
Tagréable, de voir cesser les hostihlés entre la sensibilité 
et la raison, de découvrir enfin qu'ils passaient leur vie à 
faire delà morale s^ns le savoir, comme M. Jourdain fai- 
sait de la prose. 

Hais cette paix, ou plutôt cette trêve, maintenue et 
prolongée par H. Scribe à force d'expédients,^ de dextérité 
et d'amusantes invraisemblances, ne pouvait durer tou- 
jours. Les années de révolution comptent double pour les 
peuples et pour les littératures, comme les années de 
campagne pour les militaires. Le romantisme, d'ailleurs, 
arrivé sur ces entrefaites, déclarait ne rien entendre à 
toutes ces finesses, et, comme il appelait crûment les 
choses par leur nom, il eut au moins le mérite de rendre 
impossible ce régime de joUes supercheries, d'ingénieux, 
escamotages et d'adroits accommodements. 

On se sépara donc, et celle séparation coïncida avec le 
déclin de M. Scribe. Les esprits communs passèrent à 
gauche et les délicats à droite. Ceux qu'avaient séduits et 
charmés les bas côtés du talent de M. Scribe descendi- 



68 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

rent encore, et firent la fortune d'un art nouveau, plus 
accentué que le sien, où la réalilë s'accusait plus forte- 
ment et s'envenimait. Ceux qui représentaient, dans son 
public, les délicatesses de goût et de sens moral, se 
voyant moins nombreux, se montrèrent plus exigeants et 
plus susceptibles : c'est l'honneur des minorités et des 
vaincus. Il leur fallut autre chose que cette distinction un 
peu banale qui ne dépassait guère le niveau de la bour- 
geoisie nouvelle, autre chose que cette morale facile et de 
petite vertu, qui se réduisait, en somme, à une question 
d'intérêt bien entendu. Scribe nous avait dit : « Soyez 
sages pour être heureux ; gardez-vous du désordre et de 
la faute, parce que l'honnête et le raisonnable sont en- 
core ce qu'il y a de plus utile et de plus commode ; 
évitez les exagérations et les enthousiasmes, parce que 
mon royaume, qui est de ce monde, appartient aux sen- 
timents tempérés. » — Cette morale avait à monter d'un 
degré et à nous dire : Voyez-vous ces passions coupables, 
ces vices superbes, qUi grondent et éclatent là-bas, dans 
ces livres chargés d'électricité et de tempêtes ? Mensonge 
que tout cela ! Ce sont des simulacres de poésie et de 
passion, des feux follets, bons à nous attirer, non pas 
même dans de majestueux abîmes, mais dans d'affreuses 
fondrières ; un vertige de l'imagination et des sens, où 
Tâme et le cœur ne sont pour rien et se vengent tôt ou 
tard de leur défaite par le châtiment et l'opprobre de 
leurs misérables vainqueurs : soyez sages pour être 
poétiques ; la vraie poésie, la vraie passion résident dans 
l'accomplissement du devoir. Les textes véritables du 
roman de la vie ont été falsifiés et défigurés par des mains 



M. OCTAVE FEUILLET A L'ACADÉMIE. 69 

infidèles, intéressées à les travestir : nous allons, si vous 
le voulez bien, les rétablir, et nous serons tout ensemble, 
s'il plaît à Dieu, vertueux et romanesques ! A cette mo- 
rale ainsi teintée de poésie et d*idéal, il faudra aussi, 
pour être conséquent et ne pas troubler l'harmonie, un 
style plus pur, une culture plus délicate, une forme plus 
exquise, un art plus scrupuleux, des détails et des ajus- 
tements d'une élégance patricienne, d une grâce fémi- 
nine. Fiez-vous à moi, et s*il nous arrive parfois de 
tomber dans l'artificiel et le mignard, de mettre un peu 
de convention dans nos vérités, de prouver moins en vou- 
lant prouver trop, de rappeler un parc anglais illuminé 
de verres de couleur plutôt qu'un vrai paysage éclairé par 
le soleil, songez à ce qu'il en coûte pour rendre la vertu 
aussi séduisante que son contraire, et n'y regardez pas 
de trop prés! 

Nous voilà en plein dans notre sujet, à deux pas de 
rinstitut, cinq minutes avant la séance : retranchez les 
neuf dixièmes de l'auditoire, de l'œuvre, de te pot)ularité, 
de la fécondité, de Tinvention de M. Scribe ; donnez au 
dernier dixième du style, un "redoublement de délicatesse 
intellectuelle, de sentiment Htléraire, d'élégance morale, 
et vous aurez l'auditoire, l'œuvre, le succès, l'inspiration 
et la physionomie de M. Octave Feuillet. 

Cette physionomie douce, distinguée, d'un charme 
mélancolique et un peu languissant, lui avait conquis les 
sympathies de l'assemblée avant qu'il eût ouvert la bou- 
che. Son exorde était de nature à accroître encore cette 
impression très-favorable : il y a eu quelque chose d'in- 
génieux et de touchant dans cette manière de réduire dés 



70 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

Tabord au roman tous ses titres académiques, afin de 
signaler Tavénement définitif de ce genre longtemps 
suspect ou secondaire, de rendre hommage à ceux qui, 
moins Heureux, venus trop tôt ou placés dans des condi- 
tions moins propices, n'ont pas participé à la môme ré- 
compense, et surtout de bien constater que, par cet em- 
pressement à se déclarer romancier et à se compter pour 
rien comme auteur dramatique, il éloignait toute idée de 
rapprochement et de parallèle entre le répertoire de 
M. Scribe et le sien. C'était trop modeste, mais spirituel 
et aimable, et cela donnait une transition excellente pour 
passer à l'éloge du célèbre défunt. Les récipiendaires 
bien avisés imitent, quoique en sens contraire, les héri- 
tiers prudents : ils n'acceptent les successions que sous 
bénéfice d'inventaire; seulement, ce n'est pas de la pau-r 
vreté de leurs prédécesseurs qu'ils se montrent effrayés : 
c'est de leurs richesses. 

Par malheur, le discours académique a des traditions, 
et M. Octave Feuillet, décidé cette fois à les rétablir 
toutes, a trop respecté celles qui consistent à ne dire que 
dû bien de l'homme qu'on remplace : pour éluder celles- 
là, pour faire légèrement sentir le dard de l'abeille dans 
le rayon de miel, Tépine sous la rose ou le serpent sous 
rherbe, il faut une rouerie académique dont un récipien- 
daire est rarement capable : il faut un esprit critique, 
une habitude d'analyse, qui forment un talent à part; 
talent qu'il serait d'autant plus injuste de demander à un 
romancier, à un poète, à un rêveur, à un fantaisiste, à 
un auteur dramatique, qu'en refroidissant ou mettant en 
garde contre elles-mêmes leurs facultés d'imagination, il 



BI. OCTAVE FEUILLET A L'ACADÉMIE. ' 71 

eût très-probablement amoindri leurs succès et nos plai- 
sirs. On peut très-bien avoir écrit Dalila, la Petite Com- 
tesse, le Roman d*un Jeune homme pauvre^ Sibylle^ sans 
être pour cela en mesure de se rendre un compte bien 
exact des ouvrages d'aulrui : ou plutôt c'est justement 
parce que l'on a écrit ces choses charmantes que Ton se 
trouve, sur ce nouveau terrain, inférieur à un pur et 
simple critique, et surtout à un critique qui, par grand 
extraordinaire, ne serait ni simple, ni pur. Si M. Feuillet, 
par exemple, avait eu le regard assez sûr et assez attentif 
pour être vivement frappé des invraisemblances qui 
jouent un si grand rôle dans les pièces de Scribe, c'est 
que l'invraisemblance, cette mère prodigue du roman et 
du théâtre, lui eût paru à priori jplus grave et plus fâ- 
cheuse qu'elle n'en a l'air : dès lors il s'en serait méfié 
pour son propre usage, et nous n'aurions pas eu les déli- 
cieuses invraisemblances de Sibylle et du Romun d'un 
hune homme pauvre ; on le voit, nous y aurions perdu, 
depuis des années, vingt fois plus que nous n'y aurions 
gagné avant-hier. 

Sérieusement, les maîtres du genre, M. Villemain, qui, 
dans letemps, si j'ai bonne mémoire, lors delà réception 
de M. Scribe, avait mêlé à ses compliments de si fines 
pointes d'aiguille ; M. Sainte-^Beuve, qui, de plus en plus 
initié aux grâces et aux grandeurs de la terre, assistait 
jeudi à la séance derrière le fauteuil de S. A. la princesse 
Malhilde, auraient pu enseigner à M. Octave Feuillet 
comment on s'y prend pour déchiqueter une gloire que 
l'on fait semblant de consacrer, pour percer à jour et à 
fond un talent dont on a l'air d'admirer les triomphales 



.72 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

surfaces et pour déshabiller ur^ homme que Ton revAt 
de rhabit vert. Instruit à cette haute école, M. Octave 
Feuillet ne serait pas tombé, lui, si fin, si ingénieux, si 
délié quand il étudie les plus impalpables fibres du cœur, 
dans des lieux communs tels, que nous avons passé une 
heure à nous demander comment on pouvait être à la 
fois si pénétrant et si subtil dans l'analyse psychologique, si 
superficiel et si banal dans l'analyse littéraire. Le sujet 
étant immense, — sinon en profondeur, au moins en es- 
pace, — nous nous bornerons à deux points : la morale 
de M. Scribe et sa politique. 

Que M. Scribe ait été, dans la plus complète acception 
du mot, un galant homme, mieux que cela, un homme 
d'une charité inépuisable et aussi ingénieuse que ses 
pièces, d'une bonté parfaite, ayant admirablenienl ar- 
rangé et réglé sa vie privée, où il avait su, malgré sa 
popularité sans égale, mettre cette ombre discrète qui 
est au bonheur domestique ce que la pudeur est à la 
beauté, soit; nous ne chicanerons pas là-dessus et nous 
n'en saurions assez dire ; mais la morale de son théâtre! 
Voyons, ne soyons pas dupes, et parlons tout au plus de 
sa décence. Je ne reconnais et ne salue '^le sentiment 
moral que là où il domine tout ce qui n'est pas lui, où il 
est, à lui seul, une puissance. S'il n'est qu'un assaisonne- . 
ment ou un hasard, si je devine qu'il joue un rôle de 
subalterne prêt à paraître ou à disparaître suivant qu'on 
en a besoin ou qu'il gêne, si je sens qu'il suffirait pour 
l'annuler d'une combinaison différente sur l'échiquier 
dramatique, je puis encore m'amuser sans y mettre trop 
de façons, décidé que je suis à laisser toute pruderie à 



M. OCTAVE FEl'iLLET A L'ACADÉMIE. 75 

la porte du théâtre comme on laisse son paletot au ves- 
liaire : mais je ne veux pas que l'on crie au moraliste. 
Il y a plus, c'est ne pas comprendre M. Scribe, qui ne 
prétendait guère, je crois, à ce litre vénérable. 

Qu'était-ce, en réalité, que M. Scribe? Un cerveau ex- 
ceptionnel, fait exprès, soumis à une vocation spéciale, 
où tout était théâtre, comme, dans un cerveau de savant, 
tout est calcul mathématique, comme, dans un cerveau 
halluciné, tout est vision ou extase. C'était le théâtre fait 
homme, et, comme tel, il ne se préoccupait que d'une 
chose ; de se tenir en communication permanente avec 
le public, de prendre exactement et à toute heure mesure 
de ses goûts, de ses penchants, de ses faiblesses, d'es- 
sayer enfin tout ce qu'il pouvait risquer, jusqu'où il pou- 
mt aUer auprès de ce roi absolu, mais débonnaire, dont 
il se faisait le courtisan pour être plus sûr d'en devenir le 
maître. Jusqu'oîi ilpouvait aller ^ poui'vu que ces licences 
ne tournassent pas au scandale, pourvu que l'immoralité 
fût sauvée comme l'invraisemblance, que le tour de go- 
belet s'appliquât aussi adroitement à la morale qu'à l'in- 
trigue, et que le public amusé consentît à ne pas trop 
voir ce qu'on lui montrait sous un voile, à ne pas trop 
comprendre ce qu'on lui disait en des mots à triple en- 
lente! Yoilà le secret, le succès et la moralité du théâtre 
de M. Scribe. Cela est si vrai, que lorsqu'il n'a plus à 
11 ènager des spectateurs réunis, qu'il espère avoir encore 
meilleur marché du lecteur isolé et qu'il est sûr du 
moins que Timprobation ne peut pas se traduire en sif- 
flets, il force la note, éclaircit la gaze et arrive à la gra- 
Yelure assez peu déguisée. M. Octave Feuillet a-t-il ouvert 



74 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

un petit volume, édité par Charles Gosselin, en 1840, 
sous le titre de Proverbes et Nouvelles? S'il le connaît, 
s'il y a lu, entre autres, un Ministre sous Louis XV, le 
Jeune docteur^ Potemkiny la Conversion^ le Tête-à-Tête, 
il doit être parfaitement édifié sur le sujet qui nous oc- 
cupe, et il a sans doute gémi des tyrannies du panégy- 
rique. Ah! le vague! l'à-peu-près! la convention! la 
nécessité de placer sous des mots autre chose que ce que 
ces mots signifient et d'exprimer des idées contre les- 
quelles proteste le sens intime! C'est (en littérature) le 
fléau des salons, des Cours et des Académies. 

Ceci nous mène à la politique de M. Scribe. Je serai 
bref, et pour cause : M. Scribe n'a pas eu de politique : 
on a raconté, à sa louange, que, le 24 février 1848, au 
moment où on s'égorgeait dans les rues, il combinait pai- 
siblement un libretto d'opéra-comique. S'il avait eu une 
politique, on serait forcé d'être sévère envers lui, et par 
ricochet, envers son aimable panégyriste. Si réellement 
I^I. Scribe avait été une sorte de Béranger en prose mêlée 
de couplets et mitigée par la censure théâtrale, si sa muse 
ou sa musette avait trop aimé, dès 1818, à consoler les 
douleurs ou à réchauffer les espérances de la patrie 9 s'il 
s'était fait sciemment l'auxiliaire de l'opposition bbérale^ 
nous aurions le droit de poser une question et d'évoquer 
un souvenir* Les augustes et gracieux patronages ne da- 
tent pas seulement d'aujourd'hui. 1^ théâtre qui, après 
avoir servi de berceau à la gloire naissante de Scribe est 
resléj en définitive, le moins fragile débris de sa royauléj 
s'appelait le Théâtre de Madame ; ce titre n'était pas pu- 
rement honorifique ; il indiquait la protection intelligente 



M. OCTAVE FEUILLET A L'ACADÉMIE. 75 

et efficace d'une princesse que les arts et les pauvres 
avaient appris à bénir et de toute la société d'élite qu'elle 
animait de son sourire. Nous avouons ne pas connaître de 
prestidigitation dramatique, — si merveilleuse qu'elle 
pût être, — qui permît au favori de cette société et de ce 
théâtre de faire niche à la monarchie et de pousser aux 
révolutions pendant qu'il recueillait ces bénéfices et pro- 
Gtait de ces faveurs. N'insistons pas et gardons-nous de 
trop appuyer à propos d'un homme qui n'appuya jamais 
et s'en trouva bien. Ce qui est vrai, c'est que M. Octave 
Feuillet, qui est trop jeune pour se souvenir de ce temps- 
là, qui comprend tous les sentiments nobles et toutes les 
idées généreuses, eût donné plus de prix à un hommage 
dont personne ne s'est étonné et qu'il n'aurait pu omettre 
sans ingratitude, s'il avait préalablemant rendu plus de 
justice au passé : se montrer équitable envers ce qui n'est 
plus, c'est rendre vraisemblable et digne la louange de 
ce qui est. 

Mais à quoi bon tout ce verbiage, et comment osons- 
nous écrire, quand M. Vitet a parlé? Nous avons retrouvé 
dans sa réponse cette perfection magistrale à laquelle il 
nous a accoutumés et dont il ne nous donne qne de trop 
rares modèles. Jamais ce dilettantisme supérieur, qui est 
lui aussi un art, ne s'était révélé sous une forme plus ex- 
quise, avec un accent plus irrésistible, une allure plus 
douce et plus ferme tout ensemble. Qu'il s'agisse de 
Scribe, de Musset ou de M. Octave Feuillet, on ne peut 
plus ajouter, après M. Vitet, que l'ancienne formule : Ma- 
gister dixit, et ce n'est pas assez encore. Nous parlions 
tout à l'heure de ces maîtres dans l'art de mêler au nec- 



76 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

tar académique le verjus elle vinaigre de la vérité, de dé- 
guiser des épigrammes sous des compliments et de faire 
comprendre au public autant de malices qu'on fait en- 
tendre de louanges au récipiendaire. Ce n'est pas la ma- 
nière de M. Vitet, et sa manière est meilleure : il ne dit 
pas tout, mais il ne déguise rien ; il n*a pas besoin de ve- 
lours, parce qu'il ne veut pas avoir de griffes; il ignore 
ou dédaigne ces charmantes chatteries, légitimées ou lé- 
gaUsées par le code de l'Académie, plus avancé que son 
dictionnaire. Nul n'est plus vrai dans l'éloge, plus tendre 
et plus paternel dans le blâme, plus mesuré et plus déci- 
sif dans l'emploi de ces nuances permises qui font deviner 
la pensée sans la livrer lout entière. Étant données les 
barrières du lieu et du genre, M. Vitet les accepte, et 
pous dit ou a l'air de nous dire : Voilà les limites que 
je ne puis pas dépasser ; vous qui avez assez d'esprit pour 
me comprendre et pas assez pour être académiciens, faites 
dix ou cent pas de plus sur la voie que je vous indique, 
et vous serez dans la vérité. , 

Rarement, même à l'Académie, nous avions assisté à 
un succès pareil ; chaque phrase de l'orateur était inter- 
rompue ou suivie par des applaudissements sympathiques, 
des frémissements d'enthousiasme et de plaisir : ce suc- 
cès a pris tous les caractères d'une manifestation venge- 
resse, quand M. Vitet, s'emparant d'une heureuse expres- 
sion du récipiendaire, a ajouté : « Le théâtre alors prenait 
parti pour les vaincus... Vous avez raison, monsieur, 
c'était l'âge d'or! » Giboyer soit qui mal y pense! 

En somme, la séance a été très-brillante : ce n'était 
plus tout à fait le même public que pour la réception de 



M. OCTAVE FEUILLET A L'ACADÉMIE. 77 

^I. Albert de Broglie; mais c'était un public charmant, 
)ù les femmes, comme toujours et mieux que toujours, 
se trouvaient en majorité. D'illustres spectatrices sont ve- 
lues ajouter à l'éclat de la fête, et tout le monde a remar- 
[jué l'expression de béatitude janséniste qu'a prise en ce 
[Doment la figure de H. de Sacy. Vieux pécheur du libé- 
ralisme, il était heureux de dépouiller le vieil homme et 
Je sentir en lui la Nature vaincue par la Grâce. Des quatre 
tribunes qui dominent les statues de Sully, de Descartes, 
de BosLuet et de Fénelon , trois avaient été tendues de 
damas rouge et ornées pour la circonstance. C'est dans 
une de ces tribunes que s'est tenu constamment H. Sainte- 
Beuve : il a préféré ses devoirs de courtisan à ses droits 
d'académicien : ne méritait-il pas d'ailleurs de passer ces 
aimables heures auprès de la princesse qu'il a si bien 
peinte? 



VI 



M"' ACARIE ET M"' SWETCHINE' 



Samedi saint, 4 avril 18b3. 

1/ excellente élude de M. Georges de Cadoudal, le vo- 
lume tout fraiséclos de madame Swetchine, voilà bien ce 
qu'il nous faut pour notre semaine sainte littéraire. Je ne 
sais si vous m'accuserez d'un clétixxilisme excessif; mais 
s'il est vrai, comme tout le monde en convient, quemênne 
pour les esprits superficiels et frivoles, cette semaine ne 
ressemble pas aux autres, j'ajoute que notre causerie doit 
se ressentir de celte différence et s'arrêter un moment 
sur le seuil ou sur les marches de l'église. 

Quel beau sujet d'ailleurs que celui-là, et comme il se lie 
étroitement à ceux qui, dansces derniers temps, ont le plus 
passionné quelques-uns de nos plus illustres lettrés ! Ma- 
dameÂcarie, la femme catholique à la fin du seizième siècle ! 
madame Swetchine, la femme cathoUque au dix-neuvième 
siècle ! ces deux figures, ces deux types personnifiant ex- 
cellemment deux mondes séparés pardes abîmes! Entre ces 

* Madame Acarie, par M. G. de Cadoudal. — Madame Swetchine , 
Méditations et prières. 



MADAME ACARIE ET MADAME SWETCHINE. 79 
deux points extrêmes et comme pour marquer de Tun 
à l'autre les transitions et les gradations, le dix-septième 
siècle plaçant ses grandeurs, le dix-huitième ses désordres, 
la Révolution ses châtiments, notre siècle l'incroyable 
complication de ses éléments de vie intellectuelle et mo- 
rale! Nous allons, si vous Je voulez bien, faire ensemble 
ce petit pèlerinage de piété et d'agrément , en commen- 
çant par madame Âcarie, en finissant par madame Swet- 
chine, en essayant de peupler à notre guise les stations 
intermédiaires et d'indiquer ainsi ce qu'a été et ce qu'a 
pu être l'action bienfaisante des femmes à ces époques^ 
si diverses. Des livres mal élevés et des gens mal rensei- 
gnés nous assurent que les femmes ont fait et font encore 
beaucoup de mal en ce monde : nous allons voir le bien 
qu'elles savent faire : nous aurons sous le bras ces deux 
aimables et édiflants volumes : nous aurons pour guides 
deux saintes personnes, l'une béatiûée déjà, l'autre qui ne 
peut manquer de l'être tôt ou tard; et les premiers rayons 
d'avril , les premiers souffles du printemps , les premiers par- 
fums des lilas embelliront cette pieuse promenade. Vous 
le voyez; sauf ma prose, je ne saurais en définitive, vous 
proposer de moins dure pénitence. 

Ce gui me frappe chez madame Âcarie, c'est d'abord le 
parfait îccord qui existe entre cette âme fervente et celle 
de son temps: c'est ensuite l'intensité extraordinaire 
du sentiment catholique et du sentiment national pen- 
dant ces dernières années du seizième siècle, que l'on se 
représente comme entamées déjà par l'esprit d'examen, 
les querelles religieuses, les influences étrangères et les 
ivresses de la Renaissance. Nous somme en effet trop en- 



80 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

clins à croire qu'à cette date critique, après Rabelais^ 
après Calvin, après le triste règne des Valois, la France 
devenaitunesortedeterrainneutre, mixte, éclectique, placé 
entre les puissances catholiques et les puissances protes- 
tantes, comme pour en émousser les dissidences et fondre 
les deux esprit sous le patronage d'un roi aussi habile 
que mal converti. M. Georges de Cadoudal n*a pas de peine 
à nous prouver le contraire. Telle était alors la sève reli- 
gieuse, que refoulée un moment, mais non pas affaiblie 
par la Réforme et la guerre, il ne lui fallut que quelques 
Années de paix et de halte victorieuse pour reprendre toute 
sa force d'expansion et se manifester au dehors en des 
œuvres admirables ; à peu près comme ces grands 
chênes que la tempête enracine par les secousses mêmes 
qu'elle leur imprime, ou comme ces grands oiseaux dont 
les serres s'incrustent dans le roc ou sur les branches, 
pendant que Torage fait tourbillonner les feuilles et le 
sable. C'est à ce mouvement de renaissance catholique 
que s'associèrent avec éclat de pieuses femmes, parmi les- 
quelles madame Acarie ne tarda pas à conquérir le pre- 
mier rang, et dont l'héroïsme chrétien prépara la forte 
et magnifique génération féminine du règne suivant. 

Dès les premières pages de ce petit livre, destiii^à po- 
pulariser une histoire présentée jusqu'ici sous une forme 
trop volumineuse et trop mystique, on se sent dans 
une atmosphère spéciale où tout, les hommes, les œuvres, 
l'air, le soleil, le terrain, la culture, les grands, les petits, 
voire les subalternes, est . admirablement approprié à 
faire naître, croître et prospérer les choses saintes. 

Barbe Avrillot, devenue plus tard madame Acarie, ap- 



MADAME AGARIE ET MADAME SWETGHINE. 81 

partenait, soit par sa famille, soit par celle de son mari, 
â cette noblesse parlementaire, presque aussi illustre et 
bien plus nationale, j'allais dire plus parisienne que la 
noblesse de cour et d'épëe. C'est Paris, le Paris de la 
Ligue purifiée, apaisée, et réconciliée, qui produit ces 
vigoureuses natures, ces familles de vieille roche où les 
caractères gardent tout leur relief et toute leur carrure, 
où les mœurs offrent un singulier assemblage de dignité 
et de bonhomie, où les maîtres et les domestiques 
semblent n'avoir qu'un même cœur et où l'esprit fran- 
çais mêle quelques grains de son sel à l'encens des 
vertus et de la prière. Barbe Avrillot, malgré une vocation 
religieuse très-prononcée, se maria à dix-sept ans pour 
obéir à sa mère ; elle eut six enfants, et telle est l'harmo- 
nie de tout cet ensemble, que ce mariage, cette mater- 
nité, cette physionomie de maîtresse de maison, presque 
de femme du monde, au lieu de nuire à la prédestination 
chrétienne de cette âme et de cette vie, semblent en 
vérité l'avoir complétée. Son mari est un saint homme, un 
b'gueur rallié, un peu boiteux, chansonné par la satire 
Ménippée ; il s'associe à toutes les bonnes œuvres de sa 
femme, la laisse gouverner dans l'ordre spirituel et tempo- 
rel et n'a d'autre défaut que d'être un peu tatillon. Quoi de 
plus naïf et de plus charmant que l'épisode qui nous 
montre cet excellent homme, après avoir consenti à trans- 
former sa maison en monastère et à y recevoir provisoi- 
rement les jeunes aspirantes au Carmel, intervenant, sans 
penser à mal, dans leurs pieux exercices, si bien que l'une 
d'elles, pour se prêter à ses fantaisies enjouées, finit par 
consentir à danser avec lui? Et quels domestiques que ceux 

5. 



82 DERNIËHES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

de madame Âcarie ! Gomme c*est bien là une société dont 
rien n*a encore bouleversé les assises, dérangé le ciment, 
brisé ou aminci les cloisons! Les vertus de ces braves gens, 
sont le plus bel éloge que Ton puisse faire de celles de 
leur maîtresse. Ils réalisent tout ensemble la domesticité et 
l'égalité chrétiennes, c'est-à-dire le sentiment qui relève les 
petits en les retenant à leur place. Se reconnaissant in- 
férieurs par le rang, l'éducation et Tintelligence, mais 
égaux à leurs supérieurs par Tâme et la destinée divine, 
se sachant appuyés, protégés, aimés non moins que su- 
bordonnés, ils ne sont jamais ni révoltés, ni serviles ; leur 
obéissance est de Tamour encore, et la bassesse de leur 
condition s'ennoblit de toute la franchise de leur dévoue- 
ment. Voilà les domestiques de ce temps-là; ne parlons pas 
de ceux d'aujourd'hui, et consolons-nous de la différence 
en contemplant les embellissements de Paris. 

Est-il rien de plus curieux, de plus miraculeux, au sor- 
tir des étreintes de Luther et de Calvin, que ce voyage en 
Espagne, entrepris par les auxiliaires, les confidents de 
madame Acarie, pour mener à bien une grande œuvre ; 
l'acclimatation de l'ordre des Carmélites en France, la 
conquête de quelques religieuses espagnoles, invitées à 
venir apporter en deçà des Pyrénées les pures traditions 
de sainte Thérèse? Ce n'est rien, et c'est immense ; car 
songez à ce que fut cette maison des Carmélites de la rue 
Saint-Jacques dans la vie spirituelle du grand siècle, dans 
ces familles de haute noblesse volontairement décimées 
au profit du cloître, au soir ou même au midi de ces bril- 
lantes existences, arrachées toutes saignantes aux griffes 
de la passion mondaine pour aller se guérir en Dieu. Tous 



MADAME ÂGARIE ET MADAME SWETGIIINE. 85 
les incidents de cette pieuse aventure à la recherche de 
couvents en Espagne, offrent un caractère légendaire que 
M. Georges de Cadoudal a très-bien fait de maintenir. On 
dirait un chapitre de la primitive Église transplanté jus- 
qu'au seuil de la société moderne par un souffle de cette 
foi qui déplace les montagnes. 

Après bien des épreuves et des périls auxquels nos 
voyageurs n'échappent qu'à force de miracles, le succès est 
complet ; la caravane revient au port, et nous avons le 
Carmel français, qui, même avec ses institutrices espa- 
gnoles, garde son caractère ; le Carmel de madame Aca- 
rie, tt que l'observateur attentif distingue du Carmel de 
sainte Thérèse, comme on distingue un tableau de notre 
Lesueur des toile de Zurbaran ou de l'Espagnolet. » Il 
était difficile d'indiquer plus finement les nuances que le 
génie si différent des deux peuples a dû mettre dans l'ap- 
plication d^une même pensée. Madame Âcarie, nousl'avons 
dit, est essentiellement française; française de ce siècle 
de mâles vertus, de fortes croyances, de ce Paris catho- 
lique et ligueur qui ne se résigna à devenir royaliste que 
quand il put concilier son roi et sa foi. Unité, simplicité, 
fécondité, activité, voilà les traits distinctifs de cette sainte 
femme dont l'action s'exerce hbrement dans une sphère 
digne d'elle, secondée par les Béruile, les Bréligny, les 
Gauthier, par d'autres femmes dont la piété rivalise avec 
la sienne, par de grandes dames qui lui servent de média- 
trices auprès des pouvoirs de ce monde ; par son siècle 
qui la comprend et l'admire, par son roi lui-même, qui, 
sans prétendre à la sainteté, est assez clairvoyant pour 
deviner qu'il y a là une force, une création et une gloire. 



8J DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

En rencontrant , parmi les protectrices de Tœuvre où 
se résuma la vie de madame Acarie, une duchesse de 
Longueville, on se souvient de l'héroïne qui devait, un demi- 
siècle plus tard, aller si souvent chercher au Garmel 
l'oubli de ses chagrins et le pardon de ses fautes; on 
évoque les gracieuses ou majestueuses figures de toutes 
ces contemporaines de Louis XIV, sur lesquelles se con- 
tinua rinfiuence de madame Acarie, et qui, longtemps 
aprèâsa mort, apprenait encore d'elle, par (radition, à tout 
quitter pour le cloître, à s'abriter contre le monde et 
contre elles-mêmes auprès des filles de sainte Thérèse. 

On peut donc dire, avec M . de Cadoudal, que les femmes 
du grand siècle, dans leurs contacts si fréquents avec la 
spiritualité , s'animent de l'esprit de madame Acarie. 
Puis, hélas ! la chaîne se brise; l'ère des frivolités et des 
corruptions commence. Nous croyons cependant ne pas 
nous tromper en affirmant que , même au dix-huitième 
siècle, il y eut, dans les provinces et dans la haute bour- 
geoisie parisienne, des femmes que n'atteignit pas cette 
épidémie de désordre, et dont l'âme, le caractère, la mai- 
son, la vie extérieure et intime, se conformèrent de loin 
à ce type consacré par la vénération publique. D'ailleurs, 
si le mal avait été aussi universel, commentse serait-il trouvé 
tant de vertus toutes prêtes pour l'exil, le dénûment, la 
persécution, la prison et l'échafaud? L'expiation suprême 
remit en lumière la femme chrétienne et simplifia sa 
tâche, qui consista à pardonner et à mourir. Elle eut pour 
initiatrices et pour modèles, dans cette nouvelle phase, 
deux princesses, delix saintes, l'une qui mourut, l'autre qui 
vécut, et dont la mort et la vie pourraient être comparées à 



MADAME AGÀRIE ET MADAME SWETGHINE. 85 

deux calices de l'or le plus pur, incessamment tendus vers 
le ciel. J'ai nomme la princesse Elisabeth et Harie-T hé- 
rèse de France. 

Ce que les révolutions ont fait de la société moderne, 
vous le savez : ne les maudissons pas ; cherchons quel 
peut être le rôle de la femme chrétienne sur ce sol mou- 
vant, morcelé, où le pied se heurte sans cesse à une ronce 
démocratique ou à une ruine de l'aristocratie ; dans un 
inonde livré à tous les dissolvants de l'analyse, où l'on ne 
voit plus rien de compacte ni d'homogène, où les carac- 
tères s'affaiblissent, où les mœurs s'altèrent, où les phy- 
sionomies s'effacent, où les intérêts se compliquent, où les 
idées se subdivisent et s'éparpillent, où la vie matérielle 
déborde, où les meilleures intelligences, gagnées par une 
sorte d'anarchie morale, ne savent plus faire faisceau, 
manquent de point de repère et de ralliement. Vous figu- 
rez-vous, dans une société pareille, un mari revenant de 
son club et trouvant douze carmélites installées chez lui 
par sa femme? Vous représentez-vous les domestiques de 
1860 oubUant de rêver une augmentation de gages pour 
s'identifier de cœur et d'âme avec les croyances, les œu- 
vres, les sacrifices et les épreuves de leur maître? Et 
celle belle légende du voyage en Espagne, cet héroïque 
ensemble de périls, de souffrances et de miracles, le 
voyez-vous prêt à disparaître dans la fumée des bateaux à 
vapeur et des locomotives ? Dans celte dispersion géné- 
rale, sous ce règne de l'individuahsme, l'influence de la 
femme chrétienne ne peut plus être universelle, collective, 
nationale, mais individuelle. Ses conditions changent. 
Wieu l'unité, la simplicité, la fécondité ! Elle cesse de 



86 DERISIËRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

créer des œuvres visibles et palpables qui témoignent à la 
fois de sa force intérieure et de celles dont elle dis- 
pose au dehors; elles sort des sphères de Faction pour 
se replier sur elle-même, pour se faire méditative et 
contemplative. Dans ce mystérieux travail, cette âme 
délicate gagne en saveur et en parfum ce qu'elle perd en 
expansion et en vigueur. C'est une liqueur rare qui, au 
lieu de se répandre à flots, se distille goutte à goutle, et rem- 
plit peu à peu un beau vase caché dans l'ombre : c'est une 
source, formée des pluspureseaux du ciel, des neiges les 
plus virginales, qui, au lieu de s'épancher en torrent 
ou en fleuve, retombe à travers les fentes de son ro- 
cher, et s'y creuse une coupe presque invisible, délices du 
chasseur fatigué et de l'oiseau voyageur. 

Dans ce nouveau cadre, la femme chrétienne prend à 
la longue, volontairement ou à son insu, la direction 
d'une famille d'esprits, venus de tous les points du monde, 
partis de tous les degrés de l'échelle sociale, désorientés 
souvent, souvent près de s'égarer ou de se séparer, mais 
qui se reconnaissent à certains traits de ressemblance et 
se rapprochent dans une communauté d'intentions, de 
vœux, d'espérances et de regrets. Elle console les chagrins 
de l'un, elle tempère les ardeurs de l'autre, elle signale à 
celui-ci un écueil, elle indique à celui-là comment il pour- 
rait tomber du côté où il penche. Sœurde charité des âmes, 
il lui faut une main fme et souple pour s'acquitter de sa 
tâche dans ce monde qui n'est, en définitive, qu'une vaste 
ambulance des ambitions, des enthousiasmes et des va- 
nités. Si cette finesse est un peu subtile, si la souplesse de 
l'esprit vient en aide à la sincérité du cœur , tant mieux ! 



MADAME ACARIE ET MADAME SWETCHINE. 87 

Cette femme n*en sera que plus propre à sa mission, toute 
de nuances, de demi-ieinles, d'insinuation douce et balsa- 
mique. Peu importe même qu'elle soit étrangère, et je ne 
sais si ce dernier trait n'aura pas un sens particulier : il 
achèvera l'expression delà figure; il marquera ce cosmo- 
politisme qui cherche sa vraie patrie, sa patrie idéale, sur 
les ruines d'une étroite nationalité : il s'accordera avec le 
double caractère de notre siècle et de notre pays, où les 
influences exercées se combinent avec les influences su- 
bies, où la faculté d'expansion et celle d'assimilation se 
complètent l'une par l'autre. Cette femme, en deux mots, 
sera ou pourra être une Française adoptive, preuve vi- 
vante de la puissance de Tesprit français et de l'aptitude 
de certaines races à s'approprier cet esprit, en y ajoutant 
je ne sais quel arôme, un raffinement et une grâce. 

Est-ce un portrait de fantaisie, est-ce le portrait de ma- 
dame Swetchine que je viens d'essayer? Moins heureux 
que ses amis, je ne l'ai connue que par ses ouvrages; mais 
elle s'y est mise tout entière, et l'on ne doit pas s'en 
étonner; madame Swetchine, si je m'en fais une idée juste, 
était moins une femme qu'une intelligence, un cœur, une 
âme : elle n'a vécu que de la vie intérieure, par le senti- 
ment et l'idée dégagés de tout alliage mondain. Cette vie, 
en se reflétant dans ses écrits, nous la livre bien plus com- 
plètement que le miroir le plus fidèle, qui ne nous eût donné 
que son image. Ses confidencesinvolontaires, toutes renfer- 
mées dans le monde moral, sont bien plus sincères et plus 
vraies que des confidences préméditées où se trahit et se 
dissimule tour à tour une existence disputée par des cou- 
rants contraires. La femme qui a fait deux parts d'elle- 



88 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

même et qui en a donné une , sinon au désordre, au 
moins au mouvement des plaisirs et du monde, au contact 
ou à l'étude des sentiments profanes, ne se révélera jamais 
qu'à demi : par cela même qu elle sera femme, qu'elle 
aura une forme et un visage, il lui faudra un ajustement 
et un voile. Mais une âme, et une âme comme celle-là! 
Sa nudité sainte est, pour ainsi dire, la plus belle de ses 
parures, et les grâces dont elle s'entoure à son insu, ne 
servent qu'à la mettre mieux en lumière : la coquetterie, 
même celle de l'esprit, lui est si étrangère, si impossible, 
que sa subtilité est encore du naturel. Madame Swetchine 
est naturellement et nationalement subtile ; aimable dé- 
faut qui ajoute à l'originalité de sa physionomie, et qui, 
dans la littérature religieuse comme dans l'autre, dans le 
spirituel comme dans le temporel, n'en répond que mieux 
au goût d'une époque fatiguée et d'une société blasée ! 

C'est à la littérature la plus avancée dans la voie de la 
perfection et du salut qu'appartient le nouveau volume de 
madame Swetchine, et l'on est tenté, en y entrant, de 
chercher le bénitier, comme à la porte d'une église. Si 
l'on a pu dire, à raison ou à tort, que son salon ressem- 
blait souvent à un oratoire, et que son oratoire resseni. 
blait parfois à un salon, l'on ne manquera pas d'ajouter 
que ses Pensées, ses Airelles, la plupart de ses lettres, 
étaient plus voisines du salon,'' et que ces Méditations, ces 
Prières, ce Journal de sa conversion, touchent de plus 
près à l'oratoire. Mais une fois que notre frivolité mon- 
daine a surmonté cette première impression, que de 
charme dans ces pieuses pages ! quelle sagacité ! quelle 
onction douce et pénétrante ! madame Swetchine excelle 



MADAME AGARIE ET MADAME STWËTCHINE. 89 

dans les pensées détachées : il y en a dans ce volume, 
et plusieurs sont remarquables par ce tour exquis, par 
cette ingéniosité suprême dont ses précédents ouvrages 
nous avaient offert tant de modèles. 

a Les années sont des degrés qui croulent à mesure 
qu'on les monte. » 

< On n'est heureux de fléchir que Vx où il faut se pros- 
terner. » 

« La vie est une plante dont le fruit mûrit pour Tétcr- 
nité. » 

H La vieillesse est une voyageuse de nuit; la terre lui 
est cachée ; elle ne découvre que le ciel.» 

« Le christianisme, quelque élevé qu*ilsoit, est toujours 
à hauteur d'appui. » 

« Combien elle est faite pour nous, une religion qui ab- 
sout l'ignorance ! » 

« La vérité est une lumière qui éclaire et une force qui 
sanctifie ; elle conduit les hommes à l'admiration de ce 
qu ils connaissent et à l'amour de ce qu'ils admirent. » 

« Le progrés indéfini, flagrante illusion dont le seul mé- 
rite est de protéger le progrès continu. » 

« Il en est delà vérité sociale comme de la vérité reli- 
gieuse : ce sont les passions et non les intelligences qui ne 
peuvent s'y accommoder, » etc., etc., etc.... 

* On nous a fait remarquer que cette belle pensée se trouve, 
presque mot pour mot, dans les Mémoires d' Outre-Tombe; fau- 
drait-il en conclure que des extraits de lectures ont pu être con- 
fondus avec des pensées originales? Madame Swetchine était assez 
riche de son propre fonds pour que Terreur fût permise. Quoi qu'il 
en soit, il conviendrait de s'assurer de ce détail avant de publier une 
nouvelle édition. 



90 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

Il faudrait citer aussi le Peuplier y allégorie charmante, 
qui prouve avec quelle justesse cette intelligence appliquait 
à la vie intérieure les images naturelles : elle l^s im- 
matérialisait, contrairement au procédé moderne qui 
matérialise et colore les idées : tant cette nature suave 
était elle-même immatérielle ! et tant la flèche empoison- 
née qu'on essayerait de lancer contre cette sainte mé- 
moire serait sûre de se perdre dans le vide et dans l'a- 
zur! 

Hais la critique littéraire garde ses droits ou plutôt ses 
servitudes. Ce volume, surtout à dater de la seconde par- 
tie, tourne à Fascétisme : c'est tout à fait un livre de pié- 
té, et, comme tel, il se trouve placé au delà des limites 
que nous ne croyons pas devoir franchir. Étudier en pu- 
blic les œuvres de ce genre, même pour n'en dire que du 
bien, équivaudrait, selon nous, à parler tout haut dans 
une chapelle ou à y arriver avec des plumes et une 
écritoire. Les Pensées de madame Swetchine, ses traités 
de morale, d'une morale toute rayonnante de spiritualisme 
chrétien, ses lettres déjà publiées, celles, si impatiem- 
ment attendues, qui nous montreront cet esprit si sûr aux 
prises avec Tardent génie du père Lacordaire, tout cela, 
dans une certaine mesure de respect et d'hommage, peut 
être de notre ressort. Les MéditationSy la Conversion et les 
Prières nous échappent, hélas ! toute l'année. . . — excepté 
le samedi saint. 



vu 



M. N. V. DE LATÉNA' 



12 avril 1863. 

Avant d'arriver à la littérature romanesque dont les 
produits se renouvellent et s'accumulent d'une manière 
effrayante, au sortir des pieuses mysticités de madame 
Swetchine qui nous occupait l'autre jour, nous ne pou- 
vons mieux ménager la transition, amoindrir les distances 
et marquer les points intermédiaires, qu'en rouvrant au- 
jourd'hui le livre de M. de Laténa ; livre toujours nouveau, 
puisque Fauteur ne se lasse pas de l'améliorer, et puis- 
qu'on ne saurait le relire sans y trouver de nouveaux 
sujets de réflexion, des leçons nouvelles et un nouveau 
plaisir. 

Primitivement, si j'ai bonne mémoire, il y avait deux 
parts dans cette belle Étude de Vhomme : l'une pour les 
savants, l'autre pour nous ; l'une métaphysique, abstraite, 
fort développée en surface et en profondeur, l'autre où le 
moraliste dominait heureusement le métaphysicien et 

* Étude de l'homme, nouvelle édition. 



92 DERKIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

nous faisait parcourir avec lui, une lampe à la main, tous 
les chefs-lieux et toutes les annexions de ce vaste royaume 
dont on ne connaît pas encore les limites et qu'on appelle 
le cœur humain. Nous lui dîmes alors : Voulez-vous que 
votre ouvrage, qui a déjà beaucoup de succès, en obtienne 
encore plus? Voulez-vous que vos lecteurs, qui sont nom- 
breux, deviennent innombrables? Abrégez votre première 
partie au profit delà seconde; allégez-vous de ces ri- 
chesses scientifiques dont nul ne vous saura gré, excepté 
quelques esprits superbes qui ne veulent comprendre que 
ce que personne ne comprend. Modifiez le plan et les 
distributions de votre édifice : votre salon est charmant, 
votre boudoir déUcieux, votre chambre à coucher exquise; 
votre parloir donne envie d'avoir de l'esprit, ne fût-ce que 
pour ressembler au maître de la maison. Eh bien ! dimi- 
nuez quelque peu ces grands portiques qui interceptent 
l'air et le soleil, cette vaste salle des gardes où la science 
veille, mais où l'ignorance pourrait s'endormir. Suivez 
liardiment votre vocation, qui est d'être un moraliste su- 
périeur, d'observer d'un regard juste et fin ce que nous 
pouvons tous étudier avec vous, et de nous apprendre à 
nous connaître en vous lisant. Vous êtes de la famille de 
la Rochefoucauld et de la Bruyère, de Vauvenargues et 
de Joubert. Ne cherchez pas d'autres ancêtres : ceux-là 
ont de quoi satisfaire les ambitions les plus difficiles : la 
liste n'est pas longue, la chaîne n'est pas lourde : ajoutez-y 
votre nom et votre anneau ; bien des génies à grand fra- 
cas, bien des gloires à grand falbalas auront passé dans 
le monde et dans les lettres sans pouvoir en faire autant. 
Chose extraordinaire ! L'auteur de V Étude de lliomme. 



M. N. V. DE LATÉNA. 93 

au lieu de répliquer qu'on lui demandait le sacrifice de 
ses plus beaux endroits y a suivi ce conseil ; ce qui prouve 
qu'il est le plus intelligent de ses propres élèves, et que 
l'on n'a pas à lui dire : Médecin, guéris-loi toi-même ! Il 
a remanié, assoupli, éclairci, dégagé son livre dans le 
sens qu'on lui indiquait. A présent, ce livre, perfectionné 
dans quatre éditions successives, divisé en quatre parties 
très-nettes et très-atlrayantes, VHomme sensitif, VEomme 
intelligent^ VEomme moral, VHomme social^ — humanisé, 
familiarisé, descendu des redoutables hauteurs de Fin- 
octavOy s'offre à nous dans un format portatif et commode, 
qui en rendra la circulation plus facile et la lecture plus 
agréable. Bref, cet ouvrage en est arrivé au point de con- 
tenter tout le monde, hormis peut-être l'auteur, ce qui 
sera encore une des originalités de cet aimable et excel- 
lent esprit. 

Sans compter toutes les leçons ingénieuses, piquantes, 
salutaires, profondes, délicates, fécondes, applicables, 
que renferme YÈtude de Vhomme, il en est deux que nous 
rencontrons sur le seuil et que la critique littéraire ne 
doit pas omettre. Notre littérature est peuplée d'hommes 
de bonne volonté, qui croient qu'on écrit bien en écrivant 
beaucoup, que Ton supplée à la qualité parla quantité, et 
que c'est par desmasses de volumes que l'on force les portes 
du Temple de Mémoire. On nous voit sans cesse, comme 
l'abbé Trublet, écrire, écrire, et puis il se trouve qu'au bout 
de toutes ces écritures, nous n'avons pas fait un livre, pas 
une page. Autant en emporte le vent qui passe à travers la 
rueVivienne et qui ne rend pas le public fou de nos improvi- 
sations éphémères. Or, voici un homme qui n'a pas craint 



94 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

d*étre appelé, bien que dans un sens différent, homo unius 
liiyi'i. Cet ouvrage publié il y a dix ans, il le corrige en- 
core : que dis-je? et qui peut connaître la vraie date, sinon 
de la publication, au moins de l'œuvre? Elle s*est faite 
jour par jour, dans l'esprit même et dans le cœur de 
M. de Laténa, depuis qu'il a commencé à observer, à ré- 
fléchir, à regarder en lui et autour de lui, à se rendre 
compte de tous ces détails, de tous ces traits de mœurs 
et de caractère qui passent inaperçus pour le spectateur 
superficiel ou vulgaire. Cette lente et sûre élaboration a 
duré peut-être trente ans, avant qu'il se décidât à faire un 
cahier avec ses notes éparses, un manuscrit avec ses ca- 
hiers, un livre avec ses manuscrits. Il a imité ces peintres 
qui n'invitent le public à venir visiter leur atelier que 
longtemps après qu'ils ont achevé leur tableau et qu'ils 
en ont comparé toutes les parties aux études d'api^ès 
nature, prises sur le modèle vivant ou rapportées de leurs 
voyages. Seulement, cette fois le tableau était notre por- 
trait, et je dois ajouter qu'il est ressemblant. 

Ainsi M. de Laténa, se souvenant de l'épisode évangé- 
lique de Marthe et de Marie, aura choisi la meilleure part. 
Pendant que Marthe, — votre servante, — affairée, re- 
muante et tracassière, fait le ménage, goûte les plats, se 
trompe sur la dose du sel, du sucre et du poivre, hante 
la cuisine, gronde les domestiques, et parfois, hclas! 
casse les assiettes, Marie se trouve bien de sa quiétude 
contemplative. Ici ma comparaison s'arrête ; car il 
ne s'agissait plus de contempler les perfections divines, 
mais les imperfections humaines ; d'adorer, mais d'ob- 
server; de prier, mais d'instruire.* Sérieusement, M; de 



M N. V. DE LATÉNA. 95 

Laténa, en écrivant un seul ouvrage, en se résumant, 
j'allais dire en se personnifiant dans un livre, s'est montré 
fidèle, là comme ailleurs, aux traditions les meilleures: 
il sait que la Bruyère tient dans les dix doigts et la Roche- 
foucauld dans le creux de la main ; qu*à part quelques 
génies puissants dont le trésor n'a pu se dépenser d'un 
seul coup, et qui ont le privilège de ne pas se répéter en 
se multipliant ou de ne pas s'affaiblir en se répétant, bien 
des écrivains, anciens ou modernes, auraient été plus 
grands s'ils ne s'étaient donnés qu'une fois au public, et 
si, après cette manifestation unique, ils avaient gardé le 
silence. Un critique ingénieux a prétendu que nous nais- 
sions tous, — ou presque tous, — avec un roman ou un 
germe de roman, qui ne demandait qu'à sortir, et qui, si 
foccasion ne lui manquait, se produirait d'abord dans 
notre vie, puis dans un livre. C'est possible, mais ce qui 
est encore plus vrai, c'est que nous n'en avons qu'un, et 
que, lorsque nous l'avons vécu et écrit, tout ce que nous 
ajouterions ne serait que redite dans noire existence et 
dans notre littérature. Ce roman intérieur, qui n'attend 
qu'un choc pour jaillir, ne se révèle pas à tous dans les 
mêmes conditions et sous la même forme. Pour les uns, 
il est une aventure; pour les autres un sentiment, pour 
d'autres encore un rêve ou une idée : A ceux-ci il a fallu 
un fait, un incident pour que leur roman prit un corps et 
se développât dans une action : Â ceux-là il a suffi d'un 
travail d'observation et d'analyse, d'une opération psy-» 
ehologique, pour concevoir un roman qui ne s'écrira pas, 
mais dont ils fournissent le texte et la donnée. Faites un 
pas de plus; changez le romancier purement spéculatif 



96 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

en moraliste et en penseur, vous aurez M. de Laténa dans 
ses pages les plus sympathiques, dans celles qui lui atti- 
reront le plus de lecteurs et de lectrices. C'est là son 
roman, à lui : il en est peu de meilleurs, et il y en a beau- 
coup de pires. Il aura vécu avec celui-là; il s'y sera, pour 
ainsi dire, incarné, comme madame de Staël dans Co- 
rinne, Chateaubriand dans Renéy Rousseau dans la iVoit- 
velle Héloîsey Benjamin Constant dans Adolphe^ Gœthe 
dans Werther. Vous voyez qu'il ne pouvait l'écrire qu'une 
fois, et qu'il est mieux inspiré en travaillant à le perfec- 
tionner, que s'il essayait d'en faire un autre. 

J'ai dit que Y Étude de lliomme^ outre une multitude 
de leçons de détail, nous offrait deux leçons préliminaires. 
Voici la seconde : Un pareil livre, si bien d'accord avec 
les vraies aptitudes de notre esprit et de notre langue, 
nous fait mieux comprendre tout ce que la Hllérature 
française a perdu et perdrait encore à se matérialiser, à 
s'empâter de couleurs, à se salir de plus en plus en se 
frottant contre une palette, au lieu de rester la httérature 
des idées, d'exploiter ce domaine qui est le sien et où elle 
prête sa clarté, sa finesse, sa netteté, sa flexibilité, sa 
délicatesse, sa transparence au monde intérieur, intellec- 
tuel, plus intéressant mille fois et plus riche que le monde 
extérieur et visible. Remarquez, en effet, ce singulier con- 
traste : voilà, d'un côté, la nature avec l'infinie variété 
de ses spectacles, l'immense déploiement de ses forces et 
de ses magnificences, l'incroyable diversité de ses acci- 
dents et de ses aspects; de l'autre, un être chetif et fra- 
gile, semblable presque en tout à son voisin fragile et 
chétif comme lui; et, au fond de cet être, quelque chose 



M. N. V. DE LATÉNA. 97 

que l'on ne voit pas, que Ton ne connaît pas, qui n'a ni 
forme, ni figure, ni signe sensible, un je ne sais quoi d'insai- 
sissable qui échappe au regard, qui se dérobe à la pensée, 
qui esquive l'analyse, et que l'on appelle esprit, cœur, 
cerveau, âme, intelligence, instinct, conscience, appétit, 
suivant qu'on y met plus ou mpins de bonne volonté ou 
de certitude. On dirait, au premier abord, que ces spec- 
tacles si variés, si splendides, si divers, si faciles à con- 
templer, à embrasser du regard, doivent offrir à l'écrivain 
un texte inépuisable, et que ce je ne sais quoi d'impal- 
pable et d'imperceptible, rebelle à la description, ne peut 
que s'épuiser avec la première goutte d'encre. Eh bien! 
c'est tout le contraire : quand vous aurez décrit jusqu'à 
extinction de carmin et de cobalt montagnes et vallées, 
torrents et forêts, jeux de lumière et nuits constellées, 
massifs pleins d'ombre et campagnes poudreuses, il vien- 
dra nécessairement un moment où le pinceau s'arrêtera 
de lui-même, où vous n'aurez plus rien à décrire. Pour 
l'homme, ce moment n'arrivera jamais; quand vous 
croirez avoir tout observé, tout deviné, tout dit, il restera 
encore à deviner, à observer et à dire. Vos yeux, fatigués, 
éblouis, aveuglés par la lumière extérieure, ne se fatigue- 
ï*ont pas dans ce demi-jour crépusculaire où le cœur 
kumain se cache pour être mieux vu et se montre pour 
mieux se déguiser. 

« — Tout est dit, et Ton vient trop tard depuis plus 
de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent. » 
La Bruyère écrivait cela en i688, six ans avant la nais- 
sance de Voltaire, et lui-même, dans son livre immortel, 
il allait se donner un glorieux démenti. Le dix-huitième 

6 



98 DERNIÈRES SEMAINES LITTERAIRES, 

siècle a trouvé des choses nouvelles, — et très-nouvelles, 
— à penser et à dire. Parmi nous, même au milieu de ce 
dessèchement d'idées qu'opèrent l'industrie et la science 
pour y bâtir, dès qu'un penseur ingénieux, — hier Jou- 
bert, aujourd'hui M. de Latèna, — s'éloigne de la foule 
pour suivre ce sentier cher aux esprits d'élite, il y cueille 
sa gerbe et y laisse sa trace. Plus riche, plus' difficile à 
épuiser, cette littérature ajoute à ce premier avantage 
celui d'être plus constamment attrayante. Buffon me laisse 
froid; la Bruyère me rappelle sans cesse et me ravit. J'ad- 
mire Théophile Gautier; je rends justice à ce tour de 
force, à ce déplacement de l'art d'écrire complètement 
superposé sur l'art de peindre. Je l'admire, et je vais 
relire madame de Sévigné, la Fontaine, Saint-Ëvremond, 
Lesage, Vauvenargues, Voltaire, ceux qui me présentent 
des idées plutôt que des images; ceux avec lesquels j'ai 
le plaisir, souvent douloureux, de m'étudier, de me re- 
connaître, de me voir reconnu, et dont la lecture me fait 
croire que j'ai de l'esprit au lieu de me faire ressouvenir 
que j'ai des yeui;. 

On comprend maintemant, non-seulement le mérite 
que je constate dans le livre de M. de Latèna, mais le 
plaisir que j'y goûte. C'est un livre hutnain qui m'arrive 
ou qui me revient après bien des œuvres inhumaines : car 
les extrêmes se touchent, et les écrits qui résonnent faux 
en plaidant pour l'humanité, en revendiquant ses droits, 
en réclamant contre ses misères, en ètalanit ses blessures 
passées ou présentes, produisent un effet absolument 
contraire à celui que l'auteur se propose ott inscrit sur 
son programme. Ils ne prouvent rien en voulant trop 



M. N. V. DE LATENA. 09 

prouver : ils me mettent en garde contre moi-même, 
contre mes mouvements de compassion et de tendresse, 
contre les clients qu'ils glorifient. Le vrai est encore ce 
qui dispose le mieux à être bon ou du moins meilleur, 
à se condamner pour pardonner aux autres, à plaindre 
d'autant plus ceux qui souffrent que Ton a soi-même 
souffert ou mérité de souffrir, à essayer de faire un peu 
de bien pour réparer le mal qui se fait, à se montrer au 
dehors généreux et charitable, pour expier tout ce qui 
s'agite au dedans de méchant et de mauvais. Or le livre 
de M. de Laténa est vrai. Le politique trouvera à s'in- 
slruire et à réfléchir dans VHofnme social; le penseur 
dans r Homme moral; l'écrivain dans l* Homme intelli- 
gent ; chaque famille d'esprits y rencontrera, y recher- 
chera ses pages préférées, ses chapitres de prédilection. 
Pourtant Tauteur ne doit pas se dissimuler que l'impres- 
sion de la première lecture ne s'effacera point, que son 
plus vif succès du premier jour reste encore son succès 
d'aujourd'hui, et que VHomme sensitif, les passions^ la 
sensibilité, V amour ^ h feifime (la femme surtout), les 
effets du penchant réciproque des sexes ^ demeureront, 
dans son ouvrage, les morceaux de résistance, ainsi 
nommés parce que ce sont ceux auxquels on ne résiste 
pas. Je ne connais rien de plus charmant que la manière 
dont H. de Laténa parle des femmes : il n'est pas pessi- 
miste, et il n'est pas dupe : il les moralise sans les prê- 
cher, les devine sans les humilier et les déshabille sans 
les faire rougir : on voit qu'il les connaît bien ou qu'il 
s'en souvient à merveille, en galant homme plutôt qu'en 
homme galant, qui a excellemment combiné son expé- 



100 DERRIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

rience acquise avec sa sagacité naturelle. A Tégard des 
femmes, sa morale douce et pénétrante, saine et indul- 
gente, sérieuse et attentive, se place à une égale distance 
de la chaire chrétienne dont Tautorité sacrée les frappe 
pour les guérir et les prosterne pour les relever, et du 
ronian proprement dit, du roman moderne, qui est pres- 
que toujours au-dessus ou au-dessous du ton, en deçà ou 
au delà du vrai, qui trouve moyen d'être à la fois flatteur 
et offensant, rude et corrupteur, brutal et hypocrite, de 
souffleter ses idoles avec des bouquets de fleurs artifi- 
cielles, de faire ressembler ses courtisanes à des patri- 
cienneS) ses patriciennes à des courtisanes, son piédestal 
à un pilori et son encens à une prise de chloroforme pré- 
cédant une opération chirurgicale. Ceux même d'entre 
nous qui passent pour experts en ces sujets délicats, 
hasardent quelquefois, soit par distraction, soit volontai- 
rement, une note qui fait dissonnance : c'est ainsi qu'à 
propos des jolis Proverbes d'Octave Feuillet et de celte 
Crise où le péril entrevu suffit à sauver une vertu chan- 
celante, je lisais lundi, dans un, article signé d'un maître : 
« Le bouton est sorti. » — Oh! monsieur! Le bouton! 
Pourquoi pas le clou ou le furoncle? Prenez donc la peine 
de vous asseoir, et revenons à M. de Laténa. 

On se figure généralement que les femmes aiment à 
être flattées. Je crois (par ouï-dire) qu'on se trompe. Ce 
qu'elles préfèrent, c'est qu'on les traite avec une ironie 
douce et caressante, qui signifle dans ce bon français qui 
ne brave pas l'honnêteté : Je vous connais et je vous 
aimerais moins si vous étiez plus parfaites : si j'avais l'air 
de vous croire sans défauts, vous me regarderiez comme 



M. N. V. DE LATÉNA. iOi 

un imbécile ; ce qui nous disposerait fort mal à un senti- 
ment plus agréable et plus tendre, etc., etc. Voilà la 
femme, telle qu'elle ressort des observations veloutées de 
M. de Laténa. C'est en ce sens que nous avons pu dire 
que son livre nous offrait une transition excellente entre 
une œuvre de psychologie religieuse et une revue des ro- 
mans nouveaux, et que nous devons ajouter qu'en marge 
de ces pages délicates un homme doué d'une imagination 
inventive ou d'une bonne mémoire pourrait écrire le 
plan d'un roman à faire ou d'un roman connu. Je lis, 
par exemple, ces deux lignes : « L'amour, qui corrompt 
souvent les cœurs purs, purifie quelquefois les cœurs 
corrompus, » — et j'écris au bas : Dame aux Camellias, 
Marion Delormej Fernande, etc. Je lis : « Comment l'a- 
mour se contenterait-il de l'amitié? il y voit, non ce 
qu'elle donne, mais ce quelle refuse. » — Et j'écris: Le 
Lysdans la Vallée, la Nouvelle HéUnse, etc. Je lis : « Lors- 
qu'une femme étourdie cesse tout à coup de l'être, soyez 
sûr qu'elle a quelque chose à cacher. » Et j'écris : La 
Petite Comtesse. Je lis : a L'homme parle de son amour 
avant de l'avoir senti ; la femme n'avoue le sien qu'après 
l'avoir prouvé. j> — Et j'écris... non, je n'écris rien ; car 
me voilà sur un terrain dangereux où je ne manquerais 
pas d'être averti par mes belles lectrices, et je suis nourri 
dans la crainte des avertissements. Il me suffira de con- 
stater qu'il y a comme cela, dans l'ouvrage de M. de La- 
téna, deux ou trois cents pensées charmantes qui m'ont 
donné envie d'en faire deux ou trois cents romans, ne 
fût-ce que pour le plaisir de les prendre pour épigraphes. 
Cependant il y a une critique, — non, une objection, 

6. 



i02 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

— moins encore, une question, que j'adresserai, avant de 
finir, à M. de Laténa. La femme qu'il étudie si' bien, 
qu'il décrit avec tant de justesse et de grâce, dont il con- 
naît les vertus voisines de la faiblesse, les faiblesses tem- 
pérées par tant de vertus, qui est la femme du monde et 
du meilleur monde, qui distribue d'une main sobre les 
joies de l'esprit, du sentiment, d'une espérance toujours 
déçue, jamais découragée, qu'il soumet à un contrôle où 
s'unissent la courtoisie de l'homme bien élevé, la galan- 
terie de l'homme spirituel, la pénétration du moraliste, 
M. de Laténa est-il très- sûr que cette femme existe en- 
core, que ce soit la femme de 1855 et de 1865? Si je suis 
bien informé, nous avons changé tout cela : il n'y a 
plus de femme aujourd'hui, dans la vraie et ancienne 
acception du mot : il n'y a plus que la courtisane et 
la mère de famille; la femme du suffrage universel, 
qui se peint trop minutieusement elle-même pour en 
laisser le soin ou le désir à personne, et la femme du 
foyer domestique , qui ne veut, qui ne doit être ni 
soupçonnée, ni étudiée, ni peinte, qui se fait, contre les 
la Bruyère et les Laténa de l'avenir, un triple rempart 
des langes de ses enfants, du plat à barbe de son mari et 
du livre de sa cuisinière. C'est- le résultat des mœurs 
modernes; les femmes, en éventail, à droite; les hommes, 
en espalier, à gauche ; et, au milieu, l'observateur remet- 
tant ses tablettes dans sa poche pour passer à l'état de 
sinécuriste. Dans le monde comme dans la littérature, les 
séparations devenant chaque jour plus tranchées entre le 
vice et la vertu, entre la bonne compagnie qui se met sous 
clef et la mauvaise qui se met aux fenêtres, adieu ces ré- 



M. N. Y. DE LATÉNA. 103 

gions mixtes, ces zones intermédiaires, ces climats mé- 
langés, chers aux hommes de hon goût, aux causeurs 
délicats, aux dilettantes d'esprit et de sentiment, aux 
moralistes, aux romanciers, aux célibataires aimables! A 
ce point de vue, cette partie favorite du livre de M. de 
Laténa serait un anachronisme : pauvre siècle, pauvre 
société, où le peintre ingénieux de la femme, telle qu'elle 
a été, telle qu'elle devrait être, paraît en retard de trente 
ou quarante ans ! Heureux anachronisme, où nous retrou- 
vons l'illusion ou le souvenir de ce qui fui autrefois le 
charme, Finfluence, le sourire, Télégance, la finesse, Ta- 
grément de la société et de la httérature françaises ! 



LES ROMANS ET LES ROMANCIERS DE 1863 



YIII 

M""' MARIE GJERTZ' 



I 

19 avril 1863. 

Le moment n'est peut-être pas trop mal choisi pour dire 
à notre tour quelques mots du roman contemporain. Deux 
œuvres singulières, signées de deux noms célèbres, pré" 
occupent et divisent les dilettantes de la littérature ro- 
manesque : on dirait ces défis, ces échanges de gants 
ou de gantelets, qui amenaient, au moyen âge, de si ter- 
ribles batailles. Ici, pour ajouter à la bizarrerie, le gan- 
telet de fer appartient à une femme et le gant de soie à / 
un homme ; George Sand a répliqué à Octave Feuillet; 
Sibylle a fait naître Mademoiselle la Qaintinie^ pour 
le plaisir ou le scandale des admirateurs un peu assoupis 
de Tamaris et d'Antonia ^ 

Au fond, c'est toujours le même débat, et ce débat c*est 

* Voir, pour Mademoiselle la Quintinie , le chapitre xiii du présent 
volume, et, pour Sibylle, les Nouvelles Semaines littéraires. 



MADAME MARIE GJERTZ, 105 

le roman ou plutôt c'est la vie, dont le roman, pour être 
intéressant et vrai, doit interpréter à la fois le dedans et 
le dehors, les émotions intimes et les agitations exté* 
rieures. Qu*on le transporte sur le terrain de la discussion 
dogmatique ou qu on se borne aux mots plus complai- 
sants et plus vagues de spiritualisme et d'idéal, il s*agit 
constamment de savoir qui triomphera, quelle force ou 
quelle faiblesse aura le prix de la lutte, quelle portion de 
la nature humaine vaincra l'autre, lequel de nos penchants 
viendra à bout de son contraire : le bien ou le mal, l'or- 
dre ou le désordre, la vertu ou le vice, la passion ou le 
devoir, l'obéissance ou la révolte, et, pour tout résumer, 
l'âme ou la matière ; car notre orgueil a beau chercher 
des subtilités et des subterfuges; ce qui, dans le vocabu- 
laire romanesque se décore des beaux noms de passion, 
de poésie, d'indépendance, d'imagination révoltée contre 
les vulgarités bourgeoises, d'aigle se débattant contre les 
barreaux de sa cage ; tout cela, en y regardant de près, 
touche toujours par quelque point aux sens, à la bête^ à 
la guenille. Élevez-nous à l'état de purs esprits, et vous 
verrez de quel chiffre diminuera la production ou la con- 
sommation des romans dans nos existences et dans nos 
cabinets de lecture. 

C'est donc là la vie du roman, et c'est aussi sa difficulté, 
du moins pour ceux qui veulent le pratiquer et l'écrire 
d'une certaine façon. Si nous étions de purs esprits ou 
seulement d'excellents chrétiens, que dis-je? des créa- 
tures bien ordonnées et bien disciplinées, chez lesquelles la 
vertu et le devoir ne pourraient courir aucun risque, le 
roman cesserait d'exister; personne n'aurait plus envie 



106 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

ni d'en faire, ni d'en raconter, ni d*en imaginer, ni d'en 
lire. Or voilà des écrivains de bonne volonté qui pren- 
nent la plume pour glorifier dans un roman tout ce qui 
rendrait le roman inutile ou impossible, pour humilier et 
anéantir tout ce qui est cause que le roman ne peut pas 
mourir. On comprend le désavantage : c'est de ce désa- 
vantage que s'est ressenti H. Octave Feuillet. 11 en est un 
autre, d'une nuance plus délicate, plus difficile à indi- 
quer, et que Ton ne saurait pourtant tout à fait passer 
sous silence. Tout ce qui tient aux dogmes et surtout aux 
pratiques de la religion catholique est si sacré, si absolu, 
si inaltérable, qu'il est très-malaisé d'en faire un chapitre 
de littérature profane sans réveiller immédiatement quel- 
ques légères méfiances. On se demande à qui l'on a affaire, 
à un fidèle ou à un artiste, et l'effet produit dépend moins 
du talent de l'artiste que du degré de conviction qu'on 
lui suppose. Il en est alors de son ouvrage comparé aux 
véritables inspirations catholiques, comme de la moderne 
musique d'église, comparée au plain-chant. Sibylle a été 
de la délicieuse musique d'église, avec accompagnements' 
d'instruments à vents et à cordes, à l'usage des belles 
paroissiennes de Saint-Roch et de Saint-Louis-d'Ântin. 
Les raffinés et surtout les mal intentionnés ne s'y sont pas 
trompés, et c'est là peut-être, plutôt que dans des défauts 
couverts par tant de séductions délicates, qu'il faudrait 
chercher le secret de cette réaction presque générale 
contre le dernier succès du jeune académicien. Mainte- 
nant, si vous me d.emandez pourquoi je suis revenu sur 
un sujet traité, en mal ou en bien, avec une supériorité 
si désespérante, et pourquoi j'ai l'air d'intéresser la litté- 



MADAME MARIE GJERTZ 107 

rature dans ce qui n'est, après tout, qu'une affaire de 
conscience, je vais vous le dire. 



, II 

Pendant que naissait, grandissait et prospérait la para- 
doxale Sibylle^ un groupe d'amis dévoués voyait languir 
et mourir une femme, une étrangère, dont les dernières 
années n*ont été qu'une longue agonie, et qui, par un 
miracle d'énergie et de talent, a trouvé moyen d'écrire, à 
travers celte agonie, un ouvrage de premier ordre, l'JBw- 
th&iisiasme^ et un roman qui a paru après sa mort et que 
Ton ne saurait lire sans une émotion profonde, Gabrielle. 
— Madame Marie Gjertz — c'est le nom de cette admi- 
rable femme, •— aiura bientôt un biographe plus digne que 
nous de cette pieuse tâche. Aujourd'hui quelques mots 
suffiront. Venue à Paris après s'être convertie au catholi- 
cisme — conversion à laquelle le Siècle lui-même ne trou- 
verait rien à redire, puisqu'elle avait coûté à madame 
Gjertz sa patrie, sa famille et sa fortune,— elle ne songeait 
pas à écrire : elle ne nous avait apporté qu'un merveilleux 
talent de musicienne qui, du reste, s'est révélé en traits 
éloquents dans bien des pages de ï Enthousiasme. Ceux 
qui eurent alors le bonheur de l'entendre affirment que 
personne, excepté peut-être Wilhelmine Clauss, n'inter- 
prétait les grands maîtres avec un sentiment aussi pro- 
fond, aussi passionné. Mais bientôt la maladie arriva. Ces 
doigts amaigris, noués par la fièvre, roidis par la souf^ 
france, ne pouvaient plus courir sur le clavier. Le spectre 
de la pauvreté apparut entre le piano muet et le berceau 



108 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

de trois enfants. Ce courage de mère, cette vaillance d'ar- 
tiste, cette fermeté de chrétienne, résistaient; mais il fal- 
lait vivre. Ce fut alors qu un maître dans Tart d'écrire un 
français qui n'est ni celui de M. Uugelmann, auteur de la 
Quatrième Race, ni celui de M. Louis Ulbach, auteur du 
Doyen de Saint-Patrick^ conseilla à madame Marie Gjertz 
d'essayer de la littérature. Elle commença au hasard, 
luttant contre les difficultés d'une langue qui n'était pas 
la sienne, sans cesse interrompue par un incroyable mé- 
lange de tortures physiques, d'inquiétudes morales, d'em- 
barras matériels et d'angoisses maternelles ; — Et elle 
écrivit YEnthotLsiasmej une œuvre où Ton aperçoit des 
traces d'inexpérience, la marque d'un cerveau exalté, 
moitié fièvre et moitié génie, mais qui, dans les parties 
vraiment belles, égale ce que l'art contemporain a produit 
de plus élevé et de plus grand. Ce travail avait épuisé ses 
forces : la malade était mourante, et cependant elle ne 
voulut pas se reposer encore ; au mois d'août, quand 
elle est morte, elle laissait à ses amis le manuscrit de 
Gabrielle. 

La vraie charité n'aime pas qu'on trahisse ses secrets. 
Nous ne croyons pourtant pas sortir tout à fait de nos at- 
tributions en ajoutant, ce qui n'étonnera personne, que 
ces amis sont restés fidèles à cette pure et douloureuse 
mémoire; qu'une famille bienfaisante, dépaysée dans 
notre siècle d'égoïsme , a adopté ces pauvres enfants 
comme siens; que ces enfants, en qui revit un rayon de 
l'âme de leur mère, recevront une éducation excellente ; 
enfin, que des ressources bornées ont reculé leurs limites 
sous ces mains qui ont appris de Dieu à multiplier le pain 



MADAME MARIE GJERTZ. 109 

el le vin au profit des déshérités et des petits. Mais les 
ouvrages de madame Marie Gjettz comptent pour quelque 
chose dans les prévisions et les espérances de ce budget 
de la charité. Je souhaite donc que Ton sache, avant 
toute critique ou toute louange de détail, qu'en achetant 
un de ces deux livres, YEnthotisiasme ou Gabrielle, on 
secondera une des œuvres les plus belles qui se puissent 
accomplir en ce monde, la substitution d'une maternité 
adoptive à une maternité réelle : on contribuera, dans 
une certaine mesure, à l'éducation et à l'avenir de trois 
orphelins. S'il est vrai, comme on le dit et comme j'aime 
parfois à le croire, que tout vétéran — hélas ! tout inva- 
lide — de la littérature a sa clientèle, eh bien! je con- 
jure mes clients, mes patrons, mes amis connus et incon- 
nus, de lire les volumes de madame Marie Gjertz. Quand 
ils en auront lu vingt pages, ils voudront tout lire, e^ 
quand ils auront tout lu, ils voudront avoir à eux ce 
poème et ce roman de l'idéal chrétien, la double révéla- 
tion d'une de ces âmes affamées de l'infini céleste, cygnes 
blessés qui se posent un moment parmi nous, puis s'en- 
volent vers leur vraie patrie, en nous laissant une plume 
tachée de sang pour nous rappeler leur passage. 



III i 

Je ne puis me résigner à appeler V Enthousiasme un 
roman, titre trop souvent compromis qui garde aux 
yeux des juges sévères quelque chose d'inquiétant et de 
suspect, à peu prés comme ces honnêtes filles qui trou- 
vent difficilement à s'établir, parce qu'une de leurs sœurs 

7 



110 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

a trop fait parler d'elle. L Enthousiasme est un poëme 
ou mieux encore une œuvre d'art, écrite dans un très- 
beau style français par une de ces imaginations germa- 
niques douées de la faculté de monter au delà des es- 
paces, de voir au delà des étoiles et de penser au delà 
des idées. La néophyte fervente, la Norwégienne patriote, 
l'artiste supérieure, la musicienne inspirée, la femme 
passionnée, Tintelligence préoccupée d'un rêve de régé- 
nération sociale sous le souffle de la foi et de l'art chré- 
tien, — s unissent et se confondent dans ces pages en- 
flammées, dont l'auteur écrivait comme le bois brûle, — 
en se consumant. Ce que je ne me lasse pas d'admirer 
dans YEnthotisiasme, c'est ce débordement de vie intel- 
lectuelle, idéale et morale, qui a préservé l'auteur d'une 
foule de périls dont elle ne s'est pas doutée. A chaque 
instant on croit que l'on va tomber en plein mélodrame, 
que l'intérêt va s'engloutir dans une digression politique, 
esthétique ou métaphysique, que l'on coudoie tantôt Anne 
Radcliffe, tantôt Ïean-Paul, tantôt l'Apocalypse : erreur ! 
Un vigoureux coup d'aile emporte tout, un souffle brûlant 
vous entraîne ; des trésors de passions se découvrent su- 
bitement entre les fentes de ces rochers, tapissés de 
neiges virginales. Je n'essaierai pas de refaire ici Tanalyse 
de ce bel ouvrage, qui a déjà dix-huit mois de date. Il me 
suffira de dire que les beautés de Y Enthousiasme sont 
d'un autre ordre que celles de ces livres où un christia* 
nisme artificiel s'enjolive de grâces mondaines; qu'il y a 
entre les convictions proclamées par madame Marie Gjerlz 
et les mysticités de salon la même différence qu'entre le 
granit et la gaze; qUe l'idéal de cette femme^ dévorée 



MADAME MARIE GJERTZ. 111 

d'une soif d'infini, domine de cent coudées l'idéal de 
M. Octave Feuillet, etqaauprès des amours de Brigitte 
et de Hjalmar, les deux héros de YEnthousiasmey, l'a- 
mour de Raoul et de Sibylle est comme un feu d'amiante 
comparé aux laves du Vésuve. 

Nous redescendons, avec Gabrielle, dans le domaine 
habituel du roman moderne, mais sans que madame Gjertz 
y perde une seule de ses qualités originales. Gabrielle est 
la fille, d'un premier lit, de M. Dubreuil, banquier aven- 
tureux, probité douteuse, pauvre cervelle, caisse sujette 
à crever d'apoplexie ou à se vider comme le tonneau des 
Danaïdes. Naturellement, Gabrielle a une belle-mère, ma- 
dame Héloïse Dubreuil, qui, naturellement aussi, ne. peut 
la souffrir, et dont toutes les tendresses sont pour sa 
propre fille, l'insignifiante Fanny. Le roman s'engage 
entre Gabrielle et le marquis Gaston de R..., un de ces 
jeunes hommes de race historique et chevaleresque, dont 
le nivellement démocratique n'a pu encore ni effacer le 
blason, ni rapetisser la taille. Gaston est noble comme 
Montmorency, beau comme don Juan, élégant comme 
Brummel, écuyer comme le centaure Chiron, spirituel 
comme Henri Heine, musicien comme Rubini. 11 porte sur 
le front je ne sais quel signe auquel on reconnaît les do- 
minateurs, et Gabrielle à qui l'amour et le mariage n*ap* 
paraissent que comme synonymes d'obéissance pour la 
femme et d'autorité pour le mari (quelle originale!), 
salue tout d'abord son maître en voyant le marquis 
Gaston. 

Ils s'aiment^ ils sont dignes l'un de l'autre; ils ne sont 
séparés que par des obstacles de troisième classe : Gaston 



m DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

n'aura à combattre qu'une opposition très-légère de la 
part d'une aïeule encore entichée de préjugés nobiliaires, 
mais dont rien n'égale la piété, la douceur et la bonté. 
Par malheur, le jeune marquis de R.... est un enfant du 
siècle ; il a perdu la foi, et, avec elle, cette fleur de déli- 
catesse et de chevalerie qui est à l'honnêteté vulgaire ce 
que le lis est au chardon. Après avoir dit : je vous aime ! 
et avoir vu Gabrielle tressaillir sous cette parole attendue 
et sacrée, Gaston recule devant l'accomplissement du de- 
voir que celte déclaration lui impose. Il part : Gabrielle, 
restée seule, forcée de douter de celui qu'elle aime, 
désarmée par son abandon, se trouve placée dans l'hor- 
rible alternative ou de laisser son père, naufragé de la 
Bourse, achever de s'engloutir dans le déshonneur, la 
faillite et la misère, ou d'épouser M. Granval, homme de 
fmance, mais de fmanceplus solide, qui promet de sauver 
l'imprudent Dubreuil. Gabrielle s'immole, et la voilà de- 
venue madame Granval. 11 faudrait n'avoir jamais lu de 
roman, catholique ou hérétique, pour ne pas être sûr que 
ces deux déserteurs de l'idéal et de l'amour se rencontre- 
ront encore. Us se revoient en effet; la passion se réveille, 
semblable à ces bêtes fauves que l'on croit avoir domptées 
et qui mangent leurs dompteurs. Nous assistons aune lutte 
très-dramatique, très-émouvante, où l'âme ardente et 
l'exaltation religieuse de madame Marie Gjertz ont su ac- 
complir deux tours' de force; rajeunir, à force de talent 
et d'éloquence, une situation qui a déjà défrayé des cen- 
taines de récits romanesques ; purifier, à force d'intentions 
spiritualistes et chrétiennes, des pages où la vertu, la 
religion et la morale risqueraient de jouer le rôle de ces 



MADAME MARIE GJERTZ. 113 

vieux ministres qui abandonnent la signature à leurs 
jeunes secrétaires. 

A ces deux rares mérites j'en ajoute un troisième. 
Dans le roman comme dans le monde, on se figure trop 
aisément que Tintensité, l'éclat, la beauté, l'ardeur com- 
raunicalive de la passion se mesurent d'après les libertés 
quon lui donne; que, dans les livres comme dans les 
cœurs, le frein religieux est synonyme de froideur ou 
d'ennui; que l'on ne peut être intéressé, ému, entraîné 
que par des héros ou des récits emportés à tous les vents 
de leurs amours et de leurs caprices. Rien n'est plus 
faux, et madame Gjertz l'a prouvé. Il existe de telles affi- 
nités entre l'amour et le sacrifice, l'idée de combat s'ac- 
corde si bien avec la nature humaine, le sentiment de la 
vie est si étroitement lié à celui de la souffrance, l'immo- 
lation porte en soi de tels trésors de mystique volupté, 
qu'il suffit d'un artiste, d'un écrivain éloquent pour nous 
remuer jusqu'au fond de notre être par le tableau d'une 
de ces luttes où sont en jeu deux destinées, deux âmes, 
deux filles du ciel aux prises avec les puissances de l'a- 
bime. La passion sans frein est un feu de paille qui s'éteint 
de lui-même et tombe de lassitude quand il a consumé ses 
frêles aliments, laissant à peine quelques pincées de 
cendre. La passion contenue, réprimée, vaincue, brisée 
par un vainqueur digne d'elle, est une flamme inextin- 
guible, vivifiée par l'effort môme qu'on lui oppose, nourrie 
de ce qui la tue, et brûlant jusque sous le pied qui la 
foule, jusque sous la main qui Tétouffe, jusque dans le 
cœur qui la repousse. 

Gaston, sportman accompli, ne tarde pas à devenir 



114 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

l'hôte de M. Granval, qui est un amateur presque maniaque 
de toutes les élégances matérielles et dont il conquiert 
Famitié par des prouesses de gentleman nder. C'est ici 
que se place la scène la plus vive et la plus dangereuse du 
roman. A la suite d'un rendez-vous de chasse et de cour- 
ses, où le marquis de R... a été, comme toujours, le roi 
de la fête, il revient, une nuit, dans le château où Ga- 
brielle est restée seule. Fidèle à la tradition romanesque, 
la jeune femme l'a deviné, pressenti, attendu. Elle est là, 
dans une galerie pleine de fleurs, belle de cette beauté 
idéale que Tâme imprime au visage, pâle et lumineuse 
comme les étoiles qui lui versent leurs sombres clartés. 
Remarquez que ni Gabrielle ni Gaston ne sont chrétiens 
dans la véritable acception du mot, et que madame Gran- 
val, pour qui Gaston est tout ensemble un amant incom- 
parable et un maître adoré à genoux, a, sur l'obéissance 
féminine, des idées illimitées qui seraient en ménage une 
rareté excellente, mais qui, dans une rencontre nocturne 
et clandestine, sont un péril imminent. Quelle chasteté 
d'exécution n*a-t-il pas fallu pour que cette scène demeu- 
rât digne d'une hermine qui allait mourir! Et quel ta- 
lent, quel feu, quel art, pour que Gaston, respectant 
GabrieHe, ne parût pas manquer à tous les devoirs et à 
tous les droits du héros de roman! Mais les idées du 
monde sont moins pures que la pensée de madame Gjertz. 
Gabrielle est compromise ; Granval est jaloux, bien qu'il 
ait traité sa femme comme un bibliophile riche et igno- 
rant qui achète un beau livre sans le lire. Vilmarin, une 
excellente figure de céhbataire égoïste et parasite, redou- 
tant un éclat, non pas par amitié pour Granval ou pour 



MADAME MARIE GJERTZ. 115 

Gabrielle, mais à cause du dérangement qui en résulte- 
rait dans ses habitudes, Yilmarin est aux aguets : il avertit 
le mari, rôde autour de la femme et lance à Tamant des 
regards inquisiteurs. C'est alors que Tidéal chrétien, 
absent jusque-là ou tenu à Tècart, intervient dans le 
drame sous les traits de la vieille marquise de R..., aïeule 
de Gaston. 11 était temps, car Gaston ne voulant d*autre 
bonheur qu'un bonheur absolu, d'autre amour qu'un 
amour sans partage et sans bornes, a décidé un enlève- 
ment auquel l'obéissante Gabrielle a consenti. Tout est 
prêt; un nid d'aigle changé en colombe a élé acheté sur 
les bords du Rhin, dans une âpre solitude où des forêts 
immenses servent de ceinture aux ruines d'un burg inac- 
cessible. Ne vous récriez pas! ce sont deux âmes en quéle 
d'infini, et qui se trompent de chemin; voilà tout. 

Ce personnage de la marquise est d'une beauté angé- 
lique. Cette noble femme n'a eu qu'une imperfection, et 
encore! Son aversion contre les mésalliances est si bien 
avérée, que Gaston, dans ses capitulations de conscience» 
y a trouvé un prétexte pour se démontrer à lui-même qu'il 
ne pouvait pas épouser Gabrielle. Ce qui nous étonne, 
c'est que madame Gjerlz a l'air d'être de son avis, et de 
voir là une question d'honneur pour cette pauvre noblesse 
qui a bien assez de ses malheurs réels et de ses devoirs 
véritables sans qu'on lui en impose de chimériques. Si 
j'avais connu l'auteur de Gabrielle^ je lui aurais dit qu'a- 
près avoir subi les rigueurs de la démocratie, il est bien 
juste au moins que nous en acceptions les bienfaits. Lu 
vertu, l'intelligence et l'amour, voilà, dans la société 
nouvelle, les Irois grandes et suprêmes conditions de l'é- 



116 DER^IÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

galilé morale, idéale et sentimentale : qu'elles signent au 
contrat, et nous n en demandons pas davantage. 

Hais cette remarque n'amoindrit en rien notre adorable 
marquise. La manière dont elle s'y prend pour réhabiliter, 
aux yeux du monde et de M. Granval, Gabrielle compro- 
mise, son apparition dans les salons de la fmance, ses 
empressements de sœur de charité ou plutôt de mère 
chrétienne auprès de Gabrielle malade, l'initiation de la 
jeune femme aux vérités religieuses, l'infiltration gra- 
duelle de la foi et de la lumière dans cette âme meurtrie, 
Tamour céleste se substituant peu à peu à Tamour humain 
et ouvrant des perspectives immortelles à ces yeux aveuglés 
par notre poussière, tout cela est magnifique, j'allais dire 
sublime. Cette dernière partie du roman absout et sanctifie 
l'autre : c'est une chapelle ardente où la douce et fragile 
victime de Gaston ne nous apparaît plus qu'à la pâle lueur 
des cierges, sous les tentures funèbres, et où Marie Gjerlz 
mourante s'est confondue avec son héroïne. 

Nous savons bien que la grande objection subsiste : les 
personnes très-pieuses, très-timorées, demanderont à 
quoi bon faire passer une âme par ces périls, ces ardeurs, 
ces alternatives, et préféreront à Gabrielle un chapitre de 
saint Augustin, de Nicole ou deBossuet : les lecteurs fu- 
tiles ou profanes se plaindront qu'on les ait intéressés si 
vivement à Gaston et à Gabrielle pour nous refuser le 
plaisir de les voir faire une sottise. La question est trop 
délicate pour qu'il nous soit possible de la traiter en quel- 
ques Hgnes. Nous aimons mieux la prendre en biais, et 
dire en finissant : madame Marie Gjertz a résolu un diffi- 
cile problème ; elle a su rendre le roman chrétien aussi 



MADAME MARIE GJERTZ. 117 

passionné, aussi ardent, aussi pathétique que peuvent le 
désirer les imaginations vives, et le roman passionné aussi 
chaste, aussi spirilualiste, aussi chrétien que peuvent le 
souhaiter les consciences pures. Que, de ces deux grou- 
pes distincts, Tun adopte Gabrielie pour sa faiblesse, 
l'autre pour sa conversion; que Tun aime en elle la fille 
d'un rêve sillonné de flammes et d'éclairs; l'autre, la 
sœur d'une âme invinciblement appelée vers le Dieu de 
tout amour et de toute certitude : il n'en faudra pas da- 
vantage pour que ce livre étrange ait tout le succès qu'il 
mérite. 

Faut-il en conclure que madame Marie Gjertz ait eu le 
temps de donner toute sa mesure? Nous ne le croyons 
pas, et son œuvre, comme sa mémoire, n'en est que plus 
intéressante. Il y a, dans ces inspirations brisées par la 
mort, dans ces voiles (pi'elle jette sur une pensée qui n'a 
pas tout dit, un charme mélancolique, en harmonie avec 
notre nature altérée d'infmi, mais malade d'impuissance, 
et qui, faute de pouvoir arriver au parfait, se complaît 
dans l'inachevé. Madame Gjertz ajoute un nom à la liste 
de ces génies à demi perdus dans l'ombre, qui s'en vont 
avant d'avoir livré tous leurs secrets et compté toutes leurs 
richesses. Les beautés de ses deux ouvrages, le souvenir 
de ses souffrances, le dévouement de ses amis groupés 
autour de ses enfants, c'est assez pour la protéger contre 
l'oubli et faire du succès de se^ livres une question d'hon- 
neur, de charité et de justice. 



LES ROMANS ET LES ROMANCIERS 

— SDITB — 



DÉCLASSÉS ET DÉSABUSÉS' 



26 avril 1863. 

Nous ne comprendrions pas qu'il nous fût interdit de 
parler d*un écrivain, sous prétexte qu'il est notre collabora- 
teur et notre ami. Si la chose semblait paradoxale à quel- 
ques-unes de ces consciences timorées qui abondent dans 
la république des lettres, nou5 n aurions que l'embarras 
du choix en fait de pièces justificatives. Il ne s'agit pas 
d'invoquer ici l'exemple des critiques de la Presse, qui 
disaient, dans le temps, à cette pauvre madame Emile de 
Girardin : «Tant pis, madame! fûchez-vous, si vous le vou- 
lez : la vérité avant tout : je vous déclare brutalement que 
vous avez fait un chef-d'œuvre; » — ni l'exemple du Consti- 
tutionnel, qui prodiguait à certain roman hérissé d'ennui 
les honneurs de deux ou trois premiers-Paris. Non ; mais 
à la Revue des Deux Mondes et au Journal des Débats, 
deux centres de publicité littéraire assez bien situés, il 

* Les Existences déclassées, — V Échappé de Paris, par M. Fré- 
déric Béchard. 



DÉCLASSÉS ET DÉSABUSÉS. ItO 

est d*usage, quand un des rédacteurs a écrit un livre, ^e 
le faire recommander, sur les lieux mêmes, par un de ses 
collègues. N'étant pas très-sûr d'avoir beaucoup plus 
d*esprit que ces messieurs, je les imiterai cette fois, mais 
modestement, et sans aller aussi vite, ni aussi loin que 
mes modèles. 

Remarquez, en effet, que je ne prétends ni me poser en 
panégyriste de la première heure, ni me prononcer avant 
le public, ni forcer le succès par une initiative amicale. 
Les ouvrages qui vont nous occuper ont déjà fait leur che- 
min dans le monde : V Échappé de Paris a presque un an 
de date; les Existences déclassées en ont quatre. Des in- 
différents où des adversaires n'ont pas dédaigné de les 
louer, de les discuter ou de les contredire, dans bien des 
journaux que Ton ne pouvait accuser de partialité bien- 
veillante. J'arrive le dernier, moins encore pour constater 
le succès que pour effleurer les questions soulevées par 
ces deux livres : car Frédéric Béchard a une manie que 
j'honore : il n'aime pas à parler pour ne rien dire : Le 
scribitur adnarrandum ne lui semble pasl.e dernier mot 
de la littérature romanesque : dans ses fictions les plus 
légères il met une idée ; une idée, c'est-à-dire quelque 
chose de rare, qui fait saillie sur le mur lisse du roman et 
permet au critique de se retenir des pieds ou des mains 
dans ses ascensions périlleuses ! On le voit, s'il y avait dé- 
lit ou reproche de camaraderie, les circonstances atté- 
nuantes ne me manqueraient pas. Je me risque donc, et 
j'espère n'avoir, en somme, que des approbateurs; je ne 
pourrais être blâmé que par les gens qui détestent de voir 
leurs amis réussir, et ces gens-là n'ont jamais existé. 



120 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

Je viens d'écrire le mot de camaraderie; ce mot mis 
en circulation par Delatouchea fait fortune, survécu à ses 
vers qui n'étaient pas mauvais, à ses romans qui n étaient 
pas bons, et aujourd'hui Delatouche, un des maîtres du 
bel esprit d'il y a trente ans, n'existe plus que par ce seul 
mot qui suffit à protéger son nom contre l'oubli. Le mot 
lorette, si heureusement inventé, a rendu le même ser- 
vice à H. Nestor Roqueplaji, dont Y immense réputation 
d'esprit vit, depuis vingt bonnes années, sur cette jolie 
trouvaille et n'a pas encore trouvé l'occasion de se ra- 
jeunir dans ses feuilletons dramatiques. Frédéric Béchard, 
avant tout examen de ses œuvres, est eu droit de récla- 
mer le même honneur. Le mot déclassé est de lui, et ce 
mot a une tout autre portée que les deux premiers, une 
application bien plus générale. La camaraderie désigne 
un travers créé par nos mœurs littéraires, une variante 
contemporaine du charlatanisme de tous les temps: lalo* 
rette personnifie une classe de femmes aimables qui n'ont 
que deux ou trois saisons et n'habitent que cinq ou six 
rues. Hais les D^c/o^s^^/ toute l'histoire de notre siècle 
est dans ce mot; avec ces trois syllabes, on ferait cent 
études de mœurs, cinquante traités de morale, vingt vo- 
lumes de politique, le commentaire de dix révolutions, 
plus de comédies et plus de drames que n'en pourraient 
jouer ou reprendre, d'ici à 1873, tous les théâtres de 
Paris. Ce mot était si nécessaire, il était si urgent de Tin- 
venter avant qu'il existai, il est si vite et si profondément 
entré dans la langue moderne,'il revient si souvent sur les 
lèvres de la causerie et sous la plume des écrivains, que 
l'on est sujet à en oublier le premier auteur, et qu'il se 



DÉCLASSÉS ET DÉSABUSÉS. 121 

vanterait volontiers d'être né tout seul, à peu près comme 
ces fleuves qui oublient leur source et ces parvenus qui 
oublient leur père. 

Les Déclassés de Frédéric Béchard ont réussi deux fois ; 
au théâtre d'abord, où, en dépit de quelques circonstances 
défavorables,ils sont restés, dans Teslime des connaisseurs, 
au niveau des pièces les plus applaudies, puis, dans un 
livre où Tidée première a été reprise, remaniée, et s'est re- 
produite sous les deux formes les plus propres à la mettre 
en relief: le roman et la satire. Le roman s'appelle la Prin- 
cesse Ruoh ; la satire se nomme le Pays d* Anomalie, Trois 
jolis récits, un Naufrage, un Voyage en zig zag^ et le Club 
des habits râpéSy servent de cortège, celui-ci au roman, 
ceux-là à la satire, et complètent la pensée de l'écrivain. 
La Princesse Rvx)lz! le Pays d* Anomalie! ces titres en 
disent assez, et il est facile de comprendre ce qu'a dû 
mettre là- dessous l'esprit observateur de Frédéric Bé- 
chard. Chez lui, l'observation ne procède pas par le menu 
détail, comme chez les réalistes de parti pris, ni par la 
puissance de concentration ou de transformation, comme 
dans le prodigieux alambic de M. de Balzac. 11 a, au plus 
haut degré, le tempérament dramatique, c'est-à-dire 
qu'il va droit au but, de ce pas vif et délibéré du chasseur 
qui connaît le prix du temps, qui sait où est le gibier et 
ne s'amuse pas à battre des buisçons vides. Ce qui lui 
manque ou ce qu'il néglige, c'est la faculté d'idéaliser ce 
qu'il voit ou ce qu'il touche, de laisser deviner, à côté 
de ce vrai dont on a dit «le vrai est ce qu'il peut , » 
le sentiment d'une vérité moins dure, d'un je ne sais quoi 
de supérieur où s'indemnisent les imaginations délicates 



in DEHT^IÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

froissées par la réalité. Mais ne demandons pas aux bruns 
d'être blonds, aux forts d'être fins, aux natures robustes 
et franches d'avoir les délicatesses et les recherches des 
natures maladives. Ldi Princesse BM()te est une vigoureuse 
esquisse, dont les tons un peu chargés n'en sont que plus 
justes, et dont l'exactitude sera reconnue par tous les ex- 
plorateurs de la vie parisienne. Cette belle Valentine Se- 
vreàe, que la tribu des déclassés offre en holocauste au 
Veau d'or ou de clinquant, à Baal, à Holoch, au fauxluxe, 
aux convoitises malsaines, aux élégances frelatées, au 
culte du superflu, à toutes les idoles des civilisations in- 
terlopes, nous l'avons rencontrée ou devinée: elle était 
hier aux courses de Chantilly : elle sera ce soir à l'Opéra : 
elle comptera demain, d'un regard d'envie, les diamants 
de Marguerite Gautier, dans la Dame aux Camélias, Un 
honnête amour, un bonheur légitime, ont passé près d'elle; 
mais, au mometit où une loyale main lui montrait un bou- 
quet de fleurs d'oranger prêt à s'effeuiller sur un berceau, 
l'acre parfum des passions mauvaises lui était déjà monté 
à la tête ; sa robe était prise dans l'engrenage, son pied 
chaussé de satin blanc sentait vaciller la trappe qui s'ou- 
vre sur les'enfers de théâtre. Déclassée une première fois 
par le malheur des temps , tenue en suspens par une 
éducation fatale entre les illusions de la richesse perdue 
et les dangereux conseils de la pauvreté présente, Valen- 
tine se déclasse une seconde fois, et pour toujours : le 
vice achève ce que la ruine a commencé; la maladie par- 
ticulière s'ajoute à l'épidémie générale, et, quand la ma- 
lade se réveille, il est trop tard ; elle n'a plus en perspec- 
tive que la honte et l'hôpital. 



DÉCLASSÉS ET DÉSABUSÉS. 123 

Frédéric Béchard a raconté en maître celte poignante 
histoire : ee n'est pas sa faule si le pavé de Paris est peu 
favorable à racclimatalion des idylles. 

Nous préférons pourtant le Pays d'Anomalie à la Prin- 
cesse Ruolz, La satire a été plus originale et plus sai- 
sissante que le drame. Cette fois il ne s'agit plus de dé- 
classement individuel, mais d'un déclassement social, du 
renversement de toutes les lois de la raison, de 1$ justice, 
de la morale et du goût ; le tout entrevu dans un mauvais 
rêve, pendant une heure de cauchemar, sous un soleil de 
plomb fondu, sur le plancher brûlant d'un bateau à va- 
peur. Or, il se trouve que ce cauchemar et ce rêve ont à 
peine dépassé les bornes de Teiagération satirique, que 
les fumées de ce bateau et de ce songe ressemblent, à s'y 
méprendre, au verre grossissant de la comédie. Entre les 
folies rêvées et les folies réelles, il n y a que la différence 
du plus au moins. L'échelle de proportion entre ce moins 
et ce plus est affaire d'optimisme ou de pessimisme, d'Al- 
ceste ou de Philinte, d'Heraclite ou de Démocrite; elle 
dépend de la sagacité du lecteur, de la fidélité du com- 
mentateur , de l'habileté de l'auteur et de l'instinct de 
conservation accordé, dans les temps difficiles, aux ro- 
manciers et aux journalistes. 

11 n'y a, il ne peut y avoir qu'une opinion sur les Dé- 
classéSy et Frédéric Béchard, leur premier parrain, n'avait 
qu'une chose à craindre : c'était de voir sa signature dis- 
paraître peu à peu de leur acte de naissance, counne 
s'effacerait la signature Garât sur un billet de banque qui 
passerait par trop de mains. Il n'en est pas de même des 
désabusés ; ceci nous mène droit à rÉchappé de Paris. 



12i DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

L Échappé de Paris n'est pas un roman, dans l'étroite 
acception du mol, bien qu'il y ait du roman, et du meil- 
leur, dans plusieurs chapitres. Les aventures de Maurice 
Vernier offrent assez d'intérêt pour qiie le lecteur affriandé 
se laisse complaisamment conduire à travers cette série 
d'études satiriques et piquantes, comme un voyageur à 
qui un dcerone spirituel raconterait une attachante his- 
toire, afin de le tenir en haleine et de le promener jus- 
qu'au bout d'une galerie. Citons, enlre autres, les amours 
de Maurice et d'Iolande de Brugal, ces fleurs printanières, 
tuées on bouton par les giboulées de l'ambition et de l'or- 
gueil nobiliaire; rappelons deux scènes, l'une passionnée 
et charmante, l'autre voluptueuse et terrible; celle où 
lolande, jeune fille encore innocente, encore dominée par 
les mouvements de son cœur, s'abandonne à Maurice, et 
court à son insu un danger conjuré par la loyauté du 
jeune homme ; et celle où Maurice, furieux du mariage de 
mademoiselle de Brugal avec le marquis de Mauvezin, 
vieux viveur remisé dans une préfecture, perclus de ser- 
ments et de rhumatismes, se donne le plaisir d'une assez 
triste revanche. Il emmène à Fontainebleau, où le noble 
couple est allé passer les premières vingt-quatre heures, 
qui seront toute sa lune de miel, — une jolie figurante, 
nommée Cora, qui ressemble étonnamment à lolande ; là, 
se plaçant à la fenêtre avec Cora vis-à-vis de la marquise 
en peignoir, il oppose la railleuse comédie des amours 
faciles à la lugubre comédie des mariages de vanité et 
d'argent. N'oublions pas l'épilogue , dont mes propres 
souvenirs ne peuvent que trop bien attester l'émouvanle 
vérité, l'inondation du Rhône pendant l'horrible nuit du 



DÉCLASSÉS ET DÉSABUSÉS. 125 

51 mai 1866 : Je n'ai pas eu besoin d'évoquer le non 
ignara mali ou le quorum pars magna fui de Virgile pour 
rendre justice à cet épisode qui livre à Maurice Vernier 
le secret de la chaste tendresse de Mionelle et où l'auteur 
s'est montré paysagiste de premier ordre. 

Pourtant ce n'est pas là qu'il faut chercher la physio- 
nomie du livre , mais plutôt dans quelques traits qui lui 
donnent le rare mérite de ne pas ressembler à ses voisins. 
Nous les réduirons à trois ; le contraste des jouissances 
d'une vie calme, au grand soleil, au grand air, partagée 
entre les douceurs de la famille et les plaisirs de la chasse, 
avec les accès de fièvre et les mécomptes de la vie pari- 
sienne ; les tableaux de mœurs contemporaines, peuplés 
de portraits où l'observation et la fantaisie se combinent 
dans une proportion laissée au choix du lecteur ; et enfin 
la peinture du désabusement que certaines épreuves peu- 
vent produire dans une intelligence vive, impressionnabley 
prompte, aisément portée à rendre les causes responsa- 
bles de la faiblesse ou de l'inconséquence des individus. 
Arrêtons-nous un moment à chacun de ces trois points ; 
ce sera, selon nous, la meilleure manière de nous rendre 
compte de l'œuvre et de répondre à la pensée de l'écri- 
vain. 

Ce qui nous plaît le moins dans V Échappé de Paris ^ c'est 
justement ce qui n'a pas soulevé d'objection et ce que l'on 
a le plus généralement loué. Sans doute, pour quiconque 
a parcouru la Camargue ou essayé de ces chasses pittores- 
ques et originales qui tranchent si heureusement sur le 
fond morne et nu de nos pauvres chasses méridionales, 
rien de plus vrai, de plus exact, de mieux empâté de cou- 



420 DERNIÈÏIES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

leur locale que le prologue et loute la partie descriptive. 
Il y a là de Fespace, de Tair, du soleil, de la lumière chaude 
et vive, de quoi aérer, égayer, éclairer et ensoleiller trois 
mois de renfermé parisien entre quatre murs surmontés 
de maçons, tapissés d'échafaudages, humides de badi- 
geon, taillés à pic sur des tranchées et flanquées de 
grosses charrettes chargées de moellons. Ces pages ani- 
mées font venir à la bouéhe l'eau saline de ces flaques mi- 
roitantes d'où partent à tire d'aile le canard et le flamand; 
elles sentent le thym et le serpolet de la Crau, le jonc et 
rifis bleu de la Camargue : elles font passer devant nos 
regards ces belles visions de la campagne et de la solitude, 
au sein d'une nature primitive, auxquelles ne seront ja- 
mais insensibles le rêveur et le poète. Mais, si les détails 
sont excellents, le cadre n'est pas original. Rencontrer au 
miheu des champs un homme qui a vécu à Paris et y a 
subi des déceptions, les lui faire raconter, et arriver à la 
conclusion inévitable aux dépens de Babylone, en l'hon- 
neur de la vie champêtre, cela est trop facile, et il semble 
toujours que cela se soit vu quelque part. 

Est-on sûr d'ailleurs d'être bien impartial dans ce 
compte en partie double, d'éviter toute exagération dans 
le plaidoyer, toute injustice dans le réquisitoire? Maurice 
Vernier, l'échappé de Paris, le moine de Franquevaux, a 
des bonnes fortunes agrestes, cynégétiques et sentimen- 
tales que nous ne saurions prendre pour base de nos cal- 
culs de probabihté. Tout le monde ne rencontre pas 
comme lui une belle Arlésienne, arrière-niéce de la 
Vénus de Milo, avec de beaux bras qu'elle passe au cou de 
son fiancé après s'en être servie pour le sauver. Tout le 



DÉCLASSÉS ET DÉSABUSÉS. 427 

monde, hélas! ne possède pas ce coup d'œil infaillible, 
cette justesse de main qui fait tuer autant de canards que 
Ton tire de coups de fusil : et puis un ancien journaliste 
tuer tant de canards! que de parricides! 

Sérieusement, cet ensemble de petits ou de grands 
bonbeurs champêtres et romanesques qui rendent si facile 
la résignation de Maurice déparisianisé, a quelque chose 
d'arrangé, de convenu, et je suis disposé à chicaner tout 
ce qui, dans un livre aussi vrai d'ailleurs, sent Tarrange- 
ment et la convention. En outre, est-on bien sincère ou 
du moins bien conséquent dans ces éternels procès éontre 
Paris, dans ces incessantes glorifications de la campagne? 
En vérité, les extrêmes se touchent, et Paris éprouve un 
malheur contraire à celui du lion de la fable. Lui seul 
sait peindre , et il se dit à lui-même ou il se fait dire par 
ses favoris une foule de choses désagréables, en se don- 
nant, pour toute revanche, le plaisir de les voir réfuter 
en action le mal qu'ils disent de lui. Car enfin, mes chers 
amis, si Paris vous déplaît tant, pourquoi y revenez-vous? 
Si la campagne vous semble le paradis, pourquoi, après un 
trimestre de ces félicités paradisiaques, vous retournez- 
vous avec regret vers le purgatoire? Encore une fois il 
n'est ni très-généreux, ni très-logique de médire avec 
tant de verve d'une ville ou d'une personne, uniquement 
parce que vous savez bien, au fond, qu'elle ne peut se pas- 
ser de vous et que vous ne pouvez vous passer d'elle : 
querelle d'amanls, ces querelles du Paris de l'esprit con- 
tre l'esprit de Paris ! 

Sur le chapitre des mécomptes de Maurice, qui le con- 
duisent au désabusement, je serai beaucoup plus accom- 



128 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

raodant : que dis-je? Non-seulement je suis de Tavis de 
M. Frédéric Béchard, mais je le félicite et le remercie de 
celle partie de son livre : ne nous lassons pas de le re- 
dire : le.désabusement n'est pas le scepticisme ; le désen- 
chanté n'est pas le sceptique. Autre chose est de s'écrier 
en se frottant les mains : allons, bon ! jç vois que tous les 
hommes se ressemblent, qu'il existe, dans tous les partis 
et dans toutes les castes^ une somme égale de ridicules, 
d'inconséquences et de travers ; je vais en profiler pour 
jeter mon dévouement aux orties de plaie-bande, pour 
lancer mes croyances par dessus les moulins occupés à 
moudre les consciences et à en faire du blé, des places, 
des faveurs, des pensions et des cordons ; — autre chose 
est de murmurer à part soi : tiens ! tiens ! les marquis ne 
sont pas plus conséquents que les bourgeois; l'aristocra- 
tie a ses hiatus comme la démocratie ; les idées les plue 
hétérogènes, les mots d'ordre les plus disparates font de 
singulières alliances dans certaines cervelles. Eh bien ! 
après? Est-ce une raison de douter de tout, parce que je 
ne suis plus sûr de personne ? Est-ce un motif pour renier 
les principes, parce que je suis dégrisé touchant les ca- 
ractères? N'aurai -je plus de foi, parce que je n'ai 
plus d'enthousiasme? Mes convictions et mes illusions 
s'en iront-elles de compagnie? Suis-je, en deux mots, un 
mécréant, parce que je ne suis plus une dupe ? 

Non, mille fois non, et nous ne saurions assez insister; 
car c'est la cause de Tesprit que je plaide afin de rester 
dans le vif de mon sujet et debien montrer que Ton n'a pas 
besoin d'être dupe pour être désintéressé. Il ne s'agit ici 
ni de déchirer un drapeau, ni de reteindre une cocarde, 



DÉCLASSÉS ET DÉSABUSÉS. 129 

ni d'abandonner une opinion, ni d'incriminer une caste, 
ni de créer un parti éclectique, négatif, vivant des débris 
des autres, comme certaines peuplades insulaires vivent 
des épaves des naufrages ; il né s*agit pas même de poli- 
tique, mais d'un intérêt littéraire. Tout est perdu (en lit- 
térature) si la comédie et la satire sont obligées de s'arrê- 
ter là où commence l'esprit de parti, si l'écrivain, après 
s'être servi de lorgnettes et de microscopes pour contem- 
pler les défauts de ses adversaires, et forcé de se crever 
un œil de peur d'apercevoir les défauts des gens plus rap- 
prochés de lui. Aimons ces amis-là comme notre prochain 
et notre prochain comme nous-mêmes, c'est la loi évan- 
gèlique ; mais ne soyons pas plus aveugles pour nos pro- 
pres misères et pour celles qui nous entourent que pour 
celles qui nous blessent. Voilà le seul moyen de rendre 
au rôle de l'observateur toute son ampleur et toute son 
autorité. 

Savez-vous pourquoi la comédie et la satire ont, en 
somme, si peu prospéré de nos jours? On en a donné 
cent raisons; voici, je crois, la cent-uniémc: c'est que 
Tanimosité des diverses classes ou des divers partis les 
uns contre les autres, les divisions et subdivisions en au- 
tant de groupes qu'il y a d'opinions et d'intérêts, ont né- 
cessairement morcelé la satire et la comédie, rétréci leur 
horizon, amoindri leur envergure, et souvent réduit aux 
proportions d'un article de journal et d'une vérité de vingt- 
quatre heures ce qui aurait pu être un acte de la comédie 
universelle, un chapitre de la satire humaine, une face de 
la vérité de tous les temps. 

Très-décidé à amnistier Frédéric Béchard pour sa théo^ 



150 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

rie du désabusé, aussi différent du sceptique que le gour- 
met est différent de l'ivrogne, je suis encore plus à Taise 
pour toucher au troisième point; celui des portraits satiri- 
ques. Ces scènes si amusantesd'intérieur descoulisses, ces 
silhouettes de vaudevillistes et de directeurs de théâtres, 
toute la cuisine de ce petit art dramatique qui étiquette 
ses produits, rédige ses amionces, traduit en chiffres et 
en zéros ses succès et ses chutes, tout cela est assuré- 
ment pris sur le fait, à peine relevé ou déguisé d'un gèfâin 
de fiction ou de fantaisie; bien des nonis ont pu être 
écrits ou murmurés à propos de ces photographies, et 
Frédéric Béchard n'aurait été ni aussi e}(act ni aussi piquant 
s'il n'avait pas, de longue date, coudoyé et peut-être subi 
ses modèles. Et cependant tout cela est ajusté et accom- 
modé de façon à laisser aux personnages cette ressem- 
blance collective qui les dispense de s'offenser en leur 
permettant de ne pas se recoimaître. 1/ observation rail- 
leuse garde toute sa saveur, toute sa saillie et tout son 
jour, sans que la personnalité y fasse sa part léonine, ré- 
clamée à coups de dents et de griffes saignantes. L'indi- 
vidu, n'étant plus que la partie anonyme d'un ensemble, 
le membre anonyme d'un corps, ne s'arrête devant ce 
miroir à facettes que tout juste ce qu'il faut pour que sa 
figure lui paraisse être celle de son voisin. Voilà la satire 
contemporaine, non pas telle qu'elle est toujours, mais 
telle qu'elle devrait toujours être. La voilà dans le libre 
et légitime exercice de ses attributions et de ses privilèges* 
Des rancunes longuement amassées, des piqûres inces- 
santes trop vivement ressenties, une idée exagérée du 
droit de représailles, une poche de fiel crevant tout à coup 



DÉCLASSÉS ET DÉSABUSÉS. 131 

ea dehors de peur de crever en dedans et de tuer son 
homme, un coup d'État de cette servante maîtresse 
qu'on appelle la vanité littéraire, toutes ces causes réunies 
peuvent faire dépasser cette limite : mais soyez sûr que 
celui qui Ta dépassée, pourvu qu'il conserve, Dieu merci! 
un fond d'honnêteté et de droiture, ne se fait pas long- 
temps illusion sur son œuvre. Peut-êrre n'attendait-il que 
le bout de Van pour dire là-dessus toute sa pensée : peut- 
être n'a-t-il tant tardé à rendre hommage au livre excellent 
d'un ami, que pour faire de ses sincères éloges autant 
d'épigrammes contre lui-même. 



LES ROMANS ET LES ROMANCIERS 

— SDITE — 



X 

M. X. MARMIER 



3 mai 1863. 

Les femmes qui écrivent des romans se sont avisées, 
pour la plupart, d'un moyen de succès qui a bien son 
mérite : elles placent leur portrait en tête de leur volume. 
Le portrait est charmant, ressemblant, parlant; la gaze 
en est transparente; il finit à Tendroit où la robe allait 
commencer, et rappelle le joli mot de la camériste de 
madame Du Barry : « Madame, il n'y a que le nu qui 
habille! » — Il faudrait, convenez-en, que le livre fût 
bien ennuyeux, pour que ce regard et ce sourire qui 
rayonnent sur la première page n'eussent pas le pouvoir 
de désarmer la critique ! 

Je voudrais, de temps à autre, et sous une forme, hélas! 
moins gracieuse, essayer quelque chose d'analogue. Cette 
revue de romans et de romanciers risquant de devenir, à 
la longue, un peu monotone, je ferais sortir des rangs 
celui que désignerait à notre attention un signe parlicu- 



M. X. MAUMIER. i33 

lier, une action d'éclat, l'air du visage ou la coupe de 
runiforme. La physionomie de lauteur, son cadre, son 
entourage, me serviraient ainsi à étudier son œuvre, 
m'aideraient à m'en rendre compte, et imprimeraient à 
cette étude ce je ne sais quoi qui est aux ouvrages de 
l'esprit ce que la vie est au corps. Buffon a dit : le style, 
c'est l'homme, et Ton a brodé là-dessus les plus ingé- 
nieuses variantes. Ne pourrait-on pas dire, dans un autre 
sens : L'homme, c'est le style, c'est le livre, c'est la clef 
de ce mystérieux trésor que les uns enferment comme 
des avares, que les autres étalent comme des prodigues? 
Regarder, c'est lire; observer, c'est comprendre ; travailler 
à peindre l'écrivain, c'est se préparer à connaître l'écrit. 

Si vous avez la dévotion paresseuse, et si vous vous 
contentez, le dimanche, d'entendre la messe d'une heure 
à l'égUse Saint-Thomas-d'Aquin, je vous attends à la 
porte : nous ferons quelques pas en arriére, et nous 
monterons ensemble trois étages d'une maison de foriîie 
assez bizarre, qui fait l'angle de la rue Saint-Dominique. 
Frileuse, curieuse et pieuse, cette maison, qui n'a guère 
pour façade qu'une porte cochère, se retourne du côté de 
la place Saint-Thomas, où ses fenêtres supérieures pren- 
nent le soleil, contemplent le Musée d'artillerie, écoutent * 
les cloches, admirent tes mollets du Suisse, participent 
aux cérémonies et observent les belles patriciennes des- 
cendant de leurs riches équipages pour aller chercher 
l'humilité, la pauvreté et l'égaHté chrétiennes. 

Nous voici presque au haut de l'escalier : sonnons sans 
crainte; le logis est hospitaUer, et, si nous sommes un 
peu en retard, il est probable que la causerie et les ciga- 

8 



134 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

rettes se sont allumées d'avance en nous attendant. Une 
servante d'âge canonique, nous a introduits avec un sou- 
rire de bon augure. Nous sommes en face du maître de 
céans,; un regard fin, un front intelligent, une figure spi- 
rituelle et bonne, ce qui n'est pas incompatible ; une ma- 
turité encore jeune, d'épais cheveux consentant à grison- 
ner sur les tempes, par pitié pour nos précoces vieillesses; 
je ne sais quel air robuste et sain, qui fait plaisir à voir; 
cette humeur égale que donnent une santé forte, une vie 
de travail, une conscience en paix, un heureux équilibre 
de toutes les facultés physiques, intellectuelles et mo- 
rales ; mens sana in corppre sono. 

Si X, Mannier portait des moustaches, on le prendrait 
aisément pour un colonel en bourgeois. Veuve de ce mar- 
tial ornement, sa léyre n'en est que mieux dessinée; elle 
a cette finesse gauloise et narquoise qui veut dire en bon 
français de Besançon et de Paris ; Je veux bien être dé- 
bonnaire pour ne pas vous contrarier; aimable, parce 
que c'est dans ma nature ; écrire des romans d'une mo- 
rale irréprochable, parce que je ne connais pas pour 
un honnête homme de plus lourd fardeau que l'idée d'a- 
voir écrit une oeuvre, une page, une ligne dangereuse 
pour les jeunes gens et les jeunes femmes : mais 
soyez sûr que je n'en pense pas moins ; que les joyeuses 
libertés d'une conversation entre hommes de bonne com- 
pagnie n'ont rien qui m'épouvantent; que je serais^ s'il 
le fallait absolument, aussj malin que vous^ et que, si 
nous rapportons de nos belles montagnes du Doubs ou 
du Jura un grand fond de bonhomie, c'est un double 
*ond où se caclie assez de jugement^ de discernement, 



M. X. MARMIER. 135 

de sens droit, de sens commun, de sens rare, de 
sagesse, de savoir-vivre et d*esprit de conduite pour vous 
rendre des points, à vous, monsieur Tétourneau de Gas- 
cogne ou de Provence ! 

C'est dans cet appartement spacieux, plus que suffisant 
pour un sage, bien tenu, bien aéré, bien exposé, 
que Xavier Marmier nous reçoit, au milieu de livres 
qui sont ses amis, et d*amîs dont la plupart sont plus 
savants et plus spirituels que des livres. Ce visage 
pensif, ce beau front dépouillé avant Tâge, cette poétique 
tristesse sur laquelle glissent des éclairs de gaieté, pareils 
à ces rayons humides qui courent sur la cime des mon- 
tagnes par un temps d'orage, c'est Victor de Laprade, le 
fier lyrique, le satirique cornélien, qui a su faire une 
lanière de chacune des cordes de sa lyre. Cette bonne 
face de chanoine laïque, si douce, si sympathique, qui 
respire la piété indulgente, la fidélité à toutes les saintes 
affections du ciel et de la terre, la moquerie sans fiel, la 
poésie sans effort, l'esprit sans apprêt, c'est Antoine de 
Latour, le traducteur de Silvio PeUico, l'auteur de V Es- 
pagne littéraire et religieuse, et de vers cliarmants qu'il 
a Tair de faire sans y songer comme se font les beaux 
vers. Cette figure dont l'irrégularité railleuse dénonce le 
critique et a de quoi terrifier les surnuméraires de la 
gloire littéraire, mais qui, à l'instar du Charles X de La- 
martine, tempère l'effroi par un sourire, c'est Cuvillier- 
Fleury, l'écrivain des Défcato, l'auteur des Portraits poli- 
tiques et révolutionnaires^ des Études littéraires et histo- 
riques, et, tout récemment, des Historiens, Poètes et 
Romanciers; bel ensemble de travaux, placé au premier 



136 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

rang de la critique contemporaine ; existence ennoblie 
par un dévouement auquel tout le monde rend hommage, 
même les légitimistes. 

Cette tète puissante, où tout parle, la bouche, le front 
et les yeux, tête d'orateur au repos changé en publiciste 
par les avertissements de la Providence, c'est L. de Gail- 
lard, l'historien de V Expédition de Rome en 1^49, le 
journaliste dont les premiers-Paris, dans la défunte As- 
semblée nationale^ firent l'effet de ces esprits frappeurs 
qui viennent nous parler des vérités de l'autre monde, le 
rédacteur de ces Événements du Mois dans le Correspond 
dant, que signeraient et qu'applaudissent les plus illustres 
de nos hommes politiques; voix éloquente, âme énergique, 
esprit ouvert à toutes les larges et généreuses pensées, 
cœur plus prompt aux dévouements qu'aux disciplines, 
plus amoureux des grandes causes que des petites consi- 
gnes, organisation d'élite, tempérament de polémiste et 
de batailleur, que l'on ne connaîtra complètement que 
lorsque le suffrage universel lui aura donné une tribune 
à sa taille. 

A ses côtés, comme un cygne auprès d'un aigle, comme 
un lis penché sous la pluie auprès du chêne ami de l'o- 
rage, cette physionomie rêveuse et souffrante, à laquelle 
le sourire va pourtant si bien, c'est Joseph Autran, le 
poète de la mer, le poète de Laboureurs et Soldats, de la 
Vie rurale, du Poëme des beaux jours; imagination éprise 
de la poésie antique, doucement éclairée d'un rayon du 
ciel d'Athènes; talent mélodieux et pur à qui Sophocle 
inspirait, il y a quinze ans, le beau drame de la Fille 
d'Eschyle, et qui, aujourd'hui même, dans un djélicieux 



M. X. MARMIER. 137 

volume, chef-d'œuvre de typographie, morceau de roi 
bibliophile ou poêle, vient de traduire ou d'imiter, avec 
une liberté plus fidèle qu'une exactitude servile, le Cy- 
dope d'Euripide, seul monument d'un genre de littéra- 
ture associé par les érudits à la plus belle époque du 
théâtre grec, et où se confondaient la tragédie, la comé- 
die et la satire. 

Combien de noms pourrais-je ajouter à cette Uste ! J)ans 
nos grands jours, nous avons, s'il vous plaît, M. le mar- 
quis de B..., ce noble ambassadeur de la maison de Sa- 
voie (qui depuis... mais alors elle était pontificale) : 
H. D..., qui, vivant dans une maison où tout le monde a 
de l'esprit, s'est mis à en avoir plus que tout le monde; 
assez spirituel pour ne rien écrire et pour élever le dilet- 
tantisme littéraire à la hauteur d'une puissance ; le prince 
Albert de Broglie, ce jeune et brillant académicien que 
Ton accusait d'avoir pris la place de M. de Carné et qui 
l'avait tout simplement préparée ; Prévosl-Paradol, le roi 
constitutionnel et libéral de cette jeune génération qui 
croit encore à la liberté, à la beauté, à la lumière, aux 
étoiles du matin, aux vases d'élection, et qui, pour sa- 
luer, dans la magique écriloire de Prévost-Paradol, la 
fontaine de Jouvence des vieux partis, n'a pas besoin 
qu'on lui rappelle Tanlique adage : a Un bien averti en 
vaut deux ; » le marquis Théophile de Perrière Le Vayer, 
diplomate, écrivain, artiste, musicien, poète, homme du 
monde et du meilleur monde, aimant à alterner entre ses 
souvenirs d'ambassade et ses causeries de Paris, parlant 
de Henri Heine, de Wagner et d'Hoffmann comme un 
Athénien de Munich ou de Weimar, et prêt à vous ra- 

8. 



138 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

conter, dans un salon de la rue de Yarennes, une légende 
du Brocken. 

J'en reste là dé ma nomenclature ; et cependant que 
de visiteurs intéressants aurais-je à Taire défiler encore ; 
généraux, particuliers, amiraux, savants, touristes, Rus- 
ses, Polonais, Allemands, naturalistes, feuilletonistes, 
romanciers, chasseurs aussi habitués à tirer Télan en Nor- 
wége, le renne en Laponie, Tours en Dalécarlie, le loup 
en Ukraine, le bison en Amérique, Téléphant dans Tlnde, 
le tigre au Bengarle, le lion en Afrique et la panthère à 
Java, que nous sommes accoutumés à manquer les grives 
et les alouettes ! Je laisse à votre imagination le soin de 
deviner ce que doit être la causerie entre pareils jou- 
teurs, avec de semblables éléments. Là, Juvénal n'aurait 
garde de se plaindre d'être réduit au rôle d'auditeur ; 
semper ego auditor tantkm? On voudrait, au contraire, 
pour mieux écouter, avoir les oreilles aussi fines que si 
elles étaient courtes et aussi longues que si elles étaient 
bétes. II y aurait, dans ce petit cénacle sans prétention, 
dans ce décaméron dominical et vertueux, de quoi appro- 
visionner de bons mots dix petites cours d'Allemagne, 
de quoi fournir des anecdotes à cinquante chroniqueurs, 
de quoi tempérer par des chansons en prose vingt mo- 
narchies absolues et de quoi révéler aux sourds-muels 
les plaisirs de la médisance. 

A présent^ si vous me demandez pourquoi ces prélimi- 
naires, je vous répondrai qu'ils ne me semblent pas tout 
à fait inutiles pour donner une idée exacte de la littéra- 
ture de Xavier Marmier. C'est dans cette atmosphère tout 
imprégnée des légers parfums de la fantaisie aimable et 



M. X. MARMIER. 139 

de la poésie cosmopolite, toute retentissante des souve* 
nirs de voyage et de la voix des Muses lointaines, dans ce 
milieu si favorable à Tacoustique des idées, aux joies et 
aux digressions de l'esprit, que sont nées et que devaient 
naître ces calmes et honnêtes histoires, les Fiancés du 
Spitzberg, Gatida^ Hélène et Suzanne^ et enfin En Al- 
sacôy V Avare et son Trésor^ le dernier venu et, selon 
nous, le Benjamin de cette souriante famille; récits en- 
guirlandés de légendes, de ballades et de paysages, qui 
ne haïssent pas l'école buissonnière, pourvu que les buis- 
sons soient fleuris, odorants, pleins de gazouillement et 
de verdure ; romans qui déplaisent aux lecteurs pressés, 
avides de piment, de poivre rouge et de caviar roma- 
nesque, qui sont désagréables aux Arthur et aux Oscar, 
mais que les braves gens et les gens d'esprit placeront 
sur leur table et dans leur bibliothèque, à gauche de 
Walter Scott, à droite d'Henri Conscience. 

J'ai parlé ailleurs des Fiancés du Spitd)erg^ dont les 
chastes flammes, après avoir résisté à un froid de trente 
degrés, ont été couronnées par l'Académie française. 
Gazida nous offrait une fiction intéressante, encadrée 
dans les grandioses soUtudes de ce Canada qui ne peut 
pas être pour les lecteurs français une terre étrangère. 
Dans Hélène et Susanne^ sujet plus rapproché de nous, 
Marmier nous a raconté l'histoire toujours nouvelle de 
deux âmes faites Tune pour l'autre, séparées par les 
tristes idoles de notre siècle, l'ambition et l'argent, 
réunies enfin après un temps d'épreuve, après que les 
adorateurs du Veau d'or, punis par où ils ont péché, vic- 
times peu innocentes de l'agiotage et du luxe, n'ont plus 



140 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

rien de mieux à faire qu*à laisser le champ libre aux bons 
mouvements du cœur et aux fidèles amours. 

Ce qui ajoutait à ce roman d* Hélène et Suzanne un 
charme tout particulier, c'était d'abord la correspondance 
entre les deux aimables femmes qui ont donné leurs 
noms au livre, et qui échangent avec grâce, l'une ses im- 
pressions et bientôt ses déceptions parisiennes, l'autre les 
douceurs du foyer domestique et du pays natal ; c'était 
ensuite et surtout ce procédé où l'auteur excelle, et qui 
fait du récit un fil conducteur à travers les sites qu'il 
aime, en présence de figures qu'il connaît bien et qu'il 
sait peindre, au seuil de maisons hospitalières dont les 
portes s'ouvrent à son appel filial et où il nous invite à 
nous asseoir avec lui. La Franche-Comté revit tout en- 
tière dans Hélène et Suzanne, avec ses mœurs, ses paysa- 
ges, ses physionomies locales, toute cette poésie du 
passé, d'autant meilleure à saisir, qu'elle est plus près 
de disparaître, expropriée pour cause de nivellement, 
de centrahsation, de révolution, de civiUsation et d'utilité 
publique. 

C'est en Alsace que nous fait séjourner le nouvel ou- 
vrage de Xavier Marmier, l Avare et son trésor; l'Alsace, 
c'est-à-dire une province française par le cœur, allemande 
par Taccent, mur mitoyen entre l'esprit des deux pays 
et le génie des deux langues, très-favorable, par consé- 
quent, à ces lenteurs calculées qui donnent au romancier 
le temps de peindre, de se souvenir et d'observer en ra- 
contant. Réduit à son expression la plus simple et la plus 
brève, V Avare et son trésor pourrait s'analyser en quel- 
ques lignes. Un jeune Alsacien, Frédéric Loray, artiste à 



M. X. MARMIER. 141 

ses heures, sentimental, honnête et charmant, épouse 
par amour une suave jeune fille qu'il a rencontrée sous 
le porche d'une église et vers laquelle Tout attiré, d'a- 
près la méthode allemande, les affinités électives. Ils 
sont heureux, ils ont un fils, Lucien, et d'excellents voi- 
sins, M. et madame d'Usier. Sophie d'Usier, fille unique 
de ces bonnes gens, a le malheur de ne pas être jolie, 
mais elle le rachète par tant de qualités gracieuses ou 
solides qu'en vérité, à moins de se déclarer matérialiste, 
on aurait bien tort de se préoccuper de la grandeur de sa 
bouche, de la petitesse de ses yeux ou de la forme de son 
nez. Sophie, comme la Philiberle de M. Emile Augier 
(ah! monsieur! l'heureux temps que celui de Philiberte!) 
est une charmante laide : tôt ou tard Lucien Loray le 
reconnaîtra, et ce jour-là sera un jour bien heureux pour 
la douce colonie de Blanfeld. 

Mais Lucien ne l'avoue pas encore; il est à cet âge où 
le cœur est dupe de l'imagination et l'imagination dupe 
des yeux. Survient une Irés-jolie coquette Alsacienne, 
mademoiselle Odile Kraft, fille d'un riche et madré bro- 
canteur qui exploite le talent naïf de Frédéric Loray. 
Lucien prend feu pour Odile sans vouloir remarquer les 
larmes virginales que Sophie aurait bien envie de répan- 
dre. Mais l'avare et son trésor? me direz-vous. Patience! 
ils ne sont pas loin. 

Parmi les pauvres secourus et visités par cette bonne 
et angélique Gabrielle, on remarque une malheureuse 
veuve qui meurt de faim et qui a deux fils, Pierre et 
Etienne. Pierre Cottier, l'aîné des deux fils, est doué de 
toutes les dispositions nécessaires pour faire fortune; 



142 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

égoïsme, esprit de calcul, sécheresse de cœur, rapacllé 
intelligente, mains crochues , capables de récolter un 
grain de blé sur une ortie et un écu dans une main d'a- 
vare. Il ne tarde pas à se lier avec rusurierBambolin, 
qui a besoin de lui pour ses écritures, et il commence sa 
petite pelôtte ; quelques sous par ici, une piécette par là, 
t r ès-peu de scrupules par-dessus, et voilà comment viennent 
au monde les magots qui ne florissent pas tous en Chine. 
Bientôt Pierre, tout à fait nécessaire à Bambolin et 
maître de ses secrets, en abuse pour lui imposer des 
conditions et s'élever au-dessus de la sienne. Il devient 
clerc de notaire chez un honnête homme qui est forcé de 
le congédier pour abus de confiance; il passe sur un plus 
grand théâtre, et nous le retrouvons second clerc à Stras- 
bourg, avec de si beaux favoris, des gilets si éclatants, 
des redingotes si corsées, tant de moyens de séduction 
auprès des brocanteurs positifs et des coquettes vulgaires, 
que le pauvre Lucien est complètement supplanté par le 
fils de la mendiante. Heureuse défaite qui sauve Lucien, 
et tourne à la confusi(|n des méchants et à la gloire des 
bons ! Kraft épouse en secondes noces une baronne en 
chrysocale qui le ruinera; Bambolin, furieux de voir sa 
vieille servante jeter son opulent portefeuille dans un 
four assez bien allumé pour dévorer cent vaudevilles, 
tombe frappé d'apoplexie fourdroyante. Avec lui meurent 
les ambitieux projets de Pierre Cottier, qui comptait sur 
le trésor du vieil usurier pour avoir de quoi payer une 
étude. Compromis, après la mort de Bambolin, comme 
complice de ses spéculations véreuses, il est obligé de 
s'enfuir, et va vivre ou mourir on ne sait où : tous ces 



H. X. MARMIER. 143 

châteaux de cartes biseautées s'écroulent l'un après Tau- 
Ire. Odile sera forcée de coiffer sainte Catherine, et elle 
n'aura pas mèoie de quoi payer la coiffe, à moins qu'elle 
ne se décide à la jeter par-dessus les moulins de Stras- 
bourg ou de Montmartre. 

Quant à Lucien, il revient au colombier, Taile un peu 
traînante, moins, avarié pourtant que le pigeon de La 
Fontaine : quelle joie, à son retour, dans ce petit groupe 
de cœurs d'or, qu'il ranime de sa présence et qui le ra- 
nimeront de leurs caresses ! Il épousera Sophie, et soyez 
certain qu'il y aura un moment où Sophie sera jolie ; 
celui où elle lui dira : Je t'aime I et où elle se sentira 
aimée. Tout le monde est content : la bonne Gabrielle, 
en donnant son fils à sa chère Sophie^ réhabilitera pour 
toujours ralliance.de ces deux mots qui, séparément, 
sont les plus doux de la langue française, et qui, réunis, 
se détériorent l'un' par l'autre : belle-inère^ 

Je ne vous offre là, pour ainsi dire, que le noyau de 
ce roman de YAvq^re tt son trésor, y^^i chair, le suc, le 
duvet, le parfum, ce sont les descriptions de visu des 
pays et des mqnuments que visitent les personnages ; ce 
sont les traditions, les légendes, les apologues qu'ils se 
racontent à propos des spectacles qui les frappent ou des 
incidents qui les intéressent : ce sont les traits de mœurs 
et les coups de pinceau qui localisent en Alsace, et non 
pas ailleurs j les divers plans du tableau. Cette interven- 
tion de Y épisode dans le roman, ces temps d'arrêt et ces 
haltes qui interrompent ou ralentissent le récit, on en 
trouverait de fréquents exemples dans un autre art qui 
en a souvent tiré un excellent parti. Dans une partition de 



144 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

longue haleine, bien des morceaux, et des plus applaudis, 
ne sont en réalité que des épisodes. Sans doute, la mu- 
sique ne produit tout son effet que lorsqu'elle se lie 
étroitement à Faction, lorsqu'elle exprime et complète 
une situation émouvante, comme dans le duo des 
Htiguenots et le trio de Guillaume Télly ou comique, 
comme dans le sextuor de la Cenerentola et la finale du 
premier acte du Barbier. Mais qui voudrait contester le 
charme de ces scènes accessoires où Ton nous dit : il y 
a, là-dessus, une ballade, une barcarolle, une chanson 
populaire? Et voilà Fartiste qui vous chante la ballade de 
la Dame blanche^ celle de Fra-Diavolo^ la barcarolle de 
Zampay sans que personne soit tenté de se plaindre que 
Fon retarde de cinq minutes la marche du drame et le 
mariage des deux amants 1 « 

J'ai choisi, faute de mieux, ce terme de comparaison, 
qui m'a paru de nature à justifier les procédés ordinaires 
de M. Marmier auprès de ses belles lectrices. Il est cer- 
tain que, pour ceux qui veulent qu'on les essouffle en 
leur racontant une histoire, que pas un mot ne soit 
perdu pour la rapidité de Faction, et que l'on prenne au 
pied de la lettre le Semper ad eventum festinay du poète 
latin, les Fiancés du SpitzJberg, Gazida, Hélène et Su- 
zanney Y Avare et son Trésor^ n'ont pas le mouvement de 
la Reine Margot et des Trois Mousquetaires, Mais, après 
tout, qu'est-ce que le roman, ou du moins que doit-il 
être? L'image, la représentation de la vie. Or la vie, 
malgré sa rapidité proverbiale, ne s'avance pas tout d'un 
trait vers son but ou sa fin; elle a, elle aussi, ses stations, 
ses diversions, ses heures de repos où Fon dirait qu'elle 



M. X. MARMIER. 145 

s'arrête, qu'elle se désintéresse d'elle-même pour écou- 
ter les bruits du dehors, assister aux spectacles extérieurs 
ou converser avec ses souvenirs. Les passions ou les an- 
nées qui la poussent en avant, la personnalité qui la 
dirige, TafTeclion ou l'idée, la famille ou le pays qui lui 
servent de centre ou de foyer, ne Tabporbent pas au point 
de ne rien voir, de ne rien faire, de ne rien subir au delà 
de cet étroit chemin qui la conduit du berceau à la 
tombe. Eh bien! le roman a et doit avoir ses relais 
cocMne la vie. Xavier Marmier relaye im peu plus sou- 
vent que les conteurs à grande vitesse, voilà tout : mais 
il choisit si bien ses points de vue, ses buffets sont si 
appétissants, ses chevaux si sûrs, ses voitures si douces, 
ses itinéraires si bien garantis contre toute mauvaise 
rencontre, que l'on se trouve, en somme, très-heureux 
de l'avoir eu pour compagnon ou pour guide, et que l'on 
se dit, en le quittant à regret : décidément le voyage à 
petites journées valait mieux que le chemin de fer. 



XI 



M. ERNEST FEYDEAU' 



10 mai 1863. 

Le public et la critique n'ont que ce qu'ils méritent : 
l'un s'est amusé à faire au roman de Fanny un succès de 
trente éditions, ou, pour parler plus exactement, de 
trente tirages; l'autre, tout naturellement, a éreinté le 
trop heureux romancier ; d'où il suit que M. Ernest Fey- 
deau a eu le droit de se croire, en littérature, un person- 
nage très-important et très -calomnié. Il paraît même, — 
c'est M. Feydean qui nous l'assure, — que, dans un jour- 
nal aristocratique, on l'a appelé unjeiine chien. Un jeune 
chien ! j'avoue que le sens et le sel de cette mordante plai- 
santerie m'échappent complètement. Charlet a dit un mot ' 
célèbi'e : « Ce qu'il y a de meilleur chez l'homme, c'est le 
chien, » — et jamais Tépithète de jeune n'a rien gâté à 
ce qu'elle touche. L'injure dont se plaint M. Feydeau 
n'aurait donc rien, en définitive^ de bien offensant. N'imi- 

4 Un Début à l'Opéra. — Jtf. de Sàint-^Bertrand. — U Mari de ta 
Danseuse, — avec unk préface; 



M. ERNEST FEYDEAU. 147 

porte ! elle suffit pour qu'il invoque à son profit le droit 
de défense, et pour qu'il en use dans une préface de 
soixante -douze pages ; la préface de Cromwell de 
1863!!! 

Ce qu'il y a de curieux et de triste, c'est que cette préface 
(celle de M. Feydeau) est \raie d'un bout à l'autre; mais 
entendons-nous bien ; vraie comme un paysage regardé et 
peint à travers des lunettes bleues est vrai pour tous les 
gens qui portent des lunettes bleues. Nous sommes prêt à 
signer des deux mains des phrases telles que celles-ci : 
« Le réalisme restera la vivante et la seule expression de 
la littérature, dans la seconde moitié du dix-neuvième 
siècle. Il sera sa littérature, à ce siècle, car il provient 
de lui par tous les côtés ; il fait corps avec lui. Et que 
ceux qui le déplorent ne s'en prennent point aux artistes. 
Les malheureux ! ils n'ont fait qu'obéir , que suivre le 
torrent. Pourquoi seraient-ils restés purs, élevés, déta- 
chés de la matière et des sens, quand le reste de l'hu- 
manité s'y enfonçait tout d'un bloc? C'est au siècle, au 
siècle tout seul quincombe la responsabilité du réa- 
lisme. » Très-bien, monsieur Feydeau, très-bien! les cri- 
tiques les plus hostiles au réalisme, à Fanny et à Sylvie^ 
ne disent pas autre chose. 

Qui ne serait persuadé, j'allais dire attendri par le pas- 
jsage suivant: h J'ai consacré les plus belles ^ les plus 
fortes années de ma jeunesse à... un traité d^archèologie. 
Mais si j'avais continué à suivre mon goût, je m^ennuie- 
rais encore sur les rayons des bibliolhèques. Pas un de 
Vousj messieurs, ne me lirait ; cat» ce que Vous voulez, ce 
que vous aimezj ce qti'il vous faut peut* Vdui^ toucher^ 



148 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

c est la peinture exacte de vous-mênies. — Soyez donc 
heureux maintenant, et ne criez plus. Je vous Tai don- 
née. » 

Ceci n'est peut-être pas assez modeste, et bien des lec- 
teurs, j'imagine, seront tentés de répondre à M. Feydeau : 
La peinture exacte de moi-même! Comment l'entendez- 
vous? J'ai la prétention de ne ressembler ni au mari, ni 
à l'amant de Fanny, ni à Daniel, qui ne ressemble à rien 
et à personne, ni à Catherine d'Overmeire et à son amou- 
reux, qui accepte si bénévolement les enfants d*autrui, ni 
au sieur Anselme Schanfara, ce poète excentrique qui, 
après avoir déployé mi tel luxe de perroquets^ de singes, 
de babouches et de pagodes, finit par se laisser em- 
mitoufler, comme un bonnetier de la rue des Bour- 
donnais, par une bourgeoise de Paris. Non-seulement 
nous ne ressemblons pas à ces intéressants personnages, 
mais nous cherchons vainement des points de comparai- 
son parmi nos amis et connaissances. Quant à ce Mari 
de la Danseusej qui a fait, depuis tantôt dix mois, les dé- 
lices des abonnés de \ Opinion nationale^ et dont les dif- 
férentes parties s'appellent maintenant, en librairie : Un 
Débuta rOpéra, Monsieur de Saint-Bertrand, etc., etc., 
il est possible que les dix-sept mille électeurs de M. Gué- 
roult se soient reconnus dans M. Nicolas , dans M. La 
Cruelle, dans Hector de la Roche-Forte en Terre, dans le 
prince Rogatchef, dans le vicomte de Saint-Bertrand, 
dans le couple Yalmaseda, la princesse Hélédine, H. Cer- 
veiro, le chevalier Florimond de Belle-Âssise , M. Tur- 
lure, et madame Adélaïde Chaussepied; mais, outre que 
la plupart de ces personnages variés ont déjà traîné dans 



M. ERNEST FEYDEAU. 149 

bon nombre de romans trop connus, je dois ajouter que, 
si vraiment M. Feydeau a eu le droit d'écrire en marge de 
leurs aventures : « Vous voulez là peinture exacte de 
vous-mêmes; soyez heureux, je vous Tai donnée, » — il 
y aurait là de quoi humilier le suffrage universel et con- 
soler MM. Prévost-Paradol et Cochin. 

Pourtant ce n'est pas là-dessus que nous voulons faire 
porter aujourd'hui la discussion. M. Feydeau, nous le ré- 
pétons, est dans le vrai ; il est logique, une fois son point 
de vue accepté. Il a raison lorsqu'il rejette sur la société 
actuelle la responsabilité des abaissements du roman mo- 
derne : il a raison quand il constate qu'une œuvre de 
poésie pure et élevée ne rencontrerait pas cent lecteurs, 
et que Fanny ou môme le Man de la Danseuse en trouve 
cinquante mille : il a raison lorsqu'il lance contre certaines 
hypocrisies de la critique et des mœurs contemporaines 
un anathème qui doit nous faire réfléchir, nous rendre 
plus réservés, plus attentifs à établir désormais un accord 
exact entre nos indignations et notre autorité. 11 a raison, 
toujours raison, quand il écrit, à propos de nos illustres : 
a 11 ne leur suffisait pas d'être poëtes ; ils se sont annoncés 
comme prophètes... Être peintre, charmeur, magicien, 
créateur, la belle affaire! Voilà-t-il pas grand'chose de 
beau? Alors ils ont inventé la sainteté de V art ^ la mission 
providentielle du poète; ils ont dit qu eux aussi avaient 
charge d'âmes, et peu s'en est fallu que, de prophètes, 
les adeptes ne les missent un jour au rang des dieux. », 
Ces lignes et celles qui les suivent sont d'une justesse 
parfaite; tout an plus pourrait-on faire remarquer à 
M. Ernest Feydeau qu'il tire sur les siens et que ces apo- 



150 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

théoses mystiques, ces prétentions emphatiques à la 
sainteté, à l'apostolat, au sacerdoce, à la mission provi» 
dentielle et sacrée, à la charge d'âmes, à la divinité, re- 
présentent, dans Fart moderne, le beau côté de la mé- 
daille dont nos propres renseignements nous donneraient 
le revers, si le réalisme ne s'en chargeait pas. 

Si M. Feydeau a raison sur tant de points, je suis donc 
de son avis? — Pas tout à fait. — Quelle est donc son 
erreur? — Je vais essayer de l'indiquer; mais, auparavant, 
qu'on me permette de transcrire encore cette phrase 
de sa préface : « L'équilibre intellectuel ne se rétablit 
chez moi que le jour où je pus arracher, jusqu'à la ra- 
cine, la broussaille des illusions qui masquaient la lumière 
'à mon esprit. » Cet agréable cliarabias va me servir de 
transition. 

Un avocat, qui, par grand extraordinaire, voudrait être 
bref, n'aurait rien de mieux à faire qu'à supprimer dans 
son plaidoyer tout ce qui n'est pas absolument nécessaire 
à sa cause. J'use du même procédé en laissant de côté la 
question de morale proprement dite, toujours gênante, 
toujours sujette à caution, et dont le moindre inconvénient 
est de perpétuer les malentendus entre Tart et la critique. 
Admettons avec M. Feydeau, que la morale n'a rien avoir 
dans cette affaire, que le roman n'a jamais corrompu 
personne, que c'est lui au contraire qui a été corrompu 
par la société et le public, et, finalement, contentons -nous 
de prendre acte d'un aveu assez significatif sous la plume 
de' l'auteur de Fanny; à savoir, que de pareilles lectures 
doivent être soigneusement interdites aux jeunes gens et 
aux jeunes filles. La difficulté n'est pas là : elle est tout 



H. ERNEST FEYDEAU. 151 

entière dans Tapplication d*une loi qui existe depuis des 
siècles, que le réalisme n'abrogera pas, et qui veut que la 
moralité des œuvres de l'art dépende, en grande partie, 
de l'art lui-môme, du style (en prenant ce mot dans son 
acception générale), du plus ou moins de beauté, 
d'élévation, d'élégance que Ton signale dans l'œuvre. Cela 
est injuste peut-être, mais cela est : témoin la poésie an- 
tique, qui, à y regarder de près, nous montre une affreuse 
société d'assassins, de femmes galantes, de dieux en go- 
guette, de parricides, d'incestueux et d'adultères, un 
abrégé de tous les vices et de tous les crimes, et que le 
génie des poètes a su transfigurer au point d'en faire un 
immortel sujet d'admiration et d'études pour les imagina- 
tions les plus élevées et les plus pures ; témoin Renéy que 
H. Ernest Feydeau a le courage de citer, René, qui ne 
serait pas tolérable si Amélie et son frère vivaient de plain- 
pied avec les personnages d'un Début à VOpéra et s'ils 
parlaient leur langue, mais que l'idéal a marqué de son 
signe et revêtu de ses voiles avant de le placer au seuil 
de la littérature moderne. 

Je n'apprendrai rien à mes lecteurs et à H. Feydeau 
lui-même, en leur rappelant que la Vénus de Milo est 
plus chaste que la Vénus de Hédicis ; que celle-ci est plus 
chaste que la Source de M. Ingres, laquelle, à son tour, est 
plus décente que la Yénus de M. Baudry, qui est beaucoup 
moins indécente que les statuettes de Pradier, qui sont 
moins immorales que ces photographies du coin, ou l'art 
est joué èous jambe par toutes les petites actrices des 
petits théâtres de Paris. Cette gradation, si souvent re- 
marquée qu'elle est devenue un lien commun, ^'applique 



152 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

au roman et à la littérature comme aux autres arts. 
Lorsque M. Ernest Feydeau se pose en victime du cant 
français, lorsqu'il a Fair de résumer dans sa personne, 
comme dans leur expression la plus éclatante, les griefs 
de la morale contre le roman, les rancunes du roman 
contre la morale et les ressentiments de Tart contre la 
critique, on a envie de répliquer avec Voltaire : 

a Feydeau se trompe, U n'est pas si coupable! b 

Sa culpabilité consiste beaucoup moins dans les fautes 
de ses romans contre la morale que dans la manière dont 
ils les commettent. 

Le premier de ses trois volumes, t/w Délnit à VOjJéra^ est 
très-supérieur aux deux autres, Monsieur de Saint-Ber- 
trand et le Mari de la Danseuse. Hais cette supériorité, 
toute relative, ne s'élève jamais jusqu'à l'originalité. Il y 
a des détails amusants et bien photographiés dans cette 
histoire des débuts de la jeune danseuse Barberine; l'au- 
teur semble décrire d'après nature tout ce que renferme 
de petites passions et de petites laideurs ce théâtre où, de 
deux jours l'un, Rossini et Meyer-Beer crient pendant 
qu'on les écorche ; On s'intéresse à cette Barberine, restée 
pure au milieu de cette atmosphère de basse corruption, 
bien que ce contraste n'offre rien de très-neuf, et se trouve 
déjà, notamment, dans une nouvelle de M. Scribe, intitu- 
lée Judith ou la Loge d'Opéra. Le personnage de H. de 
Saint-Bertrand se pose bien dans les premiers chapitres 
et donne aux lecteurs des espérances qu'il ne tarde pas à 
traiter comme ses dettes. Enfin, le caractère de Vimpre- 
sario Gaskell, espèce de Barnum sentimental et bon- 



M. ERNEST FEYDEAU. 153 

homme, son amour, intéressé d'abord, puis sincère, pour 
Barberine, sa douleur, ses adieux, cette manière, bien 
rare chez M. Feydeau, de relever par un sentiment vrai 
un rôle bas ou grotesque, nous font passer, pendant une 
vingtaine de pages, par d'heureuses alternatives d'atten- 
drissement et de sourire. Voilà la part de Téloge, et je 
fais à H. Feydeau bonne mesure. 

Mais, grand Dieu! que tout cela est vulgaire ! Et vulgaire 
avec prétention, ce qui est la pire de tontes les vulgarités! 
Mêlez, à doses plus ou moins égales, cette Judith, de 
M. Scribe, et, en général, son volume de Proverbes et 
Nouvelles^ le roman de Cinq cent mille francs de rente^ 
du brave docteur Véron, et M. Paul de Kock, moins le 
naturel; vous aurez à peu près ce niveau littéraire ; avec 
cette différence que MM. Scribe, Paul de Kock, et Véron, 
heureux de plaire et d'être aimés pour eux-mêmes, n'ont 
jamais songé à écrire de préface. Il y a vingt ans et plus 
que je connais M. de Saint-Bertrand ; il s'appelait Saint- 
Rémy dans les Mystères de Paris^ et Lucien de Rubem- 
pré chez H. de Balzac; sans compter ceux que j'oublie! Bar- 
berine, c'est Judith déjà nommée; c'est cette fleur éclose 
sur un tas de fumier, dont le'roman et le théâtre onlsi cruel* 
lement abusé. Madame Chaussepied, la mère d'actrice, 
barbette, de temps immémorial, dans les ruisseaux de la 
littérature à quatre sous. Tout le monde pourrait vous 
dire le vrai nom de M. Nicolas et du prince Rogatchef : 
encore une fois, c'est de la photographie, rien de plus; 
etvous figurez-vous MM. les photographes demandantàêtre 
exposés dans le salon d'honneur à la place du tableau de 
Flandrin? Vous les figurez-vous rédigeant un manifeste poi'^ 

9. 



154 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

nous prouver que leurs photographies sont l'expression de 
la société moderne, et doivent, par conséquent, avoir le 
pas sur les portraits du Titien et les vierges de Raphaël ? 
Un Début à lOpéra est pourtant un chef-d'œuvre en 
comparaison de la seconde et de la dernière partie du 
récit, M. de Saint-Bertrand et Le Mari de la Danseuse. 
Ici, les personnages, les aventures et le style, tout est à 
l'unisson. M. et madame Valmaseda, la princesse Uélé- 
dine, le chevalier de Bel-Assise et leurs dignes partenaires, 
sont immédiatement reconnus par quiconque a fait un 
peu de police littéraire, comme les voyageurs suspects 
sont appréhendés d'instinct par les gendarmes, sans qu'il 
soit nécessaire de lire leur signalement : il leur suffit 
d'entrer dans un livre pour le déclasser aussitôt, de même 
qu'il suffit à des figures de mauvaise compagnie d'entrer 
dans un salon pour que l'on en fixe, à première vue, la 
physionomie et la valeur mondaine. Ce n'est pas tout. en- 
core : comme il ne suffirait pas au réalisme d'être très- 
vulgaire s'il n'était en même temps très-prétentieux, 
comme il a inventé à son usage un faux sentimentalisme 
pour se récompenser d'avoir détruit la vraie et délicate 
sensibilité, M. Feydeau a eu recours à deux éléments d'in- 
térêt et d'émotion, qui lui ont sans doute paru propres à 
relever le niveau de son livre et à subjuguer le lecteur le 
plus récalcitrant. Il a trouvé moyen de rattacher — non, 
de raccrocher-la Pologne à son récit, et il s'est inspiré, 
pour son dénoûment, du douloureux épisode qui a coûté 
la vie à la pauvre Emma Livry. Eh bien! là encore il s^est 
trompé : ce pathétique d'emprunt, cette catastrophe 
finale, cet embaumement de Barberine, cette exploitation 



M. ERNEST FEYDEAU. 155 

de son cadavre par son ignoble mari, tout cela montre la 
ficelle et n'excite qu'un triste mélange d'horreur et de 
dégoût. Quant à l'intervention d'une grande et noble 
cause dans de sales petites intrigues, savez-vous quel en 
est l'effet le plus clair? On songe involontairement à ces 
Polonais en redingote à brandebourgs surmontés d*un 
collet de fourrure, qui s'appellent indifféremment major, 
prince ou général, et qui font l'ornement des tables-d'hôte 
de troisième classe. 

C'est là, en somme, du roman-feuilleton de la plus 
piètre espèce, du roman-feuilleton de la décadence; car 
les mauvais genres ont leur décadence comme les bons. 
S'il y avait encore des hiérarchies en littérature et en li- 
brairie, si un premier succès de vogue n'avait recom- 
mandé M. Ernest Feydeau aux petites attentions et aux 
immenses affiches des éditeurs à la mode, ces diverses 
séries du Mandela Danseuse auraient paru dans l'ancien 
format, dit de cabinet de lecture^ dans ces in-octavo à 
grandes marges que l'on aperçoit encore derrière quel- 
ques vitrines retardataires, comme on rencontre encore 
quelques diligences dans le quartier de Notre-Dame- des- 
Victoires : elles auraient continué la dynastie du roman 
Mortonval, Dinocourt, Ricard, Raban, MaxiiniHen Perrin, 
et tutti quanti. Là auraient pu librement s'épanouir des 
phrases dans le genre de celle-ci : 

« Barberine se laissa entraîner à prendre certaines po- 
ses, à s'enlever un peu, de sorte quon pouvait déjà se 
rendre compte qu'elle était consommée dans son art, ou 
plutôt que déjà, pour elle, quand elle le voulait, son art 
n'étaitplus qu'un jeu. » 



150 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

Ou celle-ci : « Aussi, les mères d'a(ilrices se sont-elles 
faites (sic) y dans ce sens, une réputation des plus solides. » 

Vous comprenez que, lorsqu'un écrivain s'est faite une 
pareille prose, on s'est vite faite une idée de sa véritable 
importance littéraire, et toutes les préfaces du monde y 
perdraient leur latin qu'elles n'ont pas, et leur français 
qu'elles n'ont jamais eu. 

D* ailleurs, je n'ai pas entendu dire que Mortonval, 
Dinocourt, Ricard, Raban et Maximilien Perrin, aient écrit 
des préfaces. 

Si nous voulons emprunter à un autre ordre d'idées nos 
comparaisons, nous dirons que des romans comme celui- 
là, transportés sur le théâtre, y vivraient en communauté 
de biens et de solécismes, non pas même avec le drame 
moderne ou la comédie de genre, mais avec le mélodrame. 
Ces héros et ces héroïnes, ces épisodes et ces aventures 
réussiraient, j'en suis sûr, à l'Âmbigu-Comique ou à la 
Gaité, relevés par de beaux décors et joués par les grands 
acteurs de l'endroit. Or le mélodrame rapporte aujour- 
d'hui plus d'argent que n'en ont jamais rapporté Polyeucte 
et le Misanthrope; mais le mélodrame ne fait pas de pré- 
faces. 

Résumons-nous: H. Feydeau nous a dit ce que nous 
savions déjà, mais ce qu'il est bon de s'entendre répéter : 
a que le réalisme (qui n'a rien inventé, excepté son nom), 
est la vivante expression de la litiéralure, dans la seconde 
moitié de ce siècle. » Elle lui appartient en vertu de la 
même loi qui affirme et exagère de plus en plus le règne 
de la démocratie; car le réalisme — encore un lieu com- 
mun! — c'est la démocratie dans l'art. Or, de même 



M. ERNEST FEYDEAU. i5T 

qu'en politique les sages, s il en reste, au lieu de com- 
battre ou de maudire la démocratie, sont désormais tenus 
de la régler, de la polir, de lui Irouver un idéal et de le lui 
faire aimer, de même, en littérature, les écrivains de tous 
les partis et de toutes les écoles, au lieu d'invectiver le 
réalisme, doivent essayer de le fondre avec des élémenis 
dont il ne saurait se passer sous peine de périr dans le 
macadam et dans la boue. Us doivent lui apprendre qu'un 
plaidoyer pour ou contre la question de moralité est par- 
faitement oiseux, s'il n'a soin, en guise de pièces justifica- 
tives, |de se munir de slyle, d'originalité et de talent. Us 
doivent surtout se montrer inflexibles contre le réalisme 
bâtard, prétentieux, emphatique, gonflé de vent, contre 
le faux réalisme, qui, sous prétexte de peindre la réalité, 
trouve moyen d'être plus factice, plus artificiel, plus af- 
fecté, plus apprêté, plus gourmé, plus amidoné, plus 
grimaçant, plus invraisemblable, plus convenu, plus 
ponsif, que tout ce qu'il aspire à remplacer. Celui-là n'a 
d'autre mérite que de faire descendre le faux de plusieurs 
étages, de le placer dans les bas-fonds et dans le sons-sol^ 
tandis que ses devanciers, classiques ou académiques, le 
hissaient sur les corniches. En somme, — et c'est ce qui 
peut nous consoler de certains caprices de la mode, — 
les lois du goût, du beau et même de la morale, changent 
beaucoup moins qu'elles n'en ont l'air. Efforcez-vous, 
messieurs les réalistes en titre, de faire aussi bien que 
Mérimée et Balzac; donnez-nous des chefs-d'œuvre; cor- 
rigez ce type impatientant du réaliste sur des échasses, 
qui gâterait les meilleures causes; soyez inventifs, neufs, 
spirituels, vrais, vivants, profonds, fins, incisifs, intéres- 



158 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

sants^ amusants; tâchez même, si c*est possible, d'écrire 
en français; après quoi nous débattrons avec vous les 
intérêts de la morale, et nous prendrons au sérieux vos 
livres^ vos succès et vos préfaces. 



XII 



M. DE LAMARTINE* 



17 mal 1865. 

Quel enchantement, quel rêve, quelle magie que cette 
jeunesse de M. de Lamartine! Il l'a mise en morceaux, 
et les morceaux en sont bons; il l'a exprimée, comme ce 
beau fruit dont Teau se fond dans la bouche et dont il 
parle au début de Jocelyn ; et sous cette pulpe à demi 
desséchée, on trouve encore, en cherchant bien, des 
gouttes dont rien n'égale la saveur ou le parfum. Pour 
moi, je ne puis comprendre l'indifférence qui semble ac- 
cueillir désormais les nouveaux écrits de H. de Lamartine. 
Il est toujours le même; ses défauts lui restent, mais ses 
qualités n'ont pas changé. Tel nous l'avons vu dans Gra- 
ziella^ Raphaël et Geneviève^ tel nous le retrouvons dans 
Fior (TAliza. C'est encore ce grand style, où des négli- 
gences d'improvisateur se mêlent à d'éclatantes beautés 
de paysagiste et de poète. C'est cette faculté descriptive 
qui n'a pas la précision et le relief de la nouvelle école, 

i Fiar 4'Aïiz(f. . 



100 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

mais qui, lorsqu'elle frappe juste, est incomparable, et 
s'applique aux objets extérieurs comme un large voile 
dont il faut admirer à la fois la richesse et la transparence. 
C'est encore et toujours ce beau fleuve qui, à mesure qu'il 
approche du terme de sa course, perd en limpidité ce 
qu'il gagne en étendue, mais à qui il suffit de refléter 
l'azur de son ciel et de caresser l'herbe de ses bords pour 
que les voyageurs qui ont bu à sa source se souviennent 
de leur première halte et en emportent une nouvelle image 
de fraîcheur et de grâce. 

Pourquoi donc cette disproportion évidente dans l'ac- 
cueil et le succès? Hélas! la raison que j'en donnerais 
serait aussi fâcheuse pour notre époque qu'honorable pour 
l'auteur de Fior d*Alim : mais, en même temps, elle ren- 
fermerait une leçon applicable à tout le monde et à H. de 
Lamartine lui-même. Contradiction singulière! bizarre en- 
chevêtrement des effets et des causes dans la destinée des 
individus et des peuples! Lamartine a contribué, plus que 
tout autre, à la révolution de février : il l'a pressentie dans 
VHistoire des Girondins^ préparée dans les banquets de 
1847, proclamée à la Chambre dans la mémorable séance 
du 24. Cette révolution a été le triomphe, non pas de la 
liberté, mais de la démocratie, qui a trouvé moyen de 
rester victorieuse, même dans sa défaite apparente. La 
démocratie, à son tour, a propagé et accrédité le réalisme 
dans l'art. Or le réalisme est tout ce qu'il y a de plus op- 
posé à la manière de M. de Lamartine, et Ton en trouve, 
à chaque page de Fior d'Aliza, de nouvelles preuves. 
L'école réaliste, abusant de sa devise : le m'ai est ce qu'U 
peut, nous montre la vérité telle quelle, et souvent Ton 



M. DE LAMARTINE. 161 

dirait qu'au lieu de la faire sortir d'un puits, elle l'a préa- 
lablement plongée dans une mare. Lamartine, nature es- 
sentiellement aristocratique, traite la vérité de puissance 
à puissance : il s'en empare, la pénètre de ses rayons et 
de ses couleurs, la repétrit à sa guise, et ne nous la rend 
qu'après l'avoir embellie au point de nous empêcher de la 
reconnaître. On le voit, les deux procédés sont trop diffé- 
rents pour que la société qui adopte l'un puisse adopter 
l'autre. Ajoutez à cette première cause de défaveur les pro- 
fusions de ce talent que de tristes circonstances forcent 
de se prodiguer, et qui a fini par faire d'une nécessité une 
habitude ; vous comprendrez que le vide se fasse entre le 
public et le poète. 

C'est dommage pourtant, et cet aimable récit de Fior 
d'Aliza , paraissant au moment où le cœur de Lamartine 
saigne encore de la plus cruelle des douleurs, semblait 
publié juste à point pour nous donner à tous, grands et 
petits critiques, l'occasion trop retardée de déposer sur 
nos plats d'or, d'argent ou d'étain les clefs de la littéra- 
ture, et de les porter à l'illustre écrivain en lui demandant 
humblement pardon de nos longues taquineries et de nos 
vieilles chicanes. L'heure ne saurait être mieux choisie 
pour ce désarmement et cette trêve,- et c'est sur les mar- 
ges de FioT d'Aliza que nous aimerions à signer ce traité 
de paix. Les premières pages du livre sont consacrées à la 
mémoire de cette noble et dévouée compagne que M. de 
Lamartine vient de perdre, qu'un poétique enthousiasme 
associait, il y a quarante ans, à cette vie si brillante, et 
qui a été la consolatrice des mauvais jours après avoir été 
le charme et le sourire des jours heureux : admirable 



162 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

femme devant laquelle s'inclinèrent tous les partis, res- 
pectée même de ces passions politiques qui ne respectent 
rien, ni personne ; sachant faire de son cœur le complé- 
ment et l'appui d'une imagination sans rivale, et, à côté 
du génie qui crée les belles œuvres, cachant ces trésors 
de Tâmeqùi font les héros et les martyrs de charité, d'ab* 
négation et de bonté ! 

Qui serait insensible à de pareils souvenirs? En retrou- 
vant cette suave figure au début de Fior (rAli%a comme 
un ange sculpté sur le portail d'une église, qui n'éprou- 
verait une émotion assez vive, une sympathie assez pro- 
fonde pour se répandre sur tout le reste du récit? sans 
compter que cette introduction touchante et charmante a 
encore d autres titres à nos suffrages. N'est-ce rien que 
de rencontrer, sous la plume de l'ancien ministre des 
affaires étrangères de la République -française, les mar- 
ques d'une aversion très-peu déguisée contre la Révolution 
italienne? Ce sentiment est même si vif qu'il donne à 
H. de Lamartine deux qualités dont Tune lui a été souvent 
contestée et dont l'autre n'a pas laissé trace dans ses in- 
nombrables ouvrages : il en fait un politique et un satiri- 
que : « Le prince de Garignan, devenu depuis le roi 
Charles-Albert,., se doutait-il alors qu'il régnerait vingt 
ans en Piémont sous la tutelle de l'Autriche et sous l'in- 
fluence absolue des jésuites, et qu'il reprendrait, vingt 
ans après, les ordres des Carbonari, les armes contre 
l'Autriche, les conspirations contre le Pape, le patronage 
de la France révolutionnaire, et qu'il laisserait l'Italie con- 
quise et tous les princes, ses collègues et ses parents, 
chassés par son fils de ces mêmes palais où lui-même avait 



M. DE LAMARTINE. 165 

reçu rhospilalité de famille?.... Nos neveux en verront 
bien d'autres avant que Tltalie en revienne à la seule unité 
honnête et forte qui lui convienne et qui convienne à la 
France; la confédération d'États, i 

Et plus loin, après une page délicieuse sur les vertus 
du grand-duc de Toscane , la douceur de son gouverne- 
ment, le charme de cet intérieur : — « Heureux lespeuples 
qui ont leur sort dans des mains si pures et si douces ! 
Malheur aux peuples qui ne savent pas les apprécier et 
qui préfèrent s'associer à des rois chevelus de caserne^ au 
lieu de chérir des princes philosophes qui ne leur deman* 
dent que d'être heureux ! » 

Tout le premier chapitre est de ce ton. H. de Lamartine, 
qui, du reste, n a jamais varié sur les affaires d'Italie, y 
paye noblement sa dette de reconnaissance et d'affection 
à ces princes aujourd'hui tombés qui lui rendirent si hos- 
pitalière et si caressante la patrie d'Éléonore d'Esté et du 
Tasse. Cette excellente inspiration a porté bonheur à son 
style : jamais, depuis bien longtemps, la prose Lamarti- 
nienne n'avait été aussi ondoyante, aussi souple ; jamais, 
même en marchant, elle n'avait si bien fait deviner ses 
ailes; c'est à peine si les incorrections et les négligences 
s y laissent apercevoir : on dirait alors les légers ressauts 
d'une voiture lancée à fond de train sur une belle route, 
bordée de grands arbres et se déroulant à travers de ma- 
gnifiques paysages. 

Hais Fior d'Alim? me direz-vous. Nous y sommes. Fior 
d'Aliza est l'héroïne d'une de ces aventures que les poètes 
attirent comme l'aimant attire le fer. Un jour d'été, àSal- 
tochio, dans les environs de Lucques, après avoir gravi 



164 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

des collines chargées de moissons et de châtaigniers, au 
milieu d'un de ces horizons limpides, faits à souhait pour 
encadrer les radieux romans delà jeunesse, le poète, ac- 
compagné de son chien, rencontre à la porte d'une 
pauvre cabane une jeune fille allaitant un bel enfant, ou 
plutôt une jeune mère sous les traits d une de ces vierges 
idéales que Raphaël et liamartine auraient inventées, si 
elles n'existaient pas. La connaissance est bientôt faite : 
au seuil de cette chaumière où tout respire une propreté 
flamande, autour de cette jeune fille qui défierait un pin- 
ceau séraphique guidé par les chérubins sur une toile lis- 
sée par les anges, se groupent une vieille femme, un vieil- 
lard aveugle, un petit chien marchant sur trois pattes et 
un châtaignier séculaire dont le tronc colossal porte les 
traces d'une récente blessure. Tous ont leur rôle dans 
cette pathétique histoire. 

Le récit commence tantôt dans la bouche du vieil aveu- 
gle ou de sa belle-sœur, tantôt sur les lèvres de Fior d'A- 
liza : — Amant alterna Camœnx! — Ces braves gens 
appartiennent à Tancienne famille des Zampognari. Ils 
vivaient paisibles dans ce domaine de deux arpents qui 
les faisait riches au-delà de leurs désirs, heureux de ce 
bonheur innocent auquel suffisent une grappe de raisin 
cueillie sur la treille, une gorgée d'eau pure bue dans le 
creux de la main, une poignée de châtaignes cuite sous la 
cendre, un doux sommeil sur une brassée de paille fraîche 
et le calme d'une bonne conscience. Les deux vieillards, 
veufs tous deux, se montraient en souriant, l'un sa fille Fior 
d'Âliza, Tautre son fils Hyéronimo, cousin et cousine qui 
s'aiment comme sœur et frère, et dont l'amitié n'attend 



H. DE LAMARTINE. 165 

qu'une première joie ou un premier chagrin pour changer 
de nom : c'est le chagrin qui arrive. 

Hélas ! Fior d'Aliza est trop belle ! Elle est aperçue et 
convoitée par le chef des sbires du duché de Lucques : il 
la demande en mariage; elle refuse avec horreur; pre- 
mière révélation de son amour pour son cousin. Le sbire 
a un ami, le sieur Nicolas del Calamayo, avocat digne de 
monter à la potence à la place de ses clients. A eux deux, 
ces honnêtes représentants de la justice lucquoise ourdis- 
sent un complot machiavélique. Us découvrent ou font 
semblant de découvrir de prétendus parents des Zampo- 
gnari, qui ont droit aux trois quarts de leur domaine (sans 
compter les intérêts accumulés par le retard de leur en- 
trée en possession), et qui ont délégué ce droit, à qui? au 
sbire lui-même : jamais agneaux ne se laissèrent égorger 
ou tondre plus silencieusement que ces pauvres Zampo- 
gnari; ils n'ont pas même l'idée de descendre à la ville 
pour consulter un homme de loi, ou de recourir à leurs 
voisins, les Camaldules, qui pourraient éclaircir cette 
œuvre de ténèbres et d'iniquité. Leur spoUation amène 
un résultat singulier. Le tronc et les racines de ce gigan- 
tesque châtaignier qui les abrite, qui les fait vivre, qu'ils 
aiment comme un nourricier et un ancêtre, sont devenus 
la propriété du sbire ; les branches leur sont restées : 
concession illusoire ! car le sbire, propriétaire du tronc, 
envoie des bûcherons pour le couper. De là cette entaille 
profonde qui a servi de texte aux premières paroles échan- 
gées entre la jeune fille et le poète. 

Il y aun terme à tout, même à la patience des victimes 
dune revendication frauduleuse au nom d'héritiers ima- 



166 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

ginaires : funeste triomphe ! Les ehèvres et le petit chien, 
qui n'ont pas étudié le droit à Técole de Nicolas del Cala- 
mayo, dépassent tout naturellement l'étroite limite tracée 
depuis la réduction du domaine. Aussitôt une horrible fusil- 
lade tue la chèvre laitière, abat le chevreau, casse la patte 
du chien, et de gros plombs viennent ricocher jusque sur 
Fior d'Aliza, dont le sang coule. A cette vue, Hyéronimo, 
fou de colère et d'amour, tire au hasard sur les sbires, 
et blesse mortellement leur officier. Puis il laisse impru- 
demment la nuit s'écouler sans courir se réfugier au cou- 
vent des Gamaldules, qui lui offrirait un asile inviolable. 
Arrêté au point du jour, il est traîné dans les prisons de 
Lucques : nul doute que le malheureux ne soit condamné 
à mort. 

Alors, l'ange de l'amour conjugal — pourquoi pas? 
M. de Lamartine n'avait-il pas déjà inventé l'ange de l'as- 
sassinat? Et qui n'aimerait mieux être marié qu'assassiné? 
— l'ange de Tamour et du mariage se met à faire des 
miracles. Fior d'Aliza, qui joue de la zampogne comme 
Sivori joue du violon, coupe ses beaux cheveux, s'habille 
en pifferaro, et, à la suite de merveilleux hasards, trop 
intéressants pour qu'on ne leur sache pas gré d'être in- 
vraisemblables, elle devient le favori du geôlier, le porte- 
clefs et le ménestrel de la prison» La zampogne et une 
colombe apprivoisée servent d'interprètes et de messagères 
entre ce charmant porte-clefs et ce criminel innocenta 
Hyéronimo est condamné. Vainement le boti camaldule 
Hilario^ mis sur la piste des scélératesses du sbire et du 
scribe, essaye d'un recours en grâce auprès du duc. Le 
duc chasse le faisan en Bohême, et la duchesse j malgré Sd 



M. DE LAMARTINE. 167 

bonne volonté, ne peut rien en son absence. Les apprêts 
de Texécution sont terminés ; le patient n'a plus que 
quelques heures à vivre. Mais l'amour peut tout et Fior 
d'Aliza ne se décourage pas. Comment elle se procure une 
lime, comment elle réussit à se faire marier dans la pri- 
son par le bon père Hilario, comment elle se substitue à 
Hyéronimo sous un costume de pénitent noir, à quels si- 
gnes et à quel moment son sexe est reconnu, par quel 
amoureux pressentiment Hyéronimo est ramené pour se 
livrer à ses bourreaux, et comment enfin, en présence de 
tant d'héroïsme et d'amour, la duchesse de Lucques se 
décide à commuer la peine du condamné sans attendre le 
duc, c'est ce dont je veux vous laisser la surprise. Tout est 
bien qui finit bien. 

Ce qui me fâche, c'est que Hyéronimo subit encore 
deux ans de galères; c'est surtout que ces deux coquins, 
le chef des sbires et son ami l'avocat, convaincus de faux, 
d'abus de confiance et de spoliation illégale, ne sont pas 
autrement punis. Tout se borne, pour eux, à voir leurs 
manœuvres déjouées; pour les Zampognari à rentrer en 
possession du tronc et des racines de leur châtaignier, 
pour les deux amants (sposi) à attendre des jours meilleurs 
avec un bel enfant sur les bras de la jeune mère, et pour 
le poêleià nous avoir raconté une émouvante histoire. En 
somme , le crime n' est pas assez puni , la vertu n'est pas assez 
récompensée, et les grands auteurs de mélodrame en re- 
montreraieiit là-dessus à l'illustre auteur de Fior d'Ali%a. 
Si nous étions encore aux temps anté-diluviens, où les 
réactionnaires auraient cru manquer à leurs devoirs les 
plus sacrés en épargnant M. de Lamartine, les objections 



.168 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

se presseraient en foule sous ma plume. Je demanderais, 
par exemple, à Tbomme qui a si bien et si noblement loué 
la douceur, la bonté, la justice des gouvernements ren- 
versés par Tusurpation piémontaise, s'il n'a pas craint 
d*inflrmer ses éloges en nous montrant un pays où, à 
deux lieues de la capitale, peuvent s'exercer des dépréda- 
tions pareilles, où il suffit à un sbire et à un avocat taré 
d'inventer la plus grossière des supercheries pour dé- 
pouiller impunément des iunocents et les amener par la 
plus odieuse des oppressions à la moins impardonnable 
des violences : je lui demanderais si, après nous avoir dit 
(page 41) que la peine de mort était presque tombée en 
désuétude dans ces petits Etats, il est bien logique de nous 
intéresser à l'histoire d'un meurtrier par hasard et par 
amour, condamné à la peine capitale sans avoir pu plaider 
les circonstances atténuantes, sans avoir été confronté avec 
ses accusateurs , et finalement sauvé par des incidents 
miraculeux que l'amour peut produire, que la poésie peut 
imaginer, que le lecteur ému peut adlnettre, mais que le 
législateur et le politique ne sauraient faire entrer dans 
leurs programmes . Enfin,la cause de ces princes étant celle 
de la grande aristocratie européenne, je ne puis voir, sans 
déplaisir, M. de Lamartine, après avoir vaillamment imité 
le: 

Victrix causa diis placuiti sed vîctapoetx, 

faire dépendre d'une chasse en Bohème la vie ou la mort 
d'un jeune homme du peuple, injustement condanàné. 
N'est-ce pas le cas de s'écrier : « Ah! tu me gâtes le 
soyons amis,,., Auguste! 



V. DE LAMARTINE. 169 

Il faut aussi un grand fonds de complaisance pour ad- 
mettre que des paysans, c'est-à-dire les êtres les plus pas- 
sionnément attachés à la propriété, soient assez simples, 
assez innocents pour se laisser dépouiller sans souffler mot, 
sans consulter persoune, uniquement parce qu'un sbire, 
dont ils connaissent d'avance les mauvaises intentions et 
le secret mobile, leur montre des pièces fabriquées. Ils 
ne savent pas lire, soit; mais ils peuvent s'adresser à un 
avocat de la ville ou, mieux encore, au couvent des Camal- 
dules. Ceci amène une autre objection : il y a quarante ans, 
les moines, les ordres mendiants surtout, étaient à la fois 
très-puissants en Italie et très-populaires : généralement 
sortis du peuple, ils ne négligaient aucune occasion de 
prendre en main la cause et les intérêts du peuple. Ils 
étaient et ils sont encore en guerre permanente avec 
tous ces mauvais petits plumitifs, scribes, huissiers, 
avocats véreux, sangsues en habit noir, qui représentent 
la bourgeoisie et la légalité par leurs côtés mesquins et 
oppressifs. Dès lors, comment croire que le prieur des 
camaldules et le père Hilario mettent tant de lenteur à 
s'occuper d'une affaire où tout doit exciter leur zèle; 
l'innocence et la piété des victimes, la mauvaise foi des 
persécuteurs, l'évidente fausseté des pièces produites 
par Tavocat, l'arrière-pensée libertine du sbire et l'anti- 
pathie traditionnelle du capuchon pour l'habit noir? 

Heureusement toutes ces invraisemblances sont sauvées 
par le charme de l'exécution et l'apparente sincérité du 
poète qui a vraiment Tair de croire à ce qu'il raconte. 
Il y aurait eu un moyen de les sauver encore mieux : 
ce moyen, je le trouve indiqué par l'auteur lui-même 

10 



170 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

(page 116) quand il nous dit :... <x Le temps elles événe- 
ments m'ayant enlevé le loisir d'écrire en vers, comme 
Jocelyn, cette simple et touchante aventure, je l'écris en 
prose, et je demande pardon à mes lecteurs de ne pas en 
avoir fait un poème. » Hélas! oui, si Fior d*AUza était 
écrite en vers, et en vers tels que Lamartine sait les faire, 
les sujets de chicane auraient disparu ; la poésie couvri- 
rait tout de son manteau d'étoiles. Il y a même, dans ce 
récit, des passages qui semblent appeler le vers comme 
la fleur des champs appelle la rosée ; entre autres, le dé- 
licieux dialogue où le vieil aveugle se fait décrire par sa 
bellè-sœur la beauté naissante de Fior d'Aliza. Supposez 
Lamartine, à trente ans, libre de tout souci, libre de tra- 
vailler à ses heures, donnant à ce dialogue la forme in- 
destructible du vers; l'émotion était décuplée et la poésie 
française comptait un chef-d'œuvre de plus. 

Le temps et les événements! Ce sont là, en effet, les 
deux ennemis de notre illustre poète. 11 a été obligé de 
se mesurer Tun d'une main à la fois prodigue et avare ; 
prodigue, si l'on songe à cette production incessante ; 
avare, si Ton pense à ce travail de correction et de perfec- 
tionnement sans lequel les ouvrages de l'esprit n'ont ni 
solidité ni durée» Les autres ont pesé tout ensemble sur 
son génie, sur ses œuvres et sur sa gloire; ils ont mêlé 
leur ivraie à sa moisson, leur amertume à cette liqueur 
suave qu'il nous offrait dans Une coupe d'or. Ils l'ont 
rendu responsable de nos mécomptes, de nos fautes, de 
nos illusions etivolées, de nos enthousiasmes perdus, des 
tristes réveils qili suivaient nos beaux songes, bercés par 
sa muse enchanteresise. N'imt)orte! il est temps d'en finir 



H. DE LAMARTINE. 471 

avec ces rigueurs, qui auraient désormais tous les carac- 
tères d'une cruauté et d'une injustice. Cette vieillesse si 
douloureusement éprouvée doit être pour jamais sacrée à 
quiconque a Thonneur de tenir une plume. Les leçons de 
Texpérience, le scandale de certains livres, l'exploitation 
de certaines renommées, les prétentions ridicules de cer- 
taines médiocrités, le dégoût que nous inspirent certaines 
peintures de la réalité triviale, tout cela serait illusoire, 
si nous n'y apprenions le respect pour ce noble poêle qui 
reste fidèle à ses premières affections, qui ne traite pas de 
vieux podagres^ les princes morts ou tombés, et qui op- 
pose à la souffrance et au malheur la sérénité, le courage 
et le travail. 

* Voir plus loin Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. 



Xîll 



MADAME SAND^ 



24 mai 1863 

Quel âge avez- vous? ^- De vingt-cinq à trente ans. — 
Tant pis... pour ceux qui en ont cinquante. Alors vous ne 
connaissez pas même de nom MM. Cave et Dittmer, et 
vous ne vous rappelez pas même le titre de leur livre, Les 
Soirées de Neiiilly. Et pourtant les Soirées de Neiiilly 
eurent, vers la fin de la Restauration, leur saison de reten- 
tissement et de succès. 

C'était un recueil de pièces injouablesj dans le goût et 
Tespril du temps. Il y avait, entre autres, une scène assez 
amusante où Ton voyait un jeune homme et une jeune 
personne, classiquement amoureux l'un de l'autre, se 
donner rendez-vous sur un banc de gazon, près d'une 
charmille. L*un était fils d'un député libéral, l'autre était 
fille d'un ulti'a. Les parents se prêtaient complaisamment 
à cette amourette, qui devait finir par un mariage. Un vieil 
oncle, vétéran de l'armée de Condé et de Tancienne ga- 

* Mademoiselle La Qitintinie. 



MADAME SAND. 173 

lanterie française, surveillait les deux jeunes gens et se 
plaçait derrière la charmille, afin d*être sûr que Theuro 
du berger ne leur ferait pas manger trop d'herbe tendre : 
or voici ce qu'il entendait sur les lèvres du passionné 
jeune homme : a Mademoiselle... mademoiselle! le gou- 
vernement est dans une mauvaise voie... la liberté ne 
transigera jamais avec des ministres impopulaires ; le roi 
est mal conseillé; il finira par violer la Charte, etc.. » — 
Le vieil oncle n'en écoutait pas davantage, et s'écriait en 
levant les yeux au ciel : « Oh! les malheureux! ils ont in« 
venté l'amour doctrinaire ! ! ! » 

L'amour doctrinaire! Ce mot me revenait en mémoire, 
pendant que j'achevais péniblement la lecture de ce roman 
de Mademoiselle la Qainiinie^ ou le Triomphe du Prêche. 
Quelques mots d'abord sur les origines de cette narration 
genevoise, qu'il faudrait lire avec un bonnet de docteur 
et- de nuit, devant un buste de M. Âthanase Coquerel. 

On faisait d'avance grand bruit de la préface qui avait, 
disait-on, épouvanté le catholicisme delà Remie des Deux- 
Mondes^ et qui devait achever de ruiner de fond en comble 
l'Église romaine, fort entamée déjà par les sermons du 
jeune Emile Lemontier et de son papa. 

Cette fameuse préface se réduit à une demi-douzaine de 
pages où l'auteur de Mademoiselle La Quintinie^ de Spi- 
Hdion et d'Evenor et Leucippe^ après s'être acquittée 
vis-à-vis de M. Octave Feuillet au moyen de quelques 
phrases bieji senties, reprend à nouveau sa thèse favorite ; 
à savoir qu'il est bon d'en finir avec ce genre de roman 
frivole, dont toute la prétention était d'intéresser ou d'é- 
mouvoir, d'attendrir ou d'amuser; que le roman, depuis 

10. 



174 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

qu'il fait des académiciens et concourt pour le prix bien- 
nal, doit se montrer digne de ses grandeivs, élever son 
horizon, élargir ses cadres et remplacer agréablement le 
récit des aventures, la vivacité du dialogue et l'analyse 
des sentiments ou des caracléres par des discussions va* 
fiées sur l'existence du diable, les inconvénients de la 
confession et l'éternité des peines. Ainsi compris, trans- 
porté du cabinet de lecture dans la chaire, le roman pour- 
rait rendre d'immenses services au genre humain. Il 
ferait cesser enfin cet état d'inquiétude, de malaise ou 
d'atonie morale qui résulte des cruautés ou des sottises 
méchamment mêlées par le clergé et le parti clérical aux 
vérités évangéliques:il rétablirait dans les âmes ces joies 
de la certitude religieuse et ce culte de l'idéal qui, faute 
d'aliment assez substantiel ou de primeurs assez appétis- 
santes, vont, en attendant mieux, se repaître à la Bourse, 
chez Bullier ou dans les coulisses de l'Opéra : il con- 
vaincrait d'imbécillité ou d'hypocrisie les évéques, les 
prêtres et les fidèles; il prouverait grammaticalement que 
le temporel est le contraire du spirituel ; et, sur les débris 
d'une théocratie surannée, d'une superstition bonne pour 
les sacristains et les servantes .de curé, il installerait la 
religion définitive dont H. Lemontier père serait le pon- 
tife et M. Lemontier fils l'enfant de chœur : Amen! 

Et d'abord, est-il bien vrai que Mademoiselle La. Quin- 
Unie soit un hommage rendu à l'Histoire de Sibylle^ la 
continuation de l'idée de M. Octave Feuillet, développée 
sans autre variante que celle qui dépend des différences 
de talent, de style, de tempérament littéraire? Les esprits 
malins (pas les diables, il n'y en a plus, c'est convenu) 



MADAME 3AND. 175 

afSrmaient, au contraire, que la lecture de Sibylle avait 
exaspéré W^ Sand, et que cette colère léonine nous 
avait donné, dans La Quintinie^ non pas le pendant, non 
pas même l'envers du roman de M. Feuillet, mais un dé- 
menti éloquent et une réplique indignée. Les compliments 
de la préface ne seraient donc qu'affaire de courtoisie, 
quelque chose comme ces saluts échangés entre maîtres 
d'armes avant de commencer un assaut : ou bien c'est 
que M^^ Sand, avant de terminer sa préface, se sera 
demandé, en guise de calmant, jusqu'à quel point il fallait 
prendre au sérieux le catholicisme de Sibylle; ou bien 
encore on lui aurait dit, comme à nous, que M. Octave 
Feuillet avait écrit à M. Ernest Renan une lettre de félicita- 
lions enthousiastes, et il n'en a pas fallu davantage pour 
réconcilier les deux adversaires. 

L'analyse de MademoiseUe La Quintinie pourrait in- 
différemment tenir en vingt lignes ou occuper deux cents 
pages. Emile Lemontier, fils d'un libre penseur, aime ma- 
demoiselle Lucie La Quintinie, charmante jeune personne, 
capable de rendre des points, comme raisonneuse, à ces 
héroïnes des tragédies de Voltaire, qui déclamaient, avant 
d'avaler le poison, trois chapitres àeVEncyclopédie.Lucie, 
dévote inpartibus infideHuni et admirablement disposée 
à jeter aux orties et surtout aux pavots le froc de sa dé*- 
votion provisoire, a un père spirituel qui s'appelle Moréali 
pour les uns et l'abbé Fervet pour les autres, et un père 
imbécile, général commandant la division de Haute- 
Savoie, vieux pêcheur de garnison, occupé, pour le mo- 
ment, à nettoyer à l'eau bénite les vieilles taches de sa 
culotte de peau. Lucie possède en outre un grand-pére, 



176 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

M. de Turdy, un amour de grand-père, qui est, en reli- 
gion, de l'école de Condorcet, de Lalande et de Cabanis, 
mais qui, en dehors de son tic contre le bon Dieu, est bien 
le vieillard le plus aimable, le caractère le plus adorable 
et l'esprit le plus ravissant qui se puisse imaginer. 

J'indique pour mémoire un vieux capucin, le PèreOno- 
rio, espèce de François d'Assise abruti et mélodramatique, 
placé là pour servir de repoussoir aux lumineuses disser- 
tations de M. Lemontier. Le Père Onorio passe son temps 
â hurler des anathèmes contre la corruption du siècle, à 
s'appliquer la discipline, à évoquer l'armée des démons 
avec un arsenal de fourches rougies au feu, de tenailles et 
de rôtissoires. 11 adjure les femmes de se vêtir de peaux 
de bêtes, les hommes de se nourrir de sauterelles et de se 
fourrer dans un sac de cendres, après avoir préalablement 
brûlé tous les hérétiques et tous les livres. Dans la pensée 
de l'auteur, le Père Onorio, qui est de bonne foi, repré- 
sente la logique catholique, la carte forcée du catholi- 
cisme poussé à ses conséquences nécessaires ; et pourtant, 
voyez le prodige! Telle est, d'une part, la puissance de la 
vérité ; tel est, de l'autre, l'ennui, le bavardage, le carac- 
tère artificiel et postiche, le défaut absolu d'action, de 
passion et de vie, qui se manifeste chez les autres person- 
nages, que ce Père Onorio, cette hyène apostolique et 
romaine, est en somme le personnage le plus vivant, le 
plus conséquent et le plus intéressant du livre. S'if me fal- 
lait absolument choisir, je préférerais sa robe de bure au 
manteau de toile cirée dont on doit se prémunir avant de 
recevoir les averses de l'éloquence Lemontier. 

C'est entre ces divers acteurs que le drame s'engage : 



MADAME SAND. 171 

Emile adore Lucie; Lucie chérit Emile ; les parents con- 
sentent à leur union ; âge, situation, fortune, tout est par- 
faitement assorti. Quel est donc l'obstacle qui s'oppose au 
mariage? une différence d'opinion sur les questions reli- 
gieuses? ceci serait déjà une condition de froideur; mais 
je ne puis pas même reconnaître cet obstacle dans le ro- 
man de H"^ Sand : au fond , Lucie est du même avis 
qu'Emile. Elève de son père, de M. Michelet et de la Na- 
ture, Emile ne veut pas que sa femme aille à confesse, et 
il en donne des raisons toutes neuves qu'avait copiées 
d'avance, il y a vingt ans, .l'auteur du Prêtre, la Femme 
et la Famille. En vain, son ami Henri Valmare lui dit-il 
assez sagement : < Prends garde ! Une femme mariée, qui 
ne penche pas du côté du confesseur, est sujette à tomber 
du côté de l'amant. » — Emile n'en veut pas démordre. 
Lucie est prête à lui céder sur ce point comme sur tous ; 
car de deux choses Tune : ou l'on fait passer son amour 
par-dessus sa religion, et alors il n'y a plus lutte; ou Ton 
fait passer sa religion par dessus son amour, et alors, à 
moins d'être aussi ignorant que Lucie est savante, on sait 
qu'abandonner deux ou trois articles de foi pour sauver 
les autres, c'est exactement comme si on les trahissait 
tous. Décimer une garnison, quand la place assiégée ne 
peut plus tenir, à quoi bon? Décimer le Décalogue, quand 
la jeune fille en état de siège ne demande qu'à se rendre, 
allons donc! Mettre le relatif dans l'absolu, c'est mettra 
une couvée de pies dans un nid, d'aigle. 

Il n'existe donc pas et il ne peut pas exister de conflit 
entre Lucie et Emile : car si Emile personnifie l'incrédu» 
lité niaise, Lucie ne personnifie ni la piété solide, ni même 



17S DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

la dévotion étroite. Au moins, dans le romande H. Octave 
Feuillet, il y a un choc, une lutte ardente entre Fenthou- 
siasme catholique de Sibylle et l'irréligion passionnée de 
Raoul : chacun des deux amants lutte contre Tautre et 
contre lui-même. Aussi quelle supériorité dans Sibylle, 
quoique je ne veuille assurément pas comparer le Lignon 
de M. Feuillet au Rhône et au Danube de M"»® Sand! 
Quelle émotion, quel intérêt pathétique dans les bonnes 
pages de Sibylle, malgré tout ce que le sujet et le talent 
de Tauleur comportent de factice, d'arrangé et de con- 
venu ! Quels frimas, quels blocs de glace, quelle chappe 
de plomb dans Mademoiselle La Qvintinie, en dépit de ce 
soufQe puissant, grandiose, que Ton sent ou que Ton de- 
vine encore, alors même qu'il passe sur de la neige suisse 
ou savoyarde! 

Au surplus, je n'ai jamais songé à établir un parallèle 
entre les deux romans, — deux frères ennemis. Je ne suis 
pas assez fanatique de l'ouvrage de M. Octave Feuillet pour 
prendre plaisir à immoler la pédante Lucie sur l'autel em- 
baumé d'encens et de patchouly, devant lequel s'age- 
nouille la mystique Sibylle. Je ne prétends pas non plus 
discuter sérieusement avec M*"® Sand la question de 
savoir : 1® SiTÉglise et Tépiscopat sont dans une fausse 
voie; 2° si la religion duP. deRavignan,du P. Lacordaire, 
du P. Gratry, de Mgr d'Orléans, de M. de Montalem- 
bert, etc., a besoin d'être régénérée, purifiée, clarifiée et 
assainie par la religion de MM. Michelet, Quinet^ Renan, 
Réviile, Lemontier, Sauvestre, et de M"*® Sand; 5* si 
la confession est pour les jeunes femmes un plus grave 
péril que l'influence de certaines éducations, de certaines 



MADARIE SAND. 179 

lectures et de certains exemples. Pour aborder ces inté- 
ressants problèmes, nous attendrons que tf"^ Sand ait 
définitivement fait ses preuves comme mère de l'Église 
et produit ses titres au rôle de réformatrice du Christia- 
nisme: jusque-là, restons dans nos attributions littéraires. 
11 y a un point commun entre Tauteur de Sibylle et 
l'auteur de Mademoiselle La Qaintinie. Une fois le su* 
jet accepte, une fois la question posée, en dehors de toute 
préférence religieuse ou irréligieuse, tous deux ont com- 
mis ce que j'appellerai un anachronisme romanesque. Ils 
ont placé avant le mariage un débat qui n'est possible et 
qui ne peut intéresser (\w' après. Avant le mariage, ou on 
s aime, ou on ne s'aime pas. Si on ne s'aime pas, tout est 
dit; le romancier n'a qu'à renvoyer les parties dos à dos, 
comme des plaideurs qui ne veulent pas s'entendre. S'ils 
s'aiment !. .. Oh ! alors imaginez, pour les séparer jusqu'au 
dènoûment, des obstacles, des incidents que tient à votre 
disposition la muse des amours contrariées, et que je n'ai 
pas à vous indiquer, car c'est à vous de les trouver; mais 
ne me dites pas qu'une idée quelconque , métaphysique, 
philosophique ou dogmatique, peut balancer dans ces 
jeunes âmes le plus irrésistible à la fois et le plus irrai- 
sonné des sentiments ! Je ne vous croirai pas, ou, si jevous 
crois, tant pis : c'est que vous, moi, vos héros et votre 
public, nous sommes arrivés à cette vieillesse d'esprit et 
de cœur, qui raisonne tout, qui alambique tout, qui so- 
phistique tout, qui substitue à la passion et au naturel une 
casuistique gourmée, gommée et pédantesque^ qui ferait 
de Manon Lescaut une discoureuse et de Virginie une 
savante ! 



180 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

Lebeaa spectacle vraiment et Tagrëable dialogue! — 
Lucie, je vous aime! — Soit, monsieur; mais avant de 
vous répondre, je voudrais connaître votre opinion sur le 
purgatoire. — Ici H. Lemontierpère (ire de sa poche un 
rouleau de papier, le père Onorio un sermon, M. Moréali 
une autobiographie, H. Emile Lemontier une déclaration 
de principes, et le général un cigare. — Emma, je vous 
adore. — Je ne demande pas mieux ; mais, par malheur, 
je ne suis pas sufGsamment édifiée sur votre sentiment 
louchant la grâce efficace. — Moi, dirait Laure, je trouve 
Gustave charmant; mais tant qu'il ne se sera pas expliqué 
surVinfaillibilité du Pape, jerefuserai mon consentement. 
Ainsi de suite. Savez-vous ce que, malgré tout votre ta- 
lent, vous achevez de perdre à ce jeu-là? Le naturel, la 
spontanéité, qui sied si bien à l'esprit français, qui était 
autrefois le charme, la fête et le sourire de notre littéra- 
ture. C'est là le défaut de nos écrivains modernes en gé- 
néral et de M"® Sand en particulier. Même dans ses 
plus beaux récits, le naturel manque ; la passion et le sen- 
timent s'entortillent, parce qu'ils n'existent pas d'après 
les lois immortelles de notre faible cœur, mais d'après 
une préméditation personnelle, un système préconçu^ 
dont elle se fait mentalement une arme offensive ou dé- 
ensive contre quelqu'un, contre quelque chose ou contre 
elle-même. 

Ce qu'il y a de curieux dans Mademoiselle La Quintinie^ 
c'est que l'auteur, en définitive, ne prouve rien et ne per- 
suadera personne : ses acteurs ne sont pas des créations 
vivantes et actives, des êtres de chair et d'os, mais des ar- 
guments. Admettez avec moi qu'il y ait eu dix Chances 



BIADAME SAND. 181 

contre une pour que le système d'éducation anticatholique 
de H. Lemontier père fit de son fils Emile un mauvais 
sujet, et pour que mademoiselle Lucie, au beau milieu 
d'un raisonnement sur rèternité des peines et d'un dithy- 
rambe garibaldien, se fit enlever par quelque brillant offi- 
cier de la garnison de Chambéry; adieu ce bel échafau* 
dage, destiné à remplacer l'église gothique ! Encore une 
fois, le sujet n'était pas là : puisque M. Octave Feuillet et 
madame Sand voulaient absolument traiter, dans un ro- 
man, cette grave question du désaccord ou de l'harmonie' 
des croyances religieuses chez un jeune homme et une 
jeune fille qui s'aiment, ils devaient les marier d'abord, 
parce qu'en pareil cas on se marie toujours, sauf à s'ex* 
pliquerplus tard : la logique des passions est. Dieu merci ! 
plus forte et plus vive que celle des controverses. 

Quelle est la jeune fille, si humble, si méfiante qu'elle 
soit, qui ne se croie assez sûre de la puissance de ses 
charmes (vieux style) pour ramener son fiancé au pied des 
autels et lui faire toucher le bout de ses jolis doigts trem- 
pés dans un bénitier, quand même il lui opposerait préa- 
lablement tout l'orgueilleux scepticisme de Raoul de 
Chalys, tout l'attirail dogmatique d'Emile Lemontier? Quel 
est le jeune homme, — j'entends le jeune homme bien 
épris, — assez sot pour interdire à sa future les pratiques 
religieuses, assez fat pour se figurer qu'en supprimant le 
confesseur, il sera désormais certain d'absorber à son pro- 
fit toutes les pensées , tous les rêves, toute la vie idéale de 
sa femme? Bâti sur celte donnée, le roman s'écroule avant 
d'avoir existé : que m'importe la conclusion ? Je n'ac- 
cepte pas le débat. 

11 



182 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

Après le mariage, c'est tout différent : le drame ne 
commence et ne peut commencer qu'alors. Voilà les deux 
amans, les deux époux en présence; les digressions et les 
discours ne seront plus nécessaires; votre thèse pourra 
se développer en action, par le conctact ou le froissement 
des idées, des sentiments et des caractères. 

Alors, si vous tenez pour la libre pensée^ vous nous 
peindrez un Raoul de Chalys quelconque, un homme d'i- 
magination, artiste, poète, avide de jouissances délicates et 
raffinées, habitué à une large existence et à de libres hori- 
zons, nous vous le montrerez aux prises avec une femme 
pieuse, timorée, et, pour tout dire, dévote. Il l'a aimée, 
parce qu'elle était belle, parce que, fatigué de plaisirs et 
de succès mondains,il s'est passionné pour ce type de chas- 
teté et de pureté virginales, parce qu'il a cru que ses ar- 
deurs et ses flammes échaufferaient cette glace,animeraient 
cette statue aux mains jointes, posée sur le seuil du sanc- 
tuaire. Elle l'a aimé, elle l'a épousé, espérant le ramener 
à Dieu. Mais, après les premiers jours d'étourdissement et 
de surprise, les situations se dessinent : effrayée de cette 
flamme païenne, elle se replie sur elle-même ; irrité de 
cette froideur de marbre bénit, il rappelle d'un signe de sa 
main brûlante les visions enivrées de sa jeunesse. Décri- 
vez ensuite , comme Ta fait Balzac dans la Femme ver- 
tueuse^ les ennuis, les coups d'épingle, les contrariétés in* 
cessantes qu'une dévotion étroite et mal entendue peut in- 
troduire entre une femme entêtée et un mari récalcitrant; 
— et vous aurez écrit, sinon une œuvre impartiale, au 
moms une œuvre vivante, passionnée, frémissante, assez 
persuasive pour que tous les badauds, admirateurssincères 



•MADAME SAND. 183 

des doctrines de M*"® Sand, de ses maîtres et de 
ses disciples, se frottent les mains en disant : Je Tai 
échappé belle ! Voilà ce qui me serait arrivé, si j*avais eu 
le malheur ou la bêtise d'épouser une dévote ! 

Oui, mes chers messieurs; mais ce qui vous est très-pro- 
bablement arrivé pour avoir épousé le contraire d'une 
dévote, c'est ce que vous raconterait le romancier "de 
la partie adverse, défenseur de la religion appliquée à 
la sécurité des ménages. Ici tout développement et toute 
insistance seraient du plus mauvais goût; les arguments ad 
/i^miwtfw sont encore plus impolis que les arguments ad ho- 
minent. Ha tâche se borne d'ailleurs à indiquer. L'imagK 
nation ou l'expérience de mes lecteurs, ce qu'ils savent, ce 
qu'ils observent, ce qu'ils ont entendu dire, tout cela 
suppléera surabondamment à mes pudiques réticences. 

Puisque nous voilà revenus HM"*® Sand, un mot en- 
core avant de finir. A quel point le roman de Mademoiselle 
la Quintinie, malgré quelques beautés éparses, est froid, 
ennuyeux, déclamatoire et prolixe, nous l'avons dit, et 
nous croyons que tout lecteur de bonne foi sera de notre 
avis : mais il y a plus; la préface et l'inspiration de Ma- 
demoiselle la Qainiinie rentrent dans un plan général, 
une sorte de programme collectif dont il faudrait se fâ- 
cher, s'il ne valait mieux en rire. Ils sont là, douze ou 
quinze réformateurs, hommes ou femmes de talent et 
d'esprit pour la plupart, qui,. non contents d'émouvoir, 
d'intéresser, d'amuser, de se divertir, de vendre leurs 
manuscrits très-cher et de lancer habilement leurs livres, 
ne prétendent à rien moins qu'à nettoyer le catholicisme 
pour le rendre praticable, comme on nettoie un appar* 



184 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

tement abandonné , afin de pouvoir y loger. — v Eche- 
niller Dieu i » a dit délicatement M. Hugo. — « Ébrancher 
le christianisme, » dit un autre. — « jîelever Tidéal reli- 
gieux,» dit M. Renan. — « Rendre une religion aux es- 
prits droits et aux cœurs aimants, j> dit M"« Sand. — 
« Débarrasser la plus belle des religions de tout ce qui en 
éloigne les intelligences élevées, r> ajoute le rédacteur 
anonyme du bulletin biographique de la Revue des Deux 
Mondes. Braves cœurs, que les dangers de la religion chré- 
tienne empêchent de dormir! Ames dévouées qui renon- 
ceraient volontiers à leurs plaisirs, à leur gloire et à leurs 
affaires pour ramener au bercail une brebis égarée ! Hains 
vigilantes qui quitteraient tout pour disperser d'une chi- 
quenaude les grains de poussière amassés par le temps 
sur leur cher et bien-aimé Christianisme! 

En vérité, il y a là quelque chose de plus agaçant que 
rimpiété franche, non-seulement pour les dévots, mais 
pour les gens nerveux, pour tous ceux qui haïssent Thy- 
pocrisie, le genre doucereux, pour tous ceux qui con- 
naissent le dessous des cartes, Tenvers des comédies, la 
manie toute contemporaine de mettre sous les mots autre 
chose que leur vrai sens, et cette autre manie, non moins 
accréditée , de maximer ses pratiques après avoir prati- 
qué ses maximes. Mais ne forçons pas le ton, et, puisque 
nous avons commencé par une historiette, terminons par 
une anecdote. 

Je lisais récemment dans un spirituel petit joui'nal, 
que M"« Georges , en représentation au Mans avec 
sa troupe tragique, demanda au directeur du théâtre : 
« Déblayez- vous beaucoup ici? — « Oui, madame, beau- 



MADAME SAND. 185 

coup, » répondit le directeur peu au courant de l'argot 
parisien. — « Vous entendez, mes enfants, reprit la tra- 
gédienne en s'adressant à ses camarades; déblayons! dé- 
blayons! — Ils se le tinrent pour dit, déblayèrent énormé- 
ment, jouèrent Britannicus en vingt minutes, et furent 
vertement siffles. 

« Déblayons! déblayons! » disent en chœur M°^^ Sand 
et ses acolytes ; et, si on les laissait faire, ils déblaye- 
raient en effet si bien, qu'ils joueraient, non pas Britan- 
nicus en vingt minutes, mais le Christianisme en vingt 
secondes ; le temps de rayer d'un trait de plume tout ce 
' (fui les gène. C'est pourquoi nous dirons, chapeau bas, 
à l'auteur de Mademoiselle la Quintinie : « Ne forçons 
pas notre talent, et que chacun reste à sa place: artiste 
et conteur, vous êtes admirable; professeur de morale, 
vous seriez suspecte; théologienne ou théologien, vous 
seriez risible ! 



XIV 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUÉRIN ' 



31 mai, 7 et 14 juin 1863. 



11 y a trente-cinq ans de cela, et il me semble que c'é- 
tait hier. Une sorte d'intimité, d'émulation amicale s'était 
établie entre les élèves forts des collèges de Saint-Louis et 
de Stanislas, sous Tinfluence de deux excellents maîtres 
dont la mémoire nous est restée chère, HM. Thuilier et 
Michelle. On se rencontrait le dimanche et le jeudi, au 
Luxembourg, ce jardin classique des amitiés juvéniles et 
des songeries littéraires. On se prêtait Chateaubriand, 
Lamartine, Walter Scott, Victor Hugo, et quelquefois, hé- 
las !' Déranger. On échangeait à demi-voix des confidences, 
des hémistiches dont les vieux man*onniers ont fidèlement 
gardé le secret, des projets de travail ou d'avenir qui ont 

* Maurice de Guérin^ nouvelle édition. — Eugénie de Guérin, 
journal et lettres publiés par M. Trébutien, nouvelle édition. 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUÉRIN. 187 

avorté, mais que Ton aime encore, comme ces enfants 
mort-nés qui n'ont existé que pour leurs mères. — On 
se montrait de loin , serré dans sa redingote brune pin- 
cée à la taille, qui en faisait le dandy du quartier latin, 
Alfred de Musset, dont les v^rs inédits se chuchotaient 
déjà dans les groupes; plus loin, reconnaissable à ses che- 
veux crépus et à ses grandes enjambées, Alexandre Dumas 
courant aux répétitions de Henri III: Jouffroy, Damiron, 
les Deschamps, les Dévéria, toutes les jeunes célébrités de 
cette époque et de ce quartier. Celui d'entre nous qui 
reconnaissait le premier ces grands hommes entourés d une 
auréole préventive, celui qui pouvait en obtenir l'appa- 
rence d'un salut, l'ombre d'un sourire, devenait à son 
tour un personnage aux yeux de ses camarades, et s'illu- 
minait d'un reflet de gloire. 

Je me vois encore remontant l'allée qui débouche 
sur la rue de l'Ouest, parcourant une ruelle à peine ébau- 
chée, pleine de terrains vagues et d'informes bâtisses, et 
arrivant rue Notre-Dame-des-Champs, devant la porte du 
collège que dirigeait alors l'abbé Auger. Un soir d'été, on 
me montra dans la cour un élève, à peu près de mon âge, 
dont la pâle et mélancolique beauté, le regard triste et 
doux, me frappèrent. Il ne jouait pas, il ne lisait pas, il 
semblait rêver: pendant que notre conversation bruyante, 
se ressentant à la fois de l'âge que nous avions et de celui 
que nous voulions avoir, discutait pêle-mêle les chances 
du concours général et les chefs-d'œuvre secrètement ap- 
portés du cabinet littéraire, il se tenait à l'écart, non par 
fierté ou par dédain, mais parce qu'il était de ceux qui 
trouvent, parfois sans la chercher, la solitude au milieu 



188 DEUNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

des hommes. Bien qu'il fût des premiers de sa classe et 
désigné comme lauréat, on devinait que ces couronnes, 
auxquelles notre présomption puérile attachait tant d'im- 
portance, lui causeraient peu d'émotion et peu de joie : 
son idéal était en lui-même, ou dans des horizons lointains 
où il avait laissé la meilleure partie de lui-même. Du fond 
de cette cour retentissante, il le poursuivait, il lui parlait, 
il l'entendait, assez distinctement pour en être absorbé, 
assez confusément pour que ce vague, ce mélange de lu- 
mière et d'ombre, ces alternatives d'aspiration et d'im- 
puissance devinssent peu à peu son état normal et son 
supplice. Cette poursuite où il y a eu plus* d'élan que d'ef- 
fort et plus d'effort que de force, ces facultés exquises, 
mais incomplètes et rendues presque stériles par le sen- 
timent même de cette différence entre leur propre imper- 
fection et la beauté de leur rêve, ce devait être là sa vie 
tout entière, le principe de ses intimes souffrances, sa 
faiblesse et son charme, le secret de ses défaillances, de 
sa mort prématurée et de sa gloire posthume. Ce jeune 
homme était Maurice de Guérin. 

Treize ans plus tard , lorsque M°*® Sand publia le 
Centaure et le fit précéder de quelques pages sur le jeune 
inconnu qui venait de mourir, ce nom réveilla mes sou- 
venirs, mais il n'y entra pas assez avant pour s'y graver ; 
car la vie, une fois qu'elle a pris ses courants, ressemble 
à ces fleuves rapides dont les bords s'enfuient à mesure 
que nous les descendons, et qui effacent sous le tableau 
qu'ils nous montrent le tableau qu'ils viennent de nous 
montrer. Vingt années s'écoulèrent encore. Ce n'est qu'en 
i860, lorsque des mains pieuses et dévouées recueillirent 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUÉRIN. 189 

les reliqties^ de ce mort si vaillamment disputé à Toubli, 
— que le nom de Maurice de Guérin, recommandé au 
public par des critiques éminents, prit réellement pied 
dans le monde des lettres, auprès des lecteurs délicats, 
les seuls auxquels il dût prétendre et dont il eût désiré 
les suffrages. Cette première édition en deux volumes, 
dont tous les détails, même matériels, révèlent le zèle 
passionné de la plus intelligente amitié, a bravement es- 
suyé le premier feu des publications rétrospectives, où 
s'établissent parfois de telles disproportions entre l'il- 
lusion des amis et le jugement des indifférents, et pour 
lesquelles il n'y a guère de milieu ; ou un second linceul 
plus froid que le premier, un second cercueil mieux scellé 
que l'autre, ou un commencement d'immortalité. Aujour* 
d'hui la partie semble définitivement gagnée, et la' nou- 
velle édition n'est plus qu'un bulletin de victoire : il serait 
injuste de constater cet heureux résultat sans témoigner 
notre reconnaissance et nos sympathies à ceux qui ont 
honoré dés le premier jour et fidèlement gardé ces reli- 
ques. Nous leur devons, non pas seulement une douce et 
bienfaisante lecture, une œuvre désormais classée parmi 
les meilleures, mais une résurrection véritable, la mise 
en lumière d'une figure qui allait s'éteindre dans les om- 
bres éternelles et que contempleront avec une fraternelle 
tendresse les esprits malades, blessés, lassés de combattre 
ou fatigués sans combat : nous leur devons la rentrée de 
Maurice de Guérin dans cette vie intellectuelle où ses dou- 
leurs, sa résignation, son talent si longtemps ignoré et 

* Dans la première édition, les écrits de Maurice de Guérin s'ap- 
pelaient Reliquise. 

11. 



190 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

son succès tardif, seront d'un bon exemple et d*un bon 
conseil. Les amis de Maurice ont été pour sa gloire ce 
que sont pour le noyé les sauveteurs qui ne se laissent 
pas décourager par les apparences de l'asphyxie. Assuré- 
ment, sans leur persévérance, leur soin infatigable, leur 
foi robuste en celui qui n'était plus, ces reliques^ pulvé- 
risées peu à peu et tamisées par la main du temps, au- 
raient fini par se disperser au vent comme des cendres 
refroidies. Qu'ils reçoivent donc les remercîments de tous 
les amis de la saine littérature, de ceux surtout dont la 
jeunesse s'est trouvée, ne fût-ce qu'un moment et à la 
légère, en contact avec celle de Maurice de Guérin ! Leurs 
noms ne peuvent plus être séparés du sien : les noms de 
M. Trébutien, de M. Raynaud, de M. François du Breil de 
Marzan, de tous ces hommes si honorables qui ont rivalisé 
de dévouement pour le vivant et de fidélité au mort, de- 
meureront inscrits sur la pierre du monument , sur le 
socle de la statue. ' / 

Je ne sais pourtant si je me trompe; mais il me sem- 
ble que le plus vrai coopérateur de Maurice de Guérin, 
c'est sa isœur Eugénie, et que l'on n'a pu bien connaître 
et bien apprécier le frère que depuis que la sœur nous a 
été révélée. D'habitude, lorsque l'on découvre qu'un ou- 
vrage que l'on croyait n'avoir qu'un auteur en a deux, 
l'admiration diminue envers celui qui en avait eu d'abord 
tout l'honneur. Ici, c'est le contraire. Ce qu'il y avait 
d'inachevé dans cette œuvre, d'indéfini dans cette desti- 
née, s'est complété et éclairé de tout ce que nous ont 
appris les effusions familières de ce suave génie domes- 
tique, de cette âme aimante, interceptée par l'amour fra- 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUËRIN. 191 

terael. On peut croire aujourd'hui que Maurice de Guérin 
a eu deux âmes, ou que cette âme a eu deux expressions 
presque simultanées : Tune plus orageuse, plus expan- 
sive, moins réglée, plus désireuse de se créer une forme 
et un art; Tautre plus pure, plus religieuse, plus incon- 
sciente, mieux imprégnée de résignation et de prière, 
mais offrant toutes deux d'étonnantes ressemblances, 
toutes deux marquées d'un même sceau de poétique 
tristesse, incessamment renouvelée et adoucie par les 
pensées du ciel et les images de la nature. Une lumière 
discrète et lactée, la lumière des soirs d'automne, s'est 
faite sur celte figure aisément effrayée des vivacités du 
grand jour, à mesure que se levait et montait à l'horizon 
la chaste étoile, confidente du rêveur et consolatrice 
de l'affligé. Aussi ne comprendrions-nous pas que 
Ton essayât d'établir des comparaisons ou des préfé- 
rences entre Maurice et Eugénie, entre le naturel 
délicieux, l'exquise négligence de la sœur, et l'art un 
peu plus apparent, un peu plus recherché du frère. On 
ne peut que les étudier, les admirer et les aimer ensem- 
ble. Tout ce qui aurait l'air d'un parallèle apprêté, que 
dis-je? d'une étude trop littéraire, ferait, selon nous, dis- 
sonance en un sujet : il faut s'abaniionnor, sans souci 
d'esprit et de style, à ce cours hmpide, tapissé de fleurs 
agrestes et sauvages : la critique proprement dite doit 
abdiquer pour faire place à je ne sais quelle assimilation 
intime avec ces secrets de poésie, de souffrance et de 
tendresse. Pour moi, je l'avoue, si j'ai tant tardé à parler 
de ces deux livres ou plutôt de cet unique livre en deux 
volumes, c'est que je ne pouvais l'ouvrir sans être saisi 



192 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

d*une douloureuse ivresse, qui, en rendant la sensation 
plus vive, rendait l'analyse plus difficile. Il me semblait 
que c'était quelque chose de moi-même qui se réveillait 
dans ces souvenirs, qui s'agitait dans ces existences, qui 
se brisait sur ces lits de mort. Tous ces commencements 
de Maurice de Guérin, ces camarades qui, devenus plus 
tard ses amis, offraient aux incertitudes de sa vie une 
hospitalité de quelques semaines, ces espérances si vite 
traversées par d'impitoyables mécomptes, tout ce tableau 
d*une Jeunesse pauvre, inquiète, sujette à se tromper 
sur sa vocation et ses aptitudes, tristement arrêtée à 
l'embranchement de deux routes dont l'une conduisait à 
Dieu et l'autre rejetait vers le monde, tout cela redevenait 
mien, tandis que j'en évoquais les visions et les fantômes. 
Je les avais vécues, ces années de désordre extérieur et 
de trouble moral qui réagissaient sur les intelligences les 
plus droites et ébranlaient les convictions les plus fortes : 
cette malaria intellectuelle dont souffrait Maurice de 
Guérin, j'en avais ressenti les atteintes. Dés lors, comment 
juger ce que Ton ne peut détacher de soi? Comment 
rendre appréciables et distinctes pour le lecteur des im- 
pressions où se confondent la part de l'auteur et la 
mienne? Maintenant, arrivé le dernier, trop tard, après 
des maîtres illustres et d'ingénieux disciples, j'ignore si 
je n'aurai pas le malheur de répéter ce que d'autres au- 
ront mieux dit : ce que je sais du moins, c'est que jamais 
sympathie plus profonde n'aura été exprimée avec une 
sincérité plus cordiale. Ceci n'est pas une étude dans la 
régulière et savante acception du mot : c'est une suite de 
notes marginales, interrompant çà et là une lecture pas- 



HâURIGE et EUGÉNIE DE GUËRIN. 105 

sionnée, diclées. par une émotion qui se continue en s*ex- 
primant, écrites au bas de ces pages humides avec un 
complet oubli de cet art que Maurice de Guérin a possédé 
à son insu en se croyant incapable de Tatteindre, et dont 
sa sœur Eugénie n*a pas eu besoin pour nous émouvoir 
et nous charmer. 



II 



On se souvient d'une belle page que nous avons déjà 
citée et que H. Sainte-Beuve, inspiré par Chateaubriand 
et sa sœur Lucile, par René et Amélie, a écrite à propos 
ff de ces sœurs d'hommes de génie ou seulement distin- 
gués, de ces génies femmes qui sont ou restent supé- 
rieurs , meilleurs moralement , poétiquement , que le 
grand homme lui-même. Les hommes, ajoutait-il, à un 
certain jour, font leur raéftier d'hommes; ils sortent 

du nid paternel : ils se prennent à tous les buissons 

Les femmes, si elles restent ce qu'elles doivent être, 
gardent le foyer, et aussi, dans toute sa délicatesse, 
elles y gardent le culte de l'idée première, de l'idéal 
(s'il y a poésie); elles sont comme les prêtresses do- 
mestiques de celte chose sacrée que nous allons dissi- 
pant, dépensant^ exploitant elles restent fidèles avec 

religion, avec discrétion et mystère; elles ont un dépôt 
jusqu'à la fin, et accroissent plutôt de leurs larmes le 

premier trésor » On ne saurait mieux dire, et je 

n'ai pu me défendre de cette réminiscence, m' empêcher 
de transcrire encore une fois ces lignes en songeant à 



194 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

René et à Amélie, à Maurice et à Eugénie de Guérin, aux 
similitudes et aux différences. Eugénie et Maurice, c'est 
René, c'est Amélie, mais purifiés, dédoublés, pour ainsi 
parler ; en ce sens que leur tendresse fraternelle, vive 
chez Maurice, profonde et finalement absorbante chez sa 
sœur, laisse le champ libre à un autre sentiment que le 
jeune de Guérin a éprouvé deux fois (sans compter une 
pure et poétique amitié), qu'Eugénie était digne et capa- 
ble de connaître, qu'elle a peut-être regretté vaguement 
et désiré avant les années de renoncement et de complet 
sacrifice, si Ton en juge par deux ou trois passages de 
son journal, par quelques involontaires échappées d'ima- 
gination et de cœur. 11 existe encore d'autres différences, 
et, sauf le génie, éclatant et robuste chez Chateaubriand, 
incomplet et maladif chez Maurice de Guérin, plus accen- 
tué et de plus haute race chez Lucile que chez Eugénie, 
ces différences sont toutes à l'avantage du modeste cou- 
ple de Gaillac et du Cayla. Chez ce Maurice si admirable- 
ment doué en dépit de ce qui lui manque ou de ce qu'il 
croit lui manquer, on chercherait vainement une ombre 
d'orgueil ou de vanité. Ce n'est ni un ennui superbe, ni le 
sentiment d'une supériorité hautaine, ni même le vague 
des passions qui l'arrête au seuil de la vie et le fait recu- 
ler devant ses difficultés et ses luttes : non, c'est d'abord 
une disposition maladive où les souffrances du corps 
réagissent sur les résolutions de î' âme; c'est ensuite le 
sens si fin, — craintif à force de finesse exquise, — d'un 
art supérieur, d'une beauté idéale, désespérant d'égaler 
jamais, dans l'œuvre accomplie, le sentiment intérieur; 
c'est enfin, pourquoi ne le dirions-nous pas? la pauvreté, 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUÉRIN. 195 

rude compagne dont on peut dire, comme de la solitude, 
sa sœur, qu'elle fortifie les forts et affaiblit les faibles ; 
la pauvreté, qui n*est pas le trait le moins touchant de 
ces figures, le détaille moins émouvant de ces existences; 
qui n'a pas arraché à Maurice un anathème, à Eugénie 
une plainte, mais qui a pesé sur Tensemble de leur 
destinée, décidé de la direction de leurs sentiments ou 
de leurs pensées, et laissé la trace de ses meurtrissures 
dans bien des pages de leur journal et de leurs lettres. 
Nous allons essayer tout à Theure d'étudier de plus près 
cette pauvreté, d'indiquer les effets particuliers de cette 
disproportion visible entre une médiocrité de fortune 
souvent poussée jusqu'à la gêne, presque à la détresse, 
et les dons de l'intelligence, du cœur et de la naissance. 
Pour le moment, et afin de mettre un peu d'ordre dans 
nos impressions et nos réflexions, nous diviserons la vie 
si courte de Maurice de Guérin en trois phases : la sortie 
du collège avec tous les sujets d'irrésolution, d'anxiété, 
de tristesse, qui le saisirent au début et firent pleurer 
dans leur berceau ses plus jeunes espérances; l'épisode 
qui mit Maurice en contact, en communication intellec- 
tuelle et familière avec celui de nos contemporains illus- 
tres qui convenait le moins à sa nature et qui devait 
exercer sur lui la plus fâcheuse influence ; et finalement 
les années de travail et de déclin qui ont si rapidement 
penché vers la mort et qui nous ont légué, dans le jour- 
nal de Guérin, assez de beautés pour nous apprendre ce 
qu'il aurait pu faire dans des conditions meilleures. Ces 
trois phases, nous les suivrons à la piste dans les pages 
du livre, qui nous aideront ainsi à recomposer la physiœ- 



196 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

nomie de Maurice en touchant à sa littérature. Le journal 
d'Eugénie, mis eu regard de celui de son frère, sera 
pour nous quelque chose de semblable au chœur des 
tragédies antiques, qui alternait avec les héros du 
drame, représentait la part de l'humanité compatissante 
et souffrante, et exhalait des accents de douleur, de sa- 
gesse et de pitié, pendant que le principal personnage se 
débattait contre la passion ou succombait à la fataUté. 
Les enseignements qui ressortent de ces souvenirs et de 
cette lecture, les leçons, les exemples dont nous avons 
tous à nous faire l'application sévère, couronneront na- 
turellement notre travail et en foirmeront la conclusion 
morale. 



III 



C'est en 1828, encore au collège, à dix-huit ans, à cet 
âge radieux où tout devrait être enthousiasme, espoir, 
joie et soleil, que Maurice de Guérin débute dans le rude 
apprentissage de la vie. Dès l'abord cette vie du dehors, non 
moins que sa vie intérieure, se distribue, nous allions dire 
se déchire en deux parts: Tune pour le bercail, pour ce 
foyer du Cayla, où il reste présent par le souvenir, où il 
laisse un génie familier, sans cesse occupé à évoquer son 
image, à l'aimer, à le deviner, à le traduire d'instinct, où 
le retiendrait cette partie de lui-même qui aspire au calme, 
aux douceurs de la famille, à la contemplation sereine des 
beautés de la nature, et qui, atteinte d'une lassitude antici- 
pée, d'un commencement ou d'un pressentiment de souf- 
france physique, voudrait se borner et se recueillir dans 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUËRIN. i97 

ce coin du monde; Tautre queParis attire tout en i^effrayant , 
que tourmente le désir intellectuel, plus impérieux pour 
certaines âmes que le désir grossier, qui veut entrer dans 
le mouvement d'idées, s*y faire un nom, y essayer une 
œuvre, mais qui s y trouve en face de deux dangereuses 
conseillères, l'hésitation et la rêverie. La lettre de Maurice à 
M. Fabbé Buquet, alors préfet des études au collège Stanis- 
las, cette lettre, la première en date, est aussi le premier 
document qui nousrenseigne sur cette enfance et cette ado- 
lescence, sur les circonstances extérieures ou intimes qui 
ont pu expliquer celte organisation, cette vie et cette 
mort. « Vous connaissez ma naissance; elle est honorable, 
et voilà tout ; car la pauvreté et le malheur sont hérédi- 
taires dans ma famille, et la plupart de mes parents sont 
morts dans l'infortune. Je vous le dis^ parce que je crois 
que cela peut avoir influé sur mon caractère. » — Et plus 
loin : « Retiré à la campagne avec ma famille, mon en- 
fance fut solitaire. Je ne connus jamais ces jeux ni cette 
joie bruyante qui accompagne nos premières années... 
Mon orgueil... est plus sensible à un mépris qu*à toute 
autre injure; mais, à côté dé ce vice, la Providence a 
placé un sentiment aussi fort, aussi profond : c*est le sen- 
timent de ma misère et de mon néant...» Nous pourrions 
citer toute cette lettre, dont chaque trait nous semble ca- 
ractéristique. Les tristes confidences qui s'y épanchent, les 
sentiments douloureux qui s'y exhalent, nous livrent déjà 
Maurice tout entier. Plus tard, ils s'exprimeront avec plus 
l'art; lepaysagiste supérieur, Fimagination trempée dans les 
profondeurs d'un naturalisme saturé d'idéal, y ajouteront 
leurs vives ou délicates couleurs : mais la note primitive 



198 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

restera la même; le cœur, l'esprit et le corps souffriront 
des mêmes contrastes; la plainte intérieure ne se taira 
plus. Bien des passages de cette lettre nous reportent à 
René, aux premiers volumes des Mémoires de Chateau- 
briand : c'est René amoindri, familiarisé, descendu de ce 
trône de nuages et de rayons que lui ont élevé Torgueil et 
le génie ; René en retard déjà d'un quart de siècle, arrivant 
dans une société nouvelle qui a eu le temps de se recon- 
naître et de se classer, ayant désormais à se débattre, non 
plus seulement contre les grandes catastrophes, les grands 
orages et le démon de son cœur^ mais contre la gêne, les 
nécessités de la vie matérielle, le besoin de gagner son 
pain de chaque jour, les réalités d'un temps où le chacun 
chez soiy chacun pour soi commence à prévaloir. Remar- 
quons, en eSet, que pour le René véritable la pauvreté a 
existé sans doute, qu'elle s'est assise à son foyer, qu elle 
Ta suivi dans son exil, et les Mémoires nous disent de 
quelle étreinte affamée elle pressa, une nuit, le jeune 
émigré, dans la populeuse solitude de Londres. Mais elle 
ne compte pas dans l'ordre de souvenirs, de sentiments et 
de pensées, dans le monde poétique où René nous trans- 
porte : dans la vie réelle, grâce à l'effort, à la facuhé de 
résistance d'une vigoureuse nature, elle a été un aiguillon 
plutôt qu'un obstacle. Le génie, en TeHleurant de son aile, 
en a presque fait une Muse ; et, trente ans après, en re- 
gardant en arrière, en la contemplant debout à l'entrée de 
sa route, il a pu confondre son cri de détresse avec les 
voix mélodieuses qui avaient tant de fois chanté à son 
oreille. 
Ici rien de semblable : l'atmosphère poétique s'est 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUÉRIN. 199 

dissipée : tous les angles de la réalité se dessinent. Mau- 
rice de Guérin inaugure et personnifie une variante de la 
pauvreté, que notre siècle devait produire ; cette pauvreté 
qui, se combinant avec les avantages de la naissance, en 
acquiert plus d*amertume et leur imprime je ne sais quelle 
mélancolique ironie. Il y a eu de tous temps, dans la so- 
ciété française et l'ancien régime, des nobles ruinés : 
mais leur ruine même faisait partie de leur noblesse, la- 
quelle, demeurée un privilège, une puissance, leur assu- 
rait des indemnités réelles ou au moins des dédommage- 
ments de vanité. Aujourd'hui Tancienneté de race, chez 
les gentilshommes pauvres, n'est qu'un embarras ou une 
humiliation de plus. S'il s'y mêle quelques préjugés de 
caste, quelques scrupules qui ont aussi leur dignité et 
leur grandeur, elle est un obstacle à l'établissement des 
filles ; elle condamne à l'isolement et au célibat (témoin 
cette admirable Eugénie!) des créatures d'élite, prédesti- 
nées peut-être aux joies de l'amour chaste et de la mater- 
nité. S*il s'y ajoute, chez les jeunes gens, des facultés 
plus studieuses que fortes, plus contemplatives qu'ac- 
tives, elle fait de leur avenir un problème et de leur 
vie un contre-sens; elle paralyse tout ce qu'ils ont 
par tout ce qui leur manque; elle rend leurs qua- 
lités moins efficaces et leurs défauts plus nuisibles. 
Supposez que Maurice de Guérin fût né plébéien; suivant 
toute vraisemblance, il eût été plus âpre à la lutte, mieux 
préparé aux difficultés et au combat, plus naturellement 
porté au travail, mieux préservé de ces amollissantes in- 
fluences, de cet air énervant, tout imprégné de langueur 
et de paresse, que l'on respire dans les familles nobles et 



200 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

déchues. Supposez, au contraire, que, noble et pauvre, 
il eût reçu du ciel un esprit ordinaire, peu d'imagination, 
une organisation robuste, un tempérament d'hommd 
d'action, il avait à sa portée 1* asile naturel de la pauvrûfl 
embarrassée d'un blason : Tépaulette et le régim^f 
étaient là pour consoler et effacer sa déchéance dans l^H 
vaillante égalité. Tel qu'il fut, avec ses délicatesses,^* 
défaillances, cette parcelle de génie dont on s'est à I^H 
douté de son vivant, ces signes de race, visibles ^ii^pH 
travers les dégoûts et les misères d'un surnumér^H A 
répétiteur ou de professeur, Maurice de Guérin^Vs afl 
parait comme une des plus intéressantes victin^^de cfl 
ensemble de contradictions et de difficultés, ^Hs par il 
société moderne à tous ceux qui ne s'adapteVpas, avel 
une précision mathématique ou une heureu^Bouplesscl 
à tel ou tel de ses compartiments. Ne soyo^nas injust J 
envers notre temps : il a multiplié les moyH d'instruc-l 
tion, les ressorts de l'intelligence, les récom[Hses offertes 1 
au travail et au talent; il a grossi la sommeBe bien-êtrej 
à laquelle peuvent prétendre les forts, les lablkux et^f 
habiles. Hais, par cette diffusion même, par VeiSItÊl^ 
ment des prétentions et la multiplicité des prétendants, 
par le déclassement universel, il a rendu plus difficile le 
choix des divers états, plus facile l'erreur ou l'indécision 
sur l'emploi de nos aptitudes, plus nombreuses ces phy- 
sionomies où se révèle le malaise des vocations man- 
quées, péniblement tiraillées par le contraste de ce que 
l'on aurait pu faire avec ce que l'on fait. Maurice de 
Guérin, on le sait, eut un moment l'idée d'être prêtre. 
Après la carrière militaire, nous n'en connaissons point 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUÉRIN. 201 

qui lui eût moins convenu que le sacerdoce; non pas, 
Dieu merci! que Ton doive attacher trop d'importance 
aux vacillations de sa foi dans les courants d'air parisien, 
ni prendre trop au pied de la lettre les plaintes voilées 
de sa sœur sur ce sujet délicat ; mais parce que le prêtre, 
à notre époque, ne saurait se passer de bien des qualités 
que Maurice de Guérin n'avait pas : Ténergie, la persévé- 
rance, une pieuse hardiesse, une habileté légitime, le don 
incessant de se répandre au dehors, de forcer les volontés 
et les consciences ; dons naturels ou acquis, auxquels se 
serait constamment refusée la timidité délicate de cet 
esprit toujours prêt à se replier en dedans avec son rêve. 
Ne quittons pas ces douloureux préludes sans rendre 
hommage à la modestie, à la résignation, à la patience de 
Maurice au miHeu de ces premières épreuves. C'est par là 
qu'il se détache le plus et le mieux de son superbe an* 
cétre de Combourg. Ce jeune homme qui a du sang noble 
dans les veines, et qui doit bien, au moins de temps à 
autre, pressentir ce qu'il vaut, ce qui pourrait un jour 
sortir de son cerveau ébloui des rayonnements du beau, 
ce jeune homme trouve tout simple de traverser Paris à 
pied pour courir après de maigres répétitions qui se déro- 
bent, de passer par les rebutantes fonctions de professeur 
suppléant qui font de cette exquise sensitive la cible des 
écoliers moqueurs et sans pitié, d'habiter une de ces 
mansardes, un de ces greniers, où, quoi qu'en dise un 
poète spirituellement épicurien, on est rarement bien à 
vingt ans. 11 accueille comme un bienfait de la Providence 
et des hommes un traitement de quatre cents francs, la pro- 
messe d'une petite place, tout ce qui lui permet d'attendre 



202 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

des temps meilleurs, sans mourir précisément de faim. 
Et nunc, reges^ eruiimini ! Et maintenant, roitelets de la 
littérature, instruisons-nous et frappons-nous la poitrine, 
nous que blesse un pli de rose, nous qui, au milieu des 
douceurs d une vie molle et sûre du lendemain, croyons, 
comme Sganarelle, que tout est perdu si un sarcasme de 
petit journal fait saigner notre amour-propre, si notre 
brevet de grand homme est ajourné de quelques saisons, 
si un mécompte, souvent mérité, vient déjouer nos ambi- 
tions et passer au crible nos vanités. Et ce pauvre Maurice 
de Guérin, écrivant à Tabbé Buquet, s^accusait d'orgueil! 
Quel progrès nous avons fait depuis trente-cinq ans ! 

Hais la tristesse de ces commencements allait être 
adoucie, — je ne dis pas égayée, — par 1 etoile-sœur. 
Dès sa seconde lettre (octobre 1828), Maurice s'ouvre à 
Eugénie; il s'accuse et s'excuse auprès d'elle de ce qu'il 
appelle ses distractions, sa froideur, son défaut apparent 
de confiance; symptômes qui ne sont pas rares dans ces 
relations de jeune frère à sœur aînée, où Tétourderie et 
l'extrême sécurité prennent aisément les airs et le sans- 
façon de l'indifférence : il lui propose cette correspon- 
dance qui a si souvent affermi le courage de l'un, apaisé 
les inquiétudes de l'autre. Nous regrettons de ne pas 
avoir la réponse d'Eugénie, qui dut être un hymne de re- 
merciment et de tendresse. C'en est fait, voilà les deux 
instruments qui s'accordent pour vibrer à l'unisson, ou, 
ce qui vaut mieux, pour faire chacun sa partie et réaliser 
par les différences mêmes une suprême harmonie. Mau- 
rice dira tout à cette Minerve du foyer domestique qui n'a 
pas besoin de se déguiser en Mentor et garde les grâces 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUÉRIN. 203 

sérieuses de son sexe ; il lui racontera ses sensations, ses 
impressions, ses lectures, ses espérances, ses mécomptes, 
les petits bonheurs et les chagrins de sa vie ; ils échange- 
ront leurs idées sur la littérature; la littérature, cet 
amour passionné de Maurice, et qui ne serait pas moins 
vif chez Eugénie, si elle ne le tempérait à force de piété 
et de sagesse. Car c'est encore là un des traits caracté- 
ristiques de la génération à laquelle ils appartiennent : 
cet amour ardent, inné, de la littérature, qui se respirait 
avec l'air ; si tenace, que, chez les survivants, même les 
plus écloppés, il a résisté à tout, même aux désenchante- 
ments et aux déboires. Les jugements littéraires, essayés 
à cette date et pendant les années suivantes, n'ont rien 
de bien saillant. Citons cependant quelques lignes d'Eugé- 
nie sur M. Victor Hugo, lignes si vraies alors, qu'elles sont 
vraies encore aujourd'hui : « Quel homme que Hugo ! Je 
viens d'en lire quelque chose : il est divin, il est infernal, il 
est sage, il est fou, il est peuple, il est roi, il est homme, 
femme, peintre, poète, sculpteur, il est tout; il a tout vu, 
tout fait, tout senti; il m'étonne, me repousse et m'en- 
chante. » Voilà l'impression de l'artiste. Voici le jugement 
de la femme : a Ces génies ont des laideurs qui choquent 
lœil d'une femme : je déteste de rencontrer ce que je ne 
veux pas voir, ce qui me fait fermer bien des hvres : 
Notre-Dame de Paris, que j'ai sous la main cent fois le 
jour, ce style,. cette Esméralda, sa chevrette, tant de 
jolies choses me tentent, me disent : hs, vois. — Je re- 
garde, je feuillette; mais des souillures, par-ci par-là, 
sur ces pages, m'arrêtent : plus de lecture, et je me con- 
tente de regarder les images. » 



204 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

Ce souvenir du grand poète nous amène à parler des 
vers de Maurice et d'Eugénie de Guêrin : nous sommes 
d'autant plus pressé de nous acquitter de cette partie de 
notre tâche, et nous serons d'autant plus bref, qu'ayant 
à évoquer deux figures si naturellement originales, nous 
devons glisser sur le côté le moins original de leur phy- 
sionomie et de leur œuvre. Sans doute il serait facile de 
récolter, dans le bagage poétique du frère et de la sœur, 
quelques vers charmants, quelques fleurs dignes d'une 
anthologie chrétienne. Hais rien ou presque rien ne s'y 
élève au-dessus de ces qualités courantes, que Ton remar- 
quait alors chez bien des poètes, oubliés aujourd'hui, et 
qui formaient comme le regain des riches moissons ro- 
mantiques. Cet Hippolyte de la M^rvonnais, Thôte et Taini 
de Maurice de Guérin, cet aimable châtelain du Val, dont 
le souvenir tient une si grande place dans ces pages et 
dont le veuvage fit deux âmes veuves, avait écrit, lui 
aussi, sous le titre de Thébaîde des grèves^ un volume de 
poésies qui avaient leur mérite et qui pourtant n'ont pas 
survécu. A ce nom nous pourrions en ajouter cinquante, à 
peu près de la même date, que Lamartine et Victor Hugo 
conduisaient à leur suite, en guise de cortège, et que, 
une fois arrivés, ils congédièrent. Maurice et Eugénie de 
Guérin, s'ils n'avaient écrit que leurs vers, ne se détache- 
raient pas de ce cortège rentré désormais dans la foule 
anonyme et dans l'ombre. C'est la triste condition de la 
poésie, non-seulement de n'avoir pas de degrés du mé- 
diocre au pire, mais encore de ne pouvoir faire vivre ce 
qui n'est pas supérieur, ce qui n'arrive pas à son heure, 
ce qui ressemble au voisin. La part du lion s'y fait d'une 



' MAURICE ET EUGÉNIE DE GUËRIN. 205 

j . manière bien plus exclusive encore que dans la fable. Le 
^^ génie prend tout, et les miettes mêmes, laissées au talent, 
i, lui tombentpeu à peu des mains. 

1^. Deux raisons particulières diminuent d'ailleurs à nos 
,j yeux la valeur, réelle pourtant, des vers de Maurice et 
^ d'Eugénie de Guérin. Ils sont écrits, surtout ceux de 
j Maurice, d'après un système qui n'a réussi qu'une fois, 
dans les Consolations de M. Sainte-Beuve (et encore !) dont 
les Pensées d'Août ont démontré le vice radical, et qui 
, consiste à laisser la poésie terre à terre, au ras du sol de 
la prose, sans autres béquilles qu'mie césure insuffisante 
et une rime pauvre. On se figurait, dans cette petite suc- 
cursale du romantisme en pénitence, qu'il suffisait de 
l'idée ou du sentiment poétique pour triompher de celte 
pauvreté d'ajustements et se faire reconnaître comme un 
prince déguisé : l'on oubliait que la poésie française est . 
une reine dont les sujets, aisément portés à la révolte, 
exigent qu'elle se moul):p à leurs regards dans toute ça 
magnificence. A cette erreur d'optique s'ajoute im trail 
de physionomie Httéraire. 11 ressort d'une lecture atten- 
tive de ces deux volumes que ce qui, chez le frère et la 
sœur, a été spontané, naturel, instinctif, inconscient, est 
infiniment supérieur à ce qu'ils ont prémédité, travaillé, 
I à ce qui était déjà ou pouvait être, pour le public et pour 
I eux, de la littérature. Ils appartenaient, — Eugénie prin« 
cipalement, — à l'heureuse race de ces génies dont la 
grâce suprême est de s'ignorer, qui ne sont jamais plus 
complets que quand ils s'ignorent, et qui perdent une 
partie de celte grâce lorsque, avertis tout haut ou tout bas 
de ce qu'ils valent par les autres ou par eux-mêmes, ils 

12 



206 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

font des barrages aux libres courants de leur pensée, et 
recherchent, sans le trouver toujours, cet art qu'ils avaient 
trouvé sans le chercher. Maurice de Guérin est un artiste 
qui ne se sait pas encore. Tempérament d'homme de let- 
tres, afTaibli et mitigé par les délicatesses de sa nature, il 
ne croit pas encore avoir fait acte d'écrivain; il va et 
vient, avance et recule sur sa voie comme le chien sur 
la piste ; il se regarde comme bien éloigné du but, comme 
incapable de réaUser son rêve; il se dénonce comme un 
songeur impuissant, tourmenté de visions stériles, damné 
de l'idéal, supplicié de ce beau, de cet exquis, dont le 
sentiment le poursuit sans cesse et lui échappe toujours : 
il s'apprête à ciseler des bas-reliefs antiques que l'on di- 
rait retrouvés parmi les marbres d'Eleusis, mais qui nous 
causeront, après tout, plus de surprise que d'émotion ; 
. — et, en attendant, il écrit des lignes telles que celles- 
ci : 

« J'ai visité nos primevères : chacune portait son petit 
fardeau de neige et pliait la tête sous le poids. Ces jolies 
fleurs, si richement colorées, faisaient un effet charmant 
sous leurs chaperons blancs. J'en ai vu des touffes entières 
recouvertes d'un seul bloc de neige; toutes ces fleurs 
riantes ainsi voilées, et se penchant les unes sur les autres, 
semblaient un groupe de jeunes filles surprises par une 
ondée et se mettant à l'abri sous un tablier blanc. » 

Ou celles-ci, qui, dans un bien étroit espace, renfer- 
ment tout Maurice de Guérin : 

« Si Ton pouvait s'identifier au printemps, forcer celle 
pensée au point de croire aspirer en soi toute la vie, tout 
Tamour qui fermentent dans la nature, se sentir à la fois 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUÉRIN. 207 

fleur, verdure, oiseau, chant, fraîcheur, élasticité, vo- 
lupté, sérénité ! Que serait-ce de moi? Il y a des moments 
où, à force de se éoncentrer dans cette idée et de re- 
garder fixement la nature, on croit éprouver quelque 
chose comme cela. » 

Et cent autres passages que nous avons notés, et qui 
nous ravissent. Maurice, en attendant quHl soit écrivain, 
et peut-être désespérant de le devenir, écrit à son insu 
des pages charmantes qui resteront comme l'expression, 
parfaite déjà, de sa lutte inégale, mêlée de prostrations 
et d*ivresses, avec la nature et avec lui-même. 

On le voit, dans ces années de tâtonnements juvéniles 
où Eugénie n'apparaît que dans les lettres de son frère, 
où rien n'était décidé, ni la vocation, ni l'avenir, ni le 
talent, bien des indices nous révèlent déjà Maurice de 
Guérin. Nous reconnaissons le pli imprimé à cette âme 
par la mélancolie moderne, compliquée cle souffrances 
personnelles; le don qu'une fée consolatrice a mêlé, 
dans son berceau, aux mystérieux maléfices; le rayon 
qui s'échappe incessamment de cette imagination ma- 
lade, riche de sa pauvreté et appauvrie par sa ri- 
chesse, pour aller se poser, tantôt sur le front d'une 
jeune fille ou d'une jeune femme, tantôt sur les splen- 
deurs visibles ou le sens intime d'un paysage, tantôt sur 
la cliambrette d'une sœur qui le lui renvoie plus pur, 
plus ressemblant aux rayons célestes. Une crise allait 
avoir lieu* dans la vie de Maurice; crise qui semblait de- 
voir être fortifiante et salutaire, et qui, à ce moment de 
son existence, d'après ce que nous connaissons de ses 
dispositions intérieures, ne pouvait avoir et n'eut en effet 



208 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

que de funestes conséquences ; nous voulons parler de 
son séjour a la Chênaie. 



IV 



11 manquera toujours quelque chose, au point de vue de 
cette équité à laquelle ont droit les hommes égarés, à 
ceux qui n'ont pas connu et vu de près M. de Lamennais 
pendant les années qui s'écoulèrent entre sa levée de bou- 
clier ultramontaine de 1828 et sa rupture définitive avec 
l'Église. Débarrassé de ces malentendus, de ces confu- 
sions de drapeau et de parti qui, aux premiers temps de 
la Restauration et du Conservateur^ avaient dû le repré- 
senter comme un prédicateur d'intolérance, un ultra de 
fanatisme religieux et politique ; rendu à sa vraie nature, 
mais sans que l'esprit d'opposition eût encore entamé ou 
compromis le prêtre, accepté par la révolution comme 
un conciliateur possible entre la tradition antique et la 
société nouvelle, salué comme un sauveur, comme un 
apôtre, par ce groupe de jeunes et généreuses intelligen- 
ces que le naufrage de la monarchie ne rattachait que 
plus étroitement à la planche sacrée, H. de Lamennais, 
dans la plénitude de sa force et de son génie, au milieu de 
ses disciples dont la plupart sont devenus des hommes il- 
lustres, eut là une de ces phases radieuses qui, pour les 
esprits orgueilleux, rendent plus lard les mécomptes plus 
poignants, les tentations plus dangereuses, les chutes plus 
profondes. Tout contribuait à augmenter le prestige et le 
charme, même Taustère et pittoresque beauté de cette re- 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUÉRIN. 209 

traite de la Chênaie où il recevait ses jeunes amis, où ces 
vives imaginations alternaient entre la prière, l'étude, la 
causerie et les spectacles delà nature, sans cesse animées 
et aiguisées parla parole du maître. Si, dans les conseils 
de la Providence et son infinie miséricorde, le mal peut 
être compensé par le bien, il y a un fait à constater qui 
balancerait bien des égarements et des fautes. A cet instant 
décisif de k jeunesse du dix-neuvième siècle, à ce point 
de rencontre entre deux mondes dont le choc s'aggravait 
d'une révolution, H. l'abbé de Lamennais a été cause que 
des jeunes gens qui étaient tout à fait de leur temps, qui 
venaient d'être témoins et à demi victimes du discrédit 
incroyable où, par suite de fatales méprises, la religion 
était tombée dans les collèges, dans les écoles, dans le 
monde des lettres, dans tous les centres de vie intellec- 
tuelle, ont eu le courage de remonter cette pente, de 
réagir contre leurs voisins et contre eux-mêmes, de se 
dire franchement chrétiens et de faire le signe de la croix 
à deux pas de ces multitudes qui menaçaient d'abattre les 
croix et de saccager les éghses. Puis ceux-là, à leur tour, 
en ont appelé et attiré d'autres; 1p. groupe primitif a pris 
des proportions plus considérables, et une renaissance 
reUgieuse est sortie, en définitive, de ce qui semblait de- 
voir assurer le triomphe de l'idée contraire. 

Ce prestige, cette autorité, cette influence, on ne saurait 
les nier : on les retrouve encore vivants dans le souvenir 
de tous ceux qui ont touché, de près ou de loin, à ce cé- 
nacle : ils affirment que le génie du lieu n'était pas moins 
remarquable par la grâce que par la force, par la séduc- 
tion que par l'éclat: Nous les croyons, mais il y a quelque 

12. 



210 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

mérite à les croire, lorsque Ton n a, comme nous, comiu 
et approché que le Lamennais des derniers temps : il 
fallait un prodigieux effort de bonne volonté et de con- 
jecture, pour comprendre quel avait pu être Tattrait de 
ce petit vieillard bilieux et morose, dont les erreurs et 
les angoisses semblaient s*ètre écrites sur son front jauni, 
comme sur du parchemin ; toujours pressé de se taire, 
d'échapper à la conversation, de se saisir d'un échiquier 
ou d'un damier comme d'une barrière contre une curio- 
sité importune ou contre ses propres pensées. Voilà ce 
qui nous a parfois rendu injuste envers M. de Lamennais, 
et ce qu'il convient de rappeler, d'abord pour s'exhorter 
à la justice, ensuite pour constater ce que ses nouvelles 
opinions et ses nouvelles amitiés avaient fait de cette 
grande figure et de ce beau génie. 

Maintenant, comment cette influence bienfaisante, en 
dépit de tout, pour plusieurs, fut-elle, selon nous, mau- 
vaise pour Maurice de Guérin? En indiquer les raisons, 
c'est revenir à l'étude de ce caractère dont on doit se 
pénétrer pour bien apprécier le livre : car ce livre est 
une âme : descendre dans l'une, c'est voir clair dans 
l'autre. 

Maurice ne fut pas compris h la Chênaie. Qu'on relise 
les deux pages douloureuses qui vont du 25 juin au 
4 juillet 1833, qu'on recueille sur le vif ces témoignages, 
ces tressaillements d'amputé : « Je sens bien que je suis 
une pauvre créature qui ai peu d'esprit »... « J'ai tant 
pâti dans mon âme, que je devrais être à l'épreuve des 
piqûres d'épingle, s'il en était de l'âme comme du corps 
qui s'endurcit aux coups comme le fer sous le mar- 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUÉRÏN. 211 

teau »,.. « J'ai reçu Te coup de grâce : me voilà bien el 
dûment atteint et convaincu. » 

On comprendra ce que dut souffrir ce jeune homme de 
vingt-trois ans, lorsqu'aux premières confidences d*un 
talent qui ne péchait assurément pas par- excès de pré< 
somption il fut répondu par une fin de non-recevoir, el 
cela non pas de la part de ces esprits médiocres dont la 
vulgarité console, en pareil cas, notre vanité froissée, 
mais auprès d*un auditoire d*élite, parmi des hommes 
dont le moindre avait de quoi encourager par ses suf- 
frages ou désespérer par ses dédains un timide débutant 
littéraire. C'est que M. de Lamennais et ses disciples, 
parvenus à ce moment extrême où Fintimité et la con- 
fiance se tendaient avant de se rompre, où l'orage grou' 
dait derrière la toile pendant qu'on essayait, sur la scène, 
de se soumettre et de se calmer, ne comprenaient alors et 
n'aimaient que l'action. Les projets les plus excessifs s'é- 
bauchaient dans ces têtes qui se débattaient contre le pres- 
sentiment d'une crise imminente, d'une rupture possible. 
Qu'était-ce, à cette heure inquiétante, qu'un rêveur, un ar- 
tiste, un chercheur, vase de la plus fine pâte, mais fêlé et 
bon à se briser d'un coup sous cette main impatiente du 
frein, dans ce cliquetis d'armures? Cette première tenta- 
tive de Maurice de Guérin pour passer, en petit comité, 
du rêve à Tœuvre et du travail intérieur à un commen- 
cement de publicité, fut donc condamnée sans être jugée, 
ni peut-être écoutée. Le secret ravage qui dut en résulter 
dans cette âme où la goutte amère s'étendait et creusait 
en dedans comme une goutte d'huile sur une étoffe de 
soie, avons-nous besoin de le dire? 



212 DERNIÈAES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

Ce n'est pas tout, et nous arrivons ici au point délicat 
qui a le plus ému les personnes pieuses, attachées à Mau- 
rice de Guérin et à sa mémoire par des liens de parenté 
ou d'amitié. Nous le traiterons en toute sincérité, en invo- 
quant le non ignara mali du poète. L'esprit, l'imagina- 
tion et le cœur de Maurice avaient été complètement sub- 
jugués et fascinés par H. de Lamennais, H. Féli, comme 
aimaient à l'appeler ses discipes par une abréviation fa- 
milière, pleine de tendresse et de bonhomie. Quand sonna 
l'heure de la révolte, les intelligences actives, militantes, 
eurent leur choix à faire, et nous devons dire, à leur 
honneur, que le choix fut vite fait. Mais les rêveurs, les 
contemplateurs, ne pouvaient marcher d'un pas aussi 
rapide et aussi ferme. Les athlètes, les lévites furent sur 
leurs gardes, et se retinrent à temps sur la roche â pic. 
L'artiste, qui s'était remis du soin de sa conscience entre 
des mains plus fortes que les siennes, dont la foi s'était 
entretenue et réchauffée à ce foyer de chaleur et de lu- 
mière, ne pouvait s'accoutumer à voir si promptement 
le rebelle dans le guide et l'hérésiarque dans le prêtre. 
Pendant qu'Eugénie, dans sa foi solide et simple, la foi 
du charbonnier changé en hermine, comprend le péril, 
mesure la chute et ne parle plus de M. de Lamennais que 
comme les anges fidèles durent parler des anges révoltés, 
Maurice hésite : il s'en prend à la cour de Rome, à tel 
ou tel évêque; il ne peut se résoudre à penser que 
l'homme en qui il croit s'égare et que la vérilé n'est pas 
du côté du génie. « M. Féli, dit-il, m'a mené dans la vie 
neuf mois durant, au bout desquels le fatal carrefour 
s'est rencontré. L'habitude de vivre avec lui faisait que 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUÉRIN. 215 

je ne prenais pas garde à ce qui se passait dans mon 
âme. » Sa correspondance, notamment du 10 janvier 1854, 
jusqu'au lendemain de la publication des Paroles d*un 
Croyant, porte la trace de cette hésitation douloureuse, 
trop explicable chez un jeune homme en qui Timpression 
était plus forte que la réflexion, qui, même dans le re- 
cueillement de la Chênaie, avait passé par tant d'alterna- 
tives d'adoration et d'abattement, et qui, en perdant le 
principal moteur de son exaltation pieuse, croyait voir 
les étoiles pâlir et le ciel se voiler. S il y eut quelques la- 
cunes dans la vie chrétienne de Maurice de Guérin, si 
plus lard, à Paris, il s'éloigna momentanément de la pra- 
tique religieuse , ce dont ne nous permettent pas de 
douter maints passages des lettres de sa sœur, c'est là 
qu'il faut en chercher le secret. Ce fut là aussi, on le sait, 
la préoccupation constante d'Eugénie, le sujet de ses 
reproches adoucis par des redoublements de tendresse. 
Ce souci nous semble plus naturel que celui qui consiste- 
rait à se demander s'il y a ou s'il n'y a pas des velléités 
de panthéisme dans le talent, dans les pages les plus 
réfléchies de Maurice de Guérin. Nous laisserons à de 
plus savants que nous cette grave question, fort impor- 
tante s'il s'agissait d'un philosophe, mais moins sérieuse 
chez un poëte. Si c'est être panthéiste que de reprendre 
les types antiques, de les retremper dans la lumineuse 
vapeur des théogonies païennes et de la poésie grecque, 
comme un sculpteur enfouirait sa statue dans une terre 
consacrée par les traditions mythologiques ; si c'est être 
panthéiste que de s'enivrer des beautés de la nature, au 
point d'y perdre un moment le sentiment de sa person- 



214 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

nalitéy de les sentir s'infiltrer dans son imagination 
comme les fumées du vin s'infiltrent dans le cerveau, et 
d'en être possédé comme la Sibylle et la Bacchante étaient 
possédées par leur dieu, je crains que bien des rêveurs, 
bien des artistes, peintres, sculpteurs, poètes, paysagis- 
tes, n'aient à encourir le même reproche. Mais n'est-ce 
pas confondre le tempérament avec la doctrine, l'effet 
subi avec le^ système cherché, la poursuite d'un idéal 
entrevu à travers les objets extérieurs et les mystérieux 
symboles avec la déperdition volontaire de la divinité 
dans le sein de la nature ? Pour moi, je m'en rapporte à 
Maurice de Guérin lui-même, et je le retrouve tout entier 
(en ce qui concerne ce soupçon de panthéisme) dans 
ces deux beaux passages où il exprime éloquemment sa 
pensée : 

« Abjurons le culte des idoles, tournons le dos à tous 
les dieux de l'art, chargés de carmin et de fausses paru- 
res, à tous ces simulacres qui ont des bouches et ne 
parlent pas. Adorons la nature franche, naïve et point du 
tout exclusive. Mon Dieu, peut-on faire des poétiques en 
face de l'ample poésie de l'univers ? Le Seigneur vous Ta 
faite, votre poétique; c'est la création. Comptez-vous en 
savoir plus long que lui ? » 

Et ceci, plus significatif encore : « Oh ! cest un beau 
spectacle à ravir la pensée^ que cette immensç circula- 
tion de vie qui s'opère dans l'ample sein de la nature ; 
de cette vie qui sourd d'une fontaine invisible et gonfle 
les veines de cet univers. Obéissant à son mouvement 
d'ascension, elle monte de règne enrègne toujours s'épu- 
rant et s'ennoblissant, pour faire battre enfin le cœur de 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUÉRIN. 215 

rhomme, qui est le centre où ses mille courants viennent 
aboutir de toutes parts. Là, elle est mise en contact avec 
la Divinité ; là, comme sur Tautel où Ton brûle Tencens, 
elle s'évapore, par un sacrifice ineffable, dans le sein de 
Dieu (30 mars 1833). » — Et la suite qui nous semble 
admirable, mais que nous ne citons pas, parce qu'elle est 
légèrement empreinte de mysticité. Remarquez que, lors- 
que Maurice de Guérin écrivait cette page, digne d'un 
penseur et d'un artiste de premier ordre, il avait à peine 
vingt-trois ans. Remarquez aussi que c'est trois mois 
après cette date, dans son Journal, riche déjà d'autres 
pages non moins belles, que Maurice se traite « de pauvre 
créature sans esprit » et qu'il constate, avec une résigna- 
tion amère, l'échec littéraire subi devant les hôtes de la 
Chênaie. N'y a-t-il pas, dans ce seul rapprochement, 
l'image, en raccourci, de ce talent et de cette vie? Des 
choses délicieuses, écrites d'instinct, échantillons involon- 
taires et provisoires d'un art qui se gâterait peut-être en 
s'accusant trop; la poursuite de cet art; devant soi, l'ob- 
stacle ou le dédain, exagéré par l'intime mécompte; 
l'esprit et le cœur souffrant de cet essai refoulé et se re- 
pliant sur eux-mêmes avec leur blessure. 

C'est ici le moment de dire quelques mots des deux 
fragments qui se détachent en relief dans l'ensemble dès 
écrits de Maurice de Guérin, et dont Tun, le Centaure^ 
publié en 1840 parM'"^ Sand, a été, pour ainsi dire, 
achevé par la publication de la Bacchante, retrouvée plus 
récemment. Ces deux morceaux, le premier surtout, ont 
réuni des suffrages, soulevé des admirations devant les- 
quelles nous devons nous incliner ; il sied d'ailleurs^ 



216 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

toute réserve à part, de savoir gré au Centaure^ malgré 
le peu de bruit qu'il fit à sa naissance, d'avoir maintenu 
dans le souvenir de quelques initiés le nom de Maurice de 
Guérin, et contribué à préparer la mise en lumière du 
nom et de l'œuvre. Nous croyons pourtant que la critique 
gagnerait, s'il était bien convenu, une fois pour toutes, 
qu'un homme vieilli sous le harnois littéraire acquiert, 
au bout d'un certain temps, en matière de goût, son franc 
parler, et a le droit de heurter sans scandale des admira- 
tions qu'il ne partage pas. Bien des servitudes de lieu 
commun et de parti pris disparaîtraient peu à peu de la 
littérature. Par exemple, un Français, admirateur de Mo- 
lière, de Voltaire et de Le Sage, ne serait plus forcé d'avoir 
l'air de se pâmer aux comédies deShakspeare, et pourrait 
avouer que ces prétendus trésors de poésie, de fantaisie, 
de gaieté et de grâce, comparés à Gil BlaSj à Zadiq ou 
aux Femmes savantes, lui font exactement l'effet d'une 
cruche de grosse bière de la Cité, mise en regard de nos 
crus les plus exquis de Bordeaux ou de Bourgogne. Nous 
confesserions que lord Byron nous semble monotone, 
Wilhelm Meister illisible ; le Second Faust incompréhen- 
sible, etc., etc. Et, chacun de nous y mettant du sien, 
on allégerait sensiblement le cahier des charges des ad- 
mirations exotiques ou indigènes. Assurément, la Bac- 
chante et le Centaure n'ont pu être écrits par un homme 
ordinaire. Il y a là une fougue de naturalisme, une puis- 
sance d'évocation des personnages primitifs et de leurs 
rapports avec la jeunesse de la terre, dignes d'être mé- 
ditées par les poètes et les érudits. Nous sommes prêts à 
reconnailrp, avec de faons juges, que jamais on ne poussa 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUÉRIN. 217 

plus loin et plus profondément la faculté d'interprétation 
des forces les plus mystérieuses dé la nature. Mais enfm, 
sans répéler pour la millième fois le mot du géomètre 
assistant à une tragédie de Racine, n'est-il pas permis, 
après une semblable lecture, de se dire : Qu'est-ce que 
cela prouve? — A quoi bon? — et : où me mène-t-on? 
Si, comme on Ta dit, laBaœhanle el le Centaure n'èiaieni, 
dans la pensée de Fauteur, que des fragments, des pier- 
res d'attente d'une composition très-vaste, probablement 
écrite dans le même ton, et si nous avions eu sept ou huit 
cents pages, dans le genre des phrases suivantes, que je 
cueille au hasard : « Mon sein, ayant recueilli les esprits 
du dieu étendus sur la plaine» en avait conçu un trouble 
qui poussait mes pas et agitait mes pensées comme des 
flots rendus insensés par les vents... Quand son sein, par 
la persuasion de la nuit se rangeait au calme universel, sa 
voix sortait dans les ombres, paisible et longtemps sou- 
tenue comme le chant des Hespérides à Textrémilé des 
mers... Bacchus fait reconnaître Tenivrement de son 
haleine à tout ce qui respire et même à la famille iné- 
branlable des dieux. Son souffle, toujours renouvelé, 
court par toute la terre, nourrit aux extrémités l'ivresse 
éternelle de l'Océan, et, poussé dans Tair divin, il agite 
les astres qui se décrivent sans cesse autour du pôle té- 
nébreux...» 11 aurait fallu, pour aller jusqu'au bout, une 
intensité de souffle naturaliste et mythologique dont nous 
nous déclarons totalement privé : il n'y aurait rien eu de 
changé ; la littérature française eût compté un livre en- 
nuyeux de plus, et nous eussions demandé que l'on nous 
ramenât aux carrières de Dumoustier et de Chompré. 

15 



218 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

Toutefois, nous ne saurions être insensible à ce grand 
style de bas-relief antique, et nous attacherions plus de 
prix à cette œuvre d'art de Maurice deGuèrin, si nous ne 
possédions désonhais Maurice de Guérin lui-même : car 
c'est là-dessus qu'il faut insister : les pieux éditeurs de 
ces deux volumes si aimables et si vrais sont arrivés, à 
force de réussir, à un résultat auquel ils ne s'attendaient 
guère, et dont nous sommes loin de les blâmer : ils ont 
tué le Centaure en ressuscitant Fauteur. Jamais nous n'a- 
vions compris mieux qu'en lisant Maurice et Eugénie, 
que l'art est un enfant, et que les enfants, qui font tout 
avec grâce, deviennent pourtant moins gracieux quand 
on les regarde. Cette différence que nous avons déjà 
signalée entre les poésies et le Journal ou les lettres, nous 
la rappelons à propos du Centaure et de la Bacchante, 
Nous avons, d'une part, la vie, la physionomie, l'âme, le 
battement du cœur, le sang de la veine, le trait de la 
figure, deux créatures de Dieu, douées toutes deux d'une 
étincelle du feu divin, se réveillant de leur premier som- 
meil, se soulevant de leur tombeau pour nous dire ce 
qu'elles ont pensé, senti, aimé, pleuré, souffert ; nous 
avons, de l'autre, l'œuvre savante, mais morte, dont le 
talent le plus délicat ne saurait déguiser les côtés artifi- 
ciels î notre choix n'est pas douteux, et l'on ne peut nous 
en vouloir de nos préférences. 



Il est temps de revenir ou d'arriver à Eugénie de Gué- 
Hn ; nous ne la séparerons plus, daus cette étude, de son 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUÉRIN. 219 

frère : il lui apparlienl et se relie à elle, pendant les cinq 
dernières années qui vont de la sortie de la Chênaie jus- 
qu'à la date funèbre du 19 juillet 1839. Ils s'unissent, 
non par un échange régulier de lettres, en manière de 
demandes et de réponses, mais par ce journal d'Eugénie 
dont l'épigraphe : « Je me dépose dans votre âme, » ex- 
prime à peine cette plénitude d'absorption d'un cœur 
dans un autre cœur; par ces communications intimes et 
famihéres de tous les intérêts, de tous les sentiments, 
de toutes les idées. Les lettres de Maurice sont les grands 
événements du Cayla. Invisible et présent, suivi du regard 
dans son exil parisien ofU dans ses haltes chez ses amis, 
chéri, caressé, interrogé, regretté, exhorté, encouragé, 
doucement grondé, Maurice est la madame de Grignan de 
cette Sévigné de province et de campagne; mais avec cette 
différence que cette tendresse vigilante et passionnée n'a 
pas besoin, on le sent, de l'éloignement et de l'absence 
pour n'être ni refroidie ni troublée. Eugénie a des mots, 
des tours, des jets à la Sévigné ; elle est plus peintre que 
l'illustre marquise, chez laquelle le sentiment du paysage 
ne se révèle que par éclairs et dans ses rapports avec 
les vivacités de l'esprit : mais, plus triste, plus mortifiée, 
reléguée dans l'ombre, enfermée dans un cadre étroit, 
mère-sœur, ce qui n'a pas les splendeurs de lia vraie ma- 
ternité, privée de cette honnête joie que Ton a justement 
signalée comme un des charmes les plus irrésistibles de 
madame de Sévigné, entourée de personnes destinées à 
ne laisser aucune trace dans le monde, la sœur de 
Maurice ne peut être comparée à la mère de madame de 
Grignan. Ce qui, chez l'une, a toute la valeur d'un ta- 



220 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

bleau historique, relevé par des grâces inirailables, se 
réduit forcément, chez Tautre, à un tableau de genre 
et d'intérieur. Dans cet intérieur pourtant, quelle sua- 
vité, quelle déUcatesse de touche ! quelle harmonie entre 
ces objets modestes qui en forment rameublement, et 
dont ne saurait se passer la ménagère, et le rayonnement 
du dedans et du dehors ; le ciel en haut, la campagne à 
hauteur d'appui, et là-bas, voilée des brumes du lointain, 
la pâle et poétique figure qui anime tout ! On en a tant 
cité, que nous n'en citerons rien, bien. que Ton y rencon- 
tre à chaque pas de ces bonheurs d'expression, de ces 
détails exquis, de ces images faites d'un rayon de soleil 
ou d'une goutte de rosée, de ces beautés naturelles qui 
viennent on ne sait d'où, qui semblent avoir été posées 
là, pendant le sommeil d'Eugénie, par une fée ou un 
ange. Cette jeune fille qui a été obligée de se vieillir vite 
pour mettre mieux d'accord son visage, ses sentiments 
et sa destinée, qui épluche des herbes et raccommode 
des draps en lisant saint Augustin et Bossuet» qui quitte 
Lamartine et Victor Hugo pour courir à son pot-au-feu et 
pétrir une galette dont une part est réservée aux pau- 
vres, elle a le don, ce don que rien ne remplace, qu'il 
est plus facile de reconnaître que de définir, qui fait les 
vrais artistes, les vrais poètes, et qui sert comme d'instru- 
ment aux mélodies intérieures de ces âmes charmantes. 
Ce serait, en effet, par une image musicale que nous 
voudrions essayer d'exprimer le dialogue entre Maurice 
et Eugénie de Guérin, ce dialogue que la mort même 
n'a pu interrompre, puisque, par une fiction touchante, 
la sœur continue d'écrire « à Maurice mort, à Maurice au 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUËIUN. 231 

ciel. » — Je me les figure comme deux chanteurs doués 
d une Yôix délicieuse, à la fois homogène et distincte, si 
bons musiciens qu'il leur est impossible de chanter faux, 
si bien habitués à chanter ensemble, que leurs voix se ma- 
rient sans se ressembler, et que, en se séparant Tun de 
l'autre, ils conviennent d'une heure où ils recommence- 
ront à distance leur duo avec la certitude de ne pas se 
tromper et de ne pas perdre Taccord. La fraternité des 
deux génies se marque à la fois, nous l'avons dit, dans 
les simihtudes et dans les différences. Maurice est pour- 
suivi par une arrière-pensée d'art, de poésie, de littéra- 
ture, qui doit nécessairement jouer dans sa vie un plus 
grand rôle que dans celle de sa sœur : il n'est pas sûr 
de savoir exprimer son rêve, mais il a son rêve : il se 
méfie de ses moyens d'exécution, mais il ne perd pas de 
vue son but : il se demande si sa vocation ne le trompe 
pas, mais il est certain qu'elle le tourmente. La contem- 
plation de ce qu'il peint, l'expression de ce qu'il sent, la ré- 
flexion de ce qu'il pense, sont, chez lui, plus immédiates. 
Habitant Paris, mêlé au mouvement intellectuel, fréquen- 
tant des lettrés, se retrouvant, à la campagne, au sein des 
beautés de la nature, au milieu d'esprits distingués ou d'â- 
mes presque aussi poétiques que la sienne, il vit de plain- 
pied avec les objets et les idées dont il compose son miel ; 
il n'a qu'à regarder devant lui, en lui et autour de lui, et 
voilà sa page écrite. Eugénie, l'autre abeille, est enfer- 
mée, souvent dans sa chambreitôy quelquefois dans sa 
cuisine : elle est retenue, fixée au sol par l'aile ou par la 
patte. Il faut que la fenêtre s'ouvre, que le fil se casse, 
pour qu'elle puisse s'envoler, dans l'azur, vers le rayon 



22ti DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

OU la fleur. La facilité de cet élan, le naturel de cet essor, 
lalégèrelêde ce coup d'aile» la promptitude avec laquelle 
elle monte de l'objet matériel le plus vulgaire au senti- 
ment le plus élevé ou à Timage la plus vive, voilà <5e 
que nous ne nous lassons pas d'admirer. Comparons un 
moment les deux procédés, pour donner une plus exacte 
idée des différences ; voici Maurice : 

« Comme un enfant en voyage, mon esprit sourit sans 
cesse à de belles régions qu'il voit en lui-même et qu'il 
ne verra jamais ailleurs. J'habite avec les éléments inté- 
rieurs des choses, je remonte les rayons des étoiles et le 
courant des fleuves jusqu'au sein des mystères de leur 
génération. Je suis admis par la nature au plus retiré de 
ses divines demeures, au point de départ de la vie uni- 
verselle; là, je surprends la cause du mouvement et j'en- 
ends le premier chant des êtres dans toute sa fraîcheur. 
Qui ne s'est pas surpris à regarder courir suk la cam- 
pagne l'ombre des nuages d'été? Je ne fais pas autre 
chose en écrivant ceci. Je regarde courir sur le papier 
l'ombre de mes imaginations, flocons épars sans cesse 
balayés par le vent. Telle est la nature de mes pensées et 
de tous mes biens intellectuels, un peu de vapeur flot- 
tante et qui va se dissoudre. Mais de même que l'air se 
plaît à condenser les émanations des eaux et à se peupler 
de beaux nuages, mon imagination s'empare des évapo- 
rations de mon âme, les amasse, les forme à son gré, et 
les laisse dériver au courant du souffle secret qui passe à 
travers toute intelligence. C'est là mon bonheur d'in- 
stinct, bonheur fluide et mobile, qui souvent se fond sous 
mes baisers et se dissipe dans mes embrassei;nents... » 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUËRIN. 223 

Toute celte note du 10 décembre 1834 est écrite de ce 
style souple, ondoyant, mystérieux comme ce monde 
visible ou invisible où Maurice se plongeait avec tant de 
frayeur et de délices. Qui ne voit que cette inspiration 
coule de source, que l'auteur de cette page peut avoir 
encore ses retours de défiance et de lassitude, mais qu'il 
est artiste consommé, maître de sa pensée et de sa lan- 
gue ? Maintenant voici la sœur : chez elle, le souffle a 
moins d'ampleur et de portée. Tout est dans le trait, 
dans le détail, et surtout dans le contraste de la petitesse 
du point de départ avec la beauté du voyage. 

« C'est plaisir de trotter dans ces parfums d'aubépine, 
et d'entendre les petits oiseaux qui chantent par-ci par- 
là, dans les haies. Rien n'est charmant comme ces cour- 
ses du matin au printemps, et je ne regrette pas de me 
lever de bonne heure pour me donner ce plaisir. Bientôt 
je me lèverai à cinq heures. Je me règle sur le soleil, et 
nous nous levons ensemble. L'hiver, il est paresseux : je 
le suis, et ne sors du lit qu'à sept heures. Encore parfois 
le jour me semble long. Gela m'arrive lorsque le ciel est 
nébuleux, que je suis triste et que j'attends un peu de 
soleil ou quelque chose de rayonnant dans mon âme. 
Alors le temps est long. Mon Dieu ! trouver un jour long, 
tandis *que la vie tout entière n'est rien ! C'est que l'ennui 
s'est posé sur moi, qu'il y demeure, et que tout ce qui 
prend de la durée met de l'éternité dans le temps... » 

«... Dieu seul peut consoler : le cœur, quand il est 
triste, n'a pas assez des secours humains, qui phent sous 
lui, tant il est pesant de tristesse : il faut à ce roseau 
d'autres appuis que des roseaux. » 



224 DERNIÈRES SEMAINES LITTERAIRES. 

«... Les communications du cœur sont douces, et je 
m*y laisse aller aisément. Cela d* ailleurs me fait du bien 
et me décharge l'âme du triste. Quand une eau coule, 
elle s'en va avec récume, et se clarifie en chemin. Mon 
chemin à moi, c'est Dieu ou un ami, mais Dieu surtout. 
Là je me creuse un lit et m'y trouve calme. » 

tf ... Hier s'est passé sans que j'aie pu te rien dire, à 
force d'occupations, de ces trains de ménage, de ces 
courants d'affaires, qui emportent tous mes moments et 
tout moi-même, hormis le cœur qui monte dessus et 
s'en va du côté qu'il aime... » 

• « ... J'avais tort, tant mieux! je craignais que ce ne 
fûttpi!...« 

« ...Voilà sous ma plume une petite bête qui chemine, 
pas plus grosse qu'un point sur un i. Qui sait où elle va? 
de quoi elle vit? et si elle n'a pas quelque chagrin au 
cœur? Qui sait si elle ne cherche pas quelque Paris où 
elle a un frère? elle va bien vite. Je m'arrête sur son 
chemin ; la voilà hors de la page ; comme elle est loin ! 
je la vois à peine, je ne la vois plus. Bon voyage, petite 
créature; que Dieu te conduise où tu veux aller! Nous 
reverrons-nous ! T'ai-je fait peur? Je suis si grande à tes 
yeux sans doute ! Hais peut-être, par cela tnêmCyjet'é^ 
chappe comme une immensité... d 

Il faut nous arrêter, et nous nous apercevons un peu 
tard à quel point nous avons manqué à notre résolution 
de ne rien citer. Mais il n'était pas inutile de rassembler 
quelques traits épars pour nous aider à recomposer la 
physionomie. On l'a vu , malgré ses perfections chré- 
tiennes, Eugénie de Guérin a sa part du mal de famille : 



MAURICE ET EUGÉNIE DE 6UÉRIN. 225 

elle parle de son ennui, que nous appellerions, nous, la 
mélancolie bien permise à une imagination d'élite, à une 
âme supérieure, à un cœur aimant, forcés de se renfer- 
mer dans le ménage, de vaquer à des soins vulgaires, de 
renoncer à Tamour et au bonheur. Mais que tout cela 
est réglé, contenu, purifié, ramené à Taffection frater- 
nelle qui supplée aux autres, offert en sacrifice journalier 
au divin consolateur qui domine tout! La plainte, la 
tristesse, le regret, chez Eugénie, n'existent pas, ou, 
s'ils existent, il faut les deviner, et on craint de profaner 
en devinant : si le cœur a saigné, tout le sang a coulé au 
dedans, et s*y est consacré comme dans un calice : pas 
un mouvement de révolte, pas un murmure. Cette jeune 
fille qui lit Leibnitz et dont la prose fera un jour l'éton- 
nement des connaisseurs humiliés, savez-vous quel serait 
son souhait, souhait qu'elle n'espère pas réaliser, tant il 
lui semble ambitieux? avoir une petite bibliothèque 
religieuse et choisie, telle que pourrait se la procurer, 
après trois mois d'épargne, le plus humble curé de vil- 
lage. C'est pour elle le hoc erat in votis. Elle est pauvre, 
et son temps se passe à consoler, à secourir plus pauvre 
qu'elle, à visiter les malades, à essuyer les larmes, à 
ensevelir les morts. Pas un mendiant ne frappe à sa porte 
sans que sa porte ne s'ouvre, sans qu'une main douce et 
discrète ne serve au déshérité la soupe et le pain, assai- 
sonnés d'une bonne parole, d'une fortifiante prière. Elle 
exerce, sans emphase et sans dégoût, les fonctions les 
plus rebutantes de la sœur de charité. Sœur de charité! 
Elle l'est, elle voudrait l'être auprès de l'absent, du ma- 
lade qui lui est plus cher que le reste du monde, qui 

13. 



326 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

parfois se dérobe, lui cache son mal, mais qu'elle devine 
et qu'elle rappelle timidement aux sources de certitude 
et de paix. Quant aux heures passées au pied des au- 
tels, au contentement, à l'apaisement intérieur, sans 
cesse renouvelés auprès du vieux prêtre qui devait sans 
doute admirer plutôt qu'avertir, à la partie plus essen- 
tiellement chrétienne et pratique de cette existence et de 
cette âme, le livre en est plein : mais nous n'en parlona 
pas, de peur de dépasser les limites que nous nous tra- 
çons d'ordinaire et de teindre d'une nuance trop mystique 
cette étude morale et littéraire. C'est sur ce fond solide 
et sacré que s'appuie lé génie de mademoiselle de Gué- 
rin : si elle possède une supériorité sur son frère, c'est 
celle-là. En dehors de toute préoccupation religieuse trop 
exclusive, il nous semble que ses écrits perdraient de 
leur charme, même purement profane et poétique, que 
l'originalité de sa figure s'amoindrirait, si elle était moins 
pieuse, si cette rêverie, cette sensibilité, ce don du style, 
cette délicatesse de pensée, cette faculté d^arrêter au 
passage les images de la nature et de les parer de ses 
couleurs, si tout cela n'était attiré vers le ciel comme 
l'aimant vers le pôle, si a ce beau vase athénien » ne se 
remplissait, à toute heure, « des fleurs du Calvaire. » 
Dans cette âme virginale qui se découpe en blanc sur 
l'azur comme la cime de la lungfrau, on aime tout, jus- 
qu'à cette ingénuité provinciale et charmante qui confond, 
parmi les amitiés de Maurice, l'or pur avec le clinquant, 
et les catholiques à corset avec les catholiques à ciliée. 
Nous avons dit par quels côtés Maurice de Guôrin nous 
semblait meilleur que René. Que serait-ce, si nous com- 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUÉRIN. 227 

parions Eugénie de Guérin àrAméliepoétiqueou àTAmélie 
véritable? Tout le monde sait et Chateaubriand rappelle, 
en maint endroit de ses Mémoires^ que Lucile mêlait à son 
génie des bizarreries d'humeur et de caractère, des tran- 
sitions brusques de l'expansion la plus tendre à la mé- 
fiance et à Teffroi, qui désespéraient ses amis, et qui, 
6*âccentuant de plus en plus, finirent par donnera sa mé- 
lancolie naturelle les apparences d'une vraie folie. Il y 
avait dans cette âme troublée quelque chose de tragique: 
on eût dit que les orages de sa vie et de son temps L'avaient 
à la fois illuminée et foudroyée. Chez Eugénie, au contraire, 
quel bon sens! quelle rectitude! quelle netteté d'esprit à 
côté de cette richesse d'imagination et de cette vivacité de 
sentiment! Comme tout est à sa place dans cette existence 
et dans cette âme, même cette piété fervente qui ne dis- 
trait pas un moment la ménagère, même cette affection 
fraternelle qui, tout en se passionnant, garde toujours sa 
nuance, ne change jamais de caractère ni de langage ! 
Lorsque tant do femmes pures, mais exaltées, commettent 
dans les épanchements de leur cœur des confusions inno- 
centes, et, emportées par le besoin d'aimer, font parler la 
dévotion, l'amitié, les tendresses de famille comme parle- 
rait un amour romanesque, Eugénie se garde bien de ces 
exagérations alarmantes qui attristent ou font sourire. Elle 
est chrétienne avant d'être sœur, et nous ajouterions vo- 
lontiers que cette sœur, qui a toutes les vigilances, toutes 
les attentions, toutes les délicatesses, toutes les anxiétés 
d'une mère, sait mieux aimer qu'une mère. Elle n'a pas 
ces jalousies maternelles, qui se désolent et s'irritent à. 
l'idée de ne plus régner sans partage dans un cœur qu'el-» 



228 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

les veulent tout entier, de voir une personne étrangère y 
prendre d'autorité la première place, et qui, acharnées à 
disputer leur trésor, réussissent à faire trois victimes. Les 
succès de Maurice, le bonheur de Maurice, tout ce qui 
peut rendre à cet exilé, à ce déshérité sa part des biens et 
des joies de ce monde, voilà tout ce qu'elle veut, fallût-il 
se sacrifier, vivre loin de lui, n'être plus que la seconde 
dans son affection et dans sa vie. Aussi, quel accueil pour 
Caroline, pour la jeune et belle créole qui va réparer au- 
près de Maurice cette série de souffrances et de mauvais 
sorts, devenir sa femme, lui faire connaître tout ensemble 
les douceurs d'une meilleure fortune et d'un amour par- 
tagé! Comme Eugénie l'aimera! Comme elle l'aime! 
quelle sérénité et quel charme elle répand sur cet épisode 
suivi de si près du dénoûment funèbre, que, dans l'en- 
semble de ces souvenirs, le mariage de Maurice, la jeune 
et souriante figure de Caroline ne nous apparaissent qu'à 
travers un nimbe et comme un rêve de plus, la dernière 
vision de ce cerveau condamné à se nourrir et à se tour- 
menter de ses songes ! 

Ce n'est qu'après la mort de Maurice qu'Eugénie re- 
prend ses droits et redevient la première : sur son tom- 
beau, elle n'a plus de rivale. L'aimable vision a passé, 
entre un sourire et une larme, sans qu'on ait même à se 
demander si une douleur éternelle est possible aux cœurs 
devmgt ans. Il ne reste plus que cette vierge chrétienne, 
cette sœur-mère, penchée sur ce journal où elle persiste 
à causer avec le mort comme elle causait avec le vivant. 
Voilà l'image finale, désormais gravée en, traits ineffa- 
çables dans la mémoire des lecteurs de ces deux volumes 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUÉRIM. S29 

qui font du bien, qui pourraient en faire plus encore. Les 
lectures tristes ne sont pas toujours bonnes. À côté d'un 
enseignement salutaire sur les déceptions de la vie, elles 
placent des conditions de découragement pour les facul- 
tés actives de Fâme. Ici ce péril n'est pas à redouter, ou 
du moins il est atténué d'avance par les correctifs les plus 
salutaires. Ce qu'il peut y avoir, en pareil cas, de dange- 
reux, c'est l'exaltation du sentiment personnel, l'exagé- 
ration de la valeur de l'individu, mise en regard des peti- 
tesses du résultat, des misères subies, des dédains de la 
société, des injustices du sort. Sans être sûrs de valoir 
autant que celui qui a souffert, ni d'avoir souffert autant 
que lui, nous sommes naturellement enclins à le faire juge 
du débat que nous élevons sans cesse entre notre médio- 
crité et notre orgueil, à lui demander notre échelle de 
proportion entre ce que nous voudrions être et ce que 
nous sombies. Maurice de Guérin, si nous savons le lire, 
nous donnera une leçon contraire. 11 amoindrira du même 
coup l'estimation de notre valeur en nous faisant songer 
à la sienne, et le ressentiment de nos mécomptes en nous 
forçant de regarder les siens. En présence de tant de 
résignation et de modestie, de ce mélange de privations, 
de pauvreté, de souffrance physique, intellectuelle et mo- 
ralcj si doucement supportées, nous craindrons ou nous 
rougirons d'exagérer nos griefs; les griefs de l'individu 
offrant à la société ce qu'il appelle son travail, son dé- 
vouement et son talent, et ne jugeant pas qu'elle l'estime 
assez cher ou qu^elie le récompense assez tôt. Quant à 
Eugénie, son souvenir, sa vie, ses écrits, ce qu'elle a mis 
de son cœur, de son imagination et de son âme dans le 



230 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

journal adressé à son frère, tout cela doit être un baume 
pour bien des sœurs qu*a eues et qu'a laissées dans le 
monde cette sœur incomparable, pour des existences 
mortifiées, sacrifiées comme la sienne, enfermées dans un 
étroit horizon, condamnées au célibat et à la solitude par 
des considérations de fortune ou de famille, forcées de 
mener de front ou de contrarier les unes par les autres 
les aspirations poétiques et les vulgarités du ménage. Cet 
antagonisme tant de fois signalé, où il est si facile, même 
à Tesprit le plus juste, de trop pencher à droite ou à 
gauche, qui a été, surtout en province, la cause première 
de tant de chagrins, de ridicules et de fautes, et qui, si 
exactement qu* elles se surveillent, donne à celles qui sont 
ou qui se croient ses victimes je ne sais quoi d'aigre-doux, 
de factice et de pincé, nous ne Tavons vu nulle part plus 
complètement vaincu que chez Eugénie de Guéria Elle 
Ta recouvert de tant de simplicité, de charité, de piété, 
elle a caché les soudures sous des fleurs si fraîches et si 
naturelles, qu'il a disparu, et qu'il faut s'en avertir sans 
cesse pour ne pas l'oublier tout à fait. Cette abnégation du 
cœur et du génie dans le célibat et le ménage, je ne con- 
nais pas de spectacle plus touchant, d'exemple plus in- 
structif et de meilleure leçon. 

Ces deux noms, ces deux volumes, que nous venons de 
lire et de relire, sont donc désormais sûrs de vivre, et 
rien ne leur manquera, ni les récompenses académiques, 
ni les suffrages et les sympathies des lecteurs d'élite. 
Est-ce assez ? L'élite, c'est le petit nombre, et c'est le 
grand nombre que nous voudrions convier à jouir et à 
profiter des sucs bienfaisants de cette littérature, si étonnée 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUËRIN. 2M 

de renaître et de prospérer à deux pas de Salammbô et 
des Misérables. Nous voudrions, en un mot, que ces 
deux livres devinssent populaires, et nous croyons qu'ils 
ne peuvent pas l'être sous leur forme actuelle. S'il est 
vrai, comme de bons juges inclinent à le penser, que le 
seul défaut que Ton puisse reprocher au volume d'Eu- 
génie de Guérin soit un peu de monotonie, si l'on nous 
accorde qu'en dehors de toute question dart, la Bac- 
citante et le Centaure ne soient pas absolument néces- 
saires à la moralisation des masses, à l'édification des 
vieilles filles et à l'instruction des jeunes gens, si on con- 
vient enfin que les vers d'Eugénie et même de Maurice ne 
contribueront que pour une part minime à leur immorta- 
lité, on nous pardonnera peut-être de souhaiter tout bas 
que le frère et la sœur soient réunis plus intimement 
encore, que les deux volumes n'en forment plus qu'un, 
portatif et à bon marché : ce volume pénétrerait peu 
à peu dans les ateliers et les mansardes; pour beau- 
coup de gens, il serait préférable à un livre de piété pro- 
prement dit; il deviendrait le manuel des maltraités, des 
dédaignés, des incompris, des blessés, des malades, des 
incomplets, des esprits qui se plaignent de leur misère et 
des cœurs qui ne savent que faire de leurs richesses. 

Pour nous, qui exprimons timidement ce souhait, nous 
n'avons pas besoin qu'il se réalise pour être déjà tout 
acquis à Maurice et à Eugénie de Guérin. Ils comptent 
dorénavant, non-seulement parmi nos prédilections litté- 
raires, mais parmi nos conseillers, nos confidents et nos 
amis. Eh! ne suffit-il pas de vivre et de vieillir pour être 
obligé de partager ses amis en deux groupes ; ceux qui 



232 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

restent et ceux qui ne sont plus; ceux qui continuent et 
termineront avec nous le voyage, et ceux qui se sont 
arrêtés aux premières baltes, fatigués ou frappés? Ceux- 
là s'éloignent de plus en plus de nous, à demi perdus 
déjà dans l'ombre qui gagne de proche en proche et s'al- 
longe sur nos pas : et cependant il y a des moments où 
il nous semble que nous les voyons, que nous les enten- 
dons encore : leur pâle visage passe devant nps yeux ; le 
murmure de leur voix revient à notre oreille. C'est au 
nombre de ces amis disparus, réfugiés pour nous dans 
une vie idéale, que nous rangerons Eugénie et Maurice de 
Guérin. En les lisant, nous nous figurons que nous les 
avons connus ; en les connaissant, nous sommes sûrs de 
les avoir aimés. L'illusion de cette amitié se confond avec 
l'émotion de celte lecture. Qui n'a vu et admiré, au moins 
dans la gravure, la Françoise de Rimini d'Ary Scheffer, 
cette poétique toile qui nous montre Francesca et Paolo 
douloureusement enlacés et fuyant ensemble à travers 
les ombres dantesques? La poitrine de Paolo est percée 
et saigne encore ; Francesca se serre contre lui comme 
pour cacher sa blessure : ce ne sont plus deux corps, ce 
sont deux âmes. Ce tableau nous revient en mémoire au 
moment où nous essayons, en finissant, de nous rendre 
compte des impressions que nous laissent Maurice et Eu- 
génie. Eux aussi, ils s'envolent, doucement enlacés, vers 
les régions immortelles. Hais le lien qui les unit, ce n'est 
pas un amour coupable ; c'est la plus pure et la plus 
étroite fraternité du sang, de la tristesse et du génie. 
Maurice est blessé à la poitrine; mais cette blessure ne lui 
vient pas du poignard d'un offensé ; elle lui vient de ces 



MAURICE ET EUGÉNIE DE GUÉRIN. 233 

ennemis dont nous ne sommes pas tous morts, mais qui 
nous ont tous frappés ou effleurés dans Tombre : le doute, 
la pauvreté, le dégoût de notre œuvre, l'impuissance à 
réaliser notre rêve, le tourment de l'idéal, cet aigle tou- 
jours prêt à déchirer de son bec et de ses serres ceux qui 
essayent de caresser ses ailes. Sa sœur se presse contre 
lui pour cacher sa plaie; mais, plus heureuse que Fran- 
cesca, elle sait que cette plaie n'est pas incurable et va se 
guérir au ciel. Telles qu'elles sont, ces deux figures de- 
viennent nos patronnes. Nous détestons tout ce qui res- 
semblerait à l'exagération d'un sentiment vrai : nous 
n'aimons pas davantage cette manie, habituelle à une cer- 
taine école, d'enluminer d'expressions mystiques la lan- 
gue littéraire : et cependant, en songeant à notre faiblesse 
et à notre misère, nous serions bien tenté de dire : Sœur 
Eugénie ! Frère Maurice ! priez pour nous ! 



LA GRÈCE MODERNE < 



XV 



M. A. GRENIER 



21 juin, 1863. 

Hélas ! ce n'est plus la Grèce d'Eschyle et de Sophocle, 
d'Homère et d'Euripide, mais celle qui souffre depuis 
tant de siècles, qui a essayé de renaître, et où le bien 
et le mal se combattent, semble-t-il, à des doses assez 
égales pour justifier tour à tour les sympathies et les 
épigrammes, les craintes et les espérances. Entre les 
satires excessives de M. Edmond About et les enthou- 
siasmes pr^'cowftts du philhellénisme quand même^ M. Gre- 
nier a-t-il attrapé la note juste? Oui, en maint endroit; 
et, s'il nous paraissait encore trop sévère, nous lui 
opposerions çà et là soit les pages éloquentes de M. Eu- 
gène Yéméniz sur les héros et les poètes de la Grèce 

* La Grèce en 1863, — Idées wmvelles sur Homère, par M. A, 
Grenier. 



M. A. GRENIER. 235 

contemporaine, soit le livre plus récent de madame Dora 
d'istria : Excursions en Roumélie et en Morée. Nous fini- 
rons par quelques lignes à propos de son piquant écrit 
sur Homère, dont nous indiquerons les mérites et les in- 
convénients. 

Nous ne connaissons pas de plus lourd fardeau et de 
plus sérieux péril pour un peuple qu'un passé trop chargé 
de gloire, surtout quand cette gloire, associée à des 
images, à des mœurs, à des croyances, à une civilisation 
pour jamais disparues, mêle sans cesse de décevants 
mirages aux ambitions nouvelles. Tous alors, amis, enne- 
mis, enthousiastes, détracteurs, et la nation elle-môme, 
se font au dehors et au dedans complices de ces erreurs 
d'ojptique, de ces anachronismes obstinés, dont le moin- 
dre défaut est de prolonger les malentendus, de multi- 
plier les exigences les plus injustes, les contradictions les 
plus singulières. Ce rôle modeste, mais glorieux encore, 
ou du moins utile, que Ton pourrait jouer dans Tensem- 
ble des sociétés modernes, il est si inférieur aux radieuses 
visions de l'époque héroïque ou poétique, qu'on le dé- 
daigne comme une déchéance et que Ton aime mieux 
vivre avec les chimères lointaines qu'avec les réalités pré- 
sentes. Si, pour se mettre d'accord avec notre temps et 
entrer dane la voie du progrès, le peuple dont je parle 
consent à se modeimse)\ à adopter nos costumes, nos 
usages, nos industries, nos découvertes; s'il débaptise 
ses montagnes, ses fleuves, ses ruines, dont les noms 
sonores gardaient tant de prestiges pour l'imagination et 
la mémoire, il semble qu'il perde sa raison d'être, qu'il 
manque de fidélité et de respect au dépôt sacré qui seul 



236 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

le rendait intéressant. On le traiterait volontiers comme 
un noble besoigneux qui se déclasse pour ne pas mourir 
de faim, comme un héritier de grande famille qui achève 
de démolir un château délabré et inhabitable pour s'y 
bâtir une maison. Si, au contraire, — et il n'y est que trop 
enclin, — on le voit se réfugier dans ses souvenirs, y re- 
tremper son ambition et son orgueil, mesurer ses rôves 
et son espoir d'après sa poésie et son histoire, faire de la 
couleur locale et rétrospective pour rappeler ses titres à 
l'attention et au respect, on s'amuse aux dépens de ce 
déchu qui veut poser en grand seigneur, de cet affanné 
qui tend à l'Europe une main vide d'argent et pleine de 
reliques, de ce visionnaire qui se repaît de la grande 
idée pour se dispenser de cultiver et d'appliquer l'idée 
pratique. 

C'est ce contre-sens qui a frappé M. Grenier et que l'on 
rencontre, à chaque page, dans son livre. Seulement, ce 
que M. Âbout avait signalé avec une verve railleuse et 
souvent cruelle, M. Grenier le constate avec un heureux 
mélange de sincérité, de malice et de bienveillance. Sa 
plaisanterie s'arrête au moment où ses souvenirs d*ancien 
élève de l'école française d'Athènes le rappellent à Tordre, 
aux lois de Thospitalité et de la justice. S'il retrace spiri- 
tuellement et d'après nature les premiers mécomptes du 
voyageur abreuvé aux sources classiques, persuadé qu'il 
va reconnaître à tous les pas les fraîches et riantes pein- 
tures des poètes appris par cœur, et se trouvant en face 
de cette aridité, de cette nudité, de ce manque absolu de 
fraîcheur, de cours d'eau et d'ombrages, il se ravise 
bientôt, et décrit non moins fidèlement sa seconde impres- 



U. A. GRENIER. 237 

sioi), celle qui résulte de cette incomparable beauté de 
lignes, de cette indicible harmonie du contour et de la 
lumière, des horizons et du ciel, fort supérieure aux me- 
nus effets pittoresques d'un bouquet d'arbres bien grou- 
pés, d'une riche verdure ou d'une colline agréablement 
boisée. 11 n'épargne guère les diverses phases poUtiques 
et les divers gouvernements qui se sont succédé en Grèce 
depuis la guerre de l'indépendance ; il en saisit dans le 
vif les fautes, les inconséquences, le vice radical, le pen- 
chant exclusif à viser au superflu en négligeant le néces- 
saire. Et cependant, sans être le moins du monde de 
Tex-parti bavarois, il a des accents sympathiques, pres- 
que émus, pour le roi Othon, dont les intentions furent 
si excellentes; pour la reine, si belle, si noble, si 
digne, douée d'un sentiment si vif et si vrai de tout 
ce que le titre de reine de Grèce devait imposer ou 
promettre à une femme jeune, poétique, d'un rang 
suprême, d'une ardente imagination et d'une haute intel- 
ligence. 

Le dirai-je? en rapetissant beaucoup le cadre, en chan- 
geant le tableau en miniature, en réduisant la plus terri* 
ble et la plus poignante des tragédies aux proportions 
d'un de ces drames qui surabondent dans l'histoire con- 
temporaine, il m'est impossible de ne pas trouver dans 
ce couple royal quelques traits de ressemblance avec 
Louis XVI et Marie-Antoinette; et, si H. Grenier n'a pas 
précisé ces analogies, je le remercie d'y avoir fait songer. 
C'est, des deux parts, même supériorité de la reine sûr 
le roi, même assemblage de qualités privées et de lacunes 
inévitables dans le caractère politique, mêmes difficultés 



258 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

résultant, non pas d'un désaccord voulu et expliqué 
entre les sujets et le souverain, mais d'une situation pleine 
de malaises, ne laissant que le choix des méprises et des 
fautes, où les exigences d'une des deux parties et les 
tâtonnements de Tautre devaient amener la rupture fi- 
nale. Louis XV ut immolé au nom de libertés et de ré- 
formes qui toutes avaient passé par son cœur avant d'être 
invoquées contre lui : Othon a été détrôné et banni au 
nom d'une régénération nationale dont l'impossibilité 
résidait bien moins dans sa volonté que dans le mauvais 
état des machines dont il avait à se servir. Les nations qui 
souffrent du contraste de leurs rêves et de leurs misères 
sont impitoyables. La nation française s'en prit à Louis XVI 
de ce qu'il ne pouvait pas lui donner tout de suite les 
biens qu'ajournait indéfiniment chacune de ses agitations 
populaires : les Grecs s'en sont pris à Othon de ce qu'il 
ne pouvait réaliser aucun de leurs songes de gloire, 
d'agrandissement et de puissance, de plus en plus com- 
promis par chaque manifestation de leur mauvaise hu- 
meur. Enfin, la qualité d'étranger pesa également sur les 
deux trônes; car, outre les influences attribuées aux deux 
reines, le temps peut faire des étrangers comme l'espace : 
un roi, né et élevé pour un régime qui meurt au moment 
où lui échoit la couronne, peut être un étranger dans son 
royaume, comme le prince que l'on va chercher sous un 
ciel lointain et grisâtre pour régner sur le sol embrasé de 
la Grèce. Entre Versailles et Paris, en 89, peut-être y 
avait-il la même distance qu'entre Munich et l'Acropole, 
en 1860. 

« Après tout) ajoute avec beaucoup d'à-propos H. Gre- 



M. A. GRENIER. 230 

nier, le roi Othon a régné trente ans. Que le, roi qui a 
régné trente ans, par ce ten)ps-ci et dans de pareilles con- 
ditions, lui jette la première pierre ! » 

L'auteur de la Grèce en 1863 semble décliner toute 
concurrence avec les ouvrages que la Grèce a inspirés à 
M. Quinel, à madame Agénor de Gasparin et à M. About. 
Il s'est attaché surtout, nous dit-il, aux questions particu- 
lières, soulevées par les derniers événements. Pourtant, 
ce qu'on lira avec le plus de plaisir dans ce livre vivement 
et finement écrit au courant de la plume, et où un fond de 
bonne littérature s'accuse à travers le laisser aller des 
notes de voyage, ce sont les pages descriptives, les anec- 
dotes, les observations générales, tout ce qui peint d'un 
trait ces physionomies pleines de disparales et de con- 
trastes. Même après H. About, H. Grenier sait être amu<* 
sant) et il amuse ses lecteurs sans déchirer son modèle. 
Je choisis au hasard un de ces jolis croquis : 

« Nous avions un marmiton, chargé, moyennant dix 
francs par mois^ d'écurer notre vaisselle. 11 mit pour 
condition à son marché qu'on lui laisserait quatre heures 
par jour pour assister aux leçons de la Faculté de droit. 
Ses études avaient été interrompues, paraît-il, pendant 
deux ans^ parce qu'il avait accepté d'être instituteur à 
Thèbes, dans le pays des Béotiens. C'était évidemment un 
poste de confiance. En se promenant, un jeudi soir, sur 
les bords du lac Gopaïs, il prit une fièvre qui lui fit perdre 
son emploi. Notre maison lui était un asile. Modeste 
comme Philopœmen qui fendait du bois, comme Cléanthe 
qui était porteur d'eau, il frottait de sablon et d oseille 
nos casseroles et nos marmites, cela sans la moindre 



2i0 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

honte. A la fin de l'année, il fut reçu licencié en droit et 
sollicita une place de procureur du roi ou de juge. » 

Ceci nous amène à discuter quelques points qui rentrent 
dans nos attributions littéraires, et où M. Grenier ne me 
semble pas tout à fait juste : je veux parler de Tinstruction 
chez les Grecs modernes, de leur goût passionné pour 
Tétude, de la part énorme qu'ils font aux lettres ou aux 
professions lettrées, sans avoir réussi, pour cela, à pro- 
duire un poème original ou un beau Uvre. 

N'est:ce pas trop se presser? Les Grecs avaient une 
langue admirable. Après des siècles d'oppression et de 
jnalheur, cette langue avait contracté une rouille épaisse ; 
que dis-je ? elle s'était couverte de toutes sortes de scories 
et d'ordures, au contact de tous les patois du littoral 
méditerranéen. Depuis leur renaissance, ils s'efforcent à 
l'envi de régénérer cette langue, de lui rendre sa pureté 
et son élégance primitives, d'arriver à parler et à écrire 
le grec de Démoslhènes et de Platon. Ce sont, si vous 
voulez, des virtuoses dont l'instrument s'est brisé, et qui 
le rajustent avant de recommencer à jouer un air. Mais, 
dans toute renaissance, il n'est pas dit que tout renaisse 
en même temps, et que la régénération d'une langue im- 
plique immédiatement la création d'une œuvre. Est-ilbien 
vrai, d'ailleurs, que la Grèce contemporaine soit aussi 
stérile, que la poésie y soit morte comme un arbre fou- 
droyé? Tel n'est pas l'avis de H. Eugène Yéméniz ni de 
madame Dora d'istria. Le premier a consacré d'intéres- 
santes notices aux poètes Zalocostas et Orplianidis, à Pa- 
naiotti Soutzo et à Giovanni Zambélio, poètes dramatiques, 
et enfin à Alexandre Soutzo et à Kizo Rhangabé, qui ne 



M. Â. GI'.EMëR. 241 

pa aissent pas indignes de chanter sous le ciel d'Homère. 
L'autre cite des fragments de ce même Rizo Rhangabé, et 
j'avoue que j'y trouve tous les éléments d'une poésie vi- 
vante, vivace et populaire. Si Athènes abuse quelque peu 
des formes et du cérémonial académique, si elle aime à 
se donner le spectacle ou le simulacre de ce qui lui rap- 
pelle sa gloire passée, ne fût-ce que par des noms, des 
échos ou des images, rien de pareil dans ces poésies de 
M. Rhangabé, la Voyageuse, le Courrier ^ le Départ, qui 
sont nées, comme doit naître toute poésie, de l'accord 
d'une inspiration individuelle avec l'inspiration générale, 
ffue l'on chante et que l'on redit partout, dans les villes, 
dans les campagnes, chez les pâtres et les lettrés ; signe 
infaillible 4e sève et de vitalité! Je les comparerais à cer- 
taines chansons de Déranger, si les accents d'un libéra- 
lisme factice dans une société régulière pouvaient jamais 
être assimilés aux cris d'un patriotisme blessé au cœur 
dans une nation opprimée. 

Quant au défaut de proportion qui a suggéré à H. Gre- 
nier cette expression heureuse : « Là Grèce est une tête 
énorme sur un petit corps ; » quant à la trop grande 
quantité de Grecs qui se lancent dans les études pure- 
ment littéraires, s'entassent dans des professions qui sont 
presque toutes des impasses, se font avocats, professeurs, 
journalistes, en attendant qu'ils soient hommes politiques 
et ministres, c'est un malheur sans doute, et il vaudrait 
mieux, dans l'intérêt du progrès, du bien-être, de l'équi- 
libre, qu'une part plus large fût faite aux spiences, à l'in- 
dustrie, à l'agriculture, dans la direction donnée aux 
jeunes gens : mais, encore une fois, ce malheur est logique; 

14 



242 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

il s'explique par ces glorieux antécédents sans lesquels la 
Grèce n'intéresserait personne et verrait ses infortunes 
rentrer dans la catégorie banale des calamités prosaïques 
et bourgeoises. Son mérite et son danger permanents, 
c'est de trop parler aux imaginations, de se présenter à 
Tesprit avec un cortège obligé d'illustres souvenirs qui 
tous se rattachent à la littérature, à la poésie, à Fart et à 
riiistoire. Quels ont été ses premiers champions vis-à-vis 
de l'Europe? Les poètes : lord Byron, Chateaubriand, 
Casimir Délavigne, Béranger, ont plus fait pour elle que 
tous les philhellènes à main armée ou dorée. Si elle pro- 
duit cet effet sur des étrangers, des indifférents, des bar- 
bares^ quelles doivent être les impressions de ses propres 
enfants, bercés de tous ces enchantements de l'intelli- 
gence et de l'oreille, habitués, dès le bas âge, à entendre 
rèjiéter des noms éclatants et des dates mémorables, 
apprenant à lire dans des livres qui leur enseignent, à 
eux, pauvres et abaissés, qu'il y a eu un moment où leurs 
aïeux ont été les maîtres du monde ; maîtres par la supé^ 
riorité du génie et la culture raffinée /de tous les dons 
intellectuels, plus encore que parle courage et la puis- 
sance ? 

« Noblesse oblige, » a-t-on dit cent fois. On devrait dire 
aussi : « Noblesse entrave, »> — et cette vérité s'applique 
aux nations comme aux individus. Que diriez-vous, même 
parmi nous, éprouvés par tant de leçons, d'un Montmo- 
rency ou d'un Rohan qui se ferait agent de change, ingé- 
nieur, manufacturier ou maître de forges? H faudra en 
venir là peut^lre, mais ce sera dur; il en est de même 
de§ peuples; Quels sont ceux qui excellent dans les pro- 



M. A. G U EN 1ER. 245 

fessions industrielles, qui marchent à pas de géants dans 
ces voies du progrès matériel et scientifique où les Grecs 
sont fort retardataires? les peuples neufs, les Américains 
par exemple ; ceux qui n*ont point de passé, point de 
monuments, point de poésie, point d'histoire; trésors 
précieux assurément, mais dangereux, parce qu'ils impri- 
ment, dès le berceau, aux esprits et aux âmes, un pli qu'il 
leur sera difficile d'effacer, parce qu'ils les poussent dans 
un sens où il leur est plus tard impossible de s'arrêter et 
de revenir sur leurs pas. Voilà un jeune Grec, intelligent 
et studieux, n'ignorant rien de ce qui fait la gloire de 
son pays, et saisi d'un désir juvénile de raviver ces beaux 
souvenirs, de continuer ces grands exemples. Lui con- 
seillerez-vous d'étudier les mathématiques, la chimie; la 
métallurgie, de se mettre au niveau de nos découvertes, 
de créer un chemin de fer? Un chemin de fer en Grè..e! 
un rail'Way d'Athènes à Sparte ! un tunnel à travers le 
Taygète ! un remblai sur la plaine de Marathon ! un via- 
diLC sur TEurotas! quelles dissonances et quels contre- 
sens ! Vous le voyez, la plus belle conquête de la science 
et de l'industrie modernes n'a rien qui puisse tenter l'ima- 
gination de ce jeune homme. Elle ravirait un Yankee ; elle 
déconcerte un Hellène : ce n'est pas de ce côté-là que 
l'entraînent ses réminiscences et ses songes. Il croirait 
presque, en entreprenant ce travail, commettre une 
espèce de sacrilège : il craindrait de voir les nymphes 
sortir des lauriers-roses de l'ilissus et du Céphise pour 
lui reprocher son ingratitude, le Parthénon chanceler sur 
sa base, Jupiter et Vulcain demander de quel droit on 
usurpe leurs foudres et leurs forges, et les héros ou les 



244 DERNIÈRES SEMAINES LITTERAIRES. 

poètes de la grande époque se soulever de leurs tombes 
pour maudire l'invasion de ces sciences barbares, de ces 
races occidentales, étrangères ou rebelles à la poésie, à 
l'élégance et à la beauté. 

Il y a cependant deux professions, très-pratiques, très- 
positives celles-là» où les Grecs, de l'aveu même de 
H. Grenier, réussissent à merveille ; c'est la marine et 
le commerce : Pourquoi? Pour la même raison; parce 
que le commerce et la marine font partie de leur passé, 
se mêlent à leur mythologie et à leur histoire, répondent 
à des aptitudes qui existaient déjà du temps de Mercure 
et d'Ulysse, d'Homère et d'Eschyle. Les Grecs naissent 
commerçants, marins, héros ou poètes : ils retrouvent 
ces quatre spécialités dans leurs papiers de famille ; les 
deux dernières leur sont indiquées par leurs lettres de 
noblesse; les deux premières par la nature de leur pays, 
leur situation de quasi-insulaires et le tout: particulier de 
leur esprit. Seulement le malheur veut que ces quatre 
professions, si belles en elles-mêmes, aient toutes les 
quatre un envers : le marin se fait pirate, le héros bat les 
buissons ou détrousse les voyageurs ; le poète se nourrit 
de chimères qui sont à la vraie poésie ce que l'écorce vide 
est au fruit ; et le commerçant justifie un sobriquet que, 
par respect pour la Grèce de Sophocle et de Platon, 
de Miltiade et de Thémistocle , nous ne transcrirons 
pas ici. 

Ces médailles et les revers de ces médailles, toute la 
Grèce est là, dans ses rapports avec nous, dans l^s œuvres 
que nous avons écrites, depuis cinquante ans, à son sujet, 
à sa gloire ou à ses dépens. J'ai parlé de ses malheurs : 



11. A. GRENIER. 245 

il en est un dans lequel nous avons noire part de respon- 
sabilité et qu'il convient d'indiquer en passant, pour nous 
préserver d un excès de dénigrement ou de satire. 

La Grèce a eu affaire à deux générations de pèlerins, 
d'observateurs et de juges : Tune que Chateaubriand 
et lord Byron ont personnifiée avec un éclat inexpri- 
mable; l'autre, dont le penchant se reconnaît et s'exa- 
gère dans les amusantes pages de la Grèce contenvp&imne 
et du Roi des montagnes, pour s'adoucir, sans se désister 
tout à fait, dans la Grèce en 1865, de M. Grenier. La pre- 
mière de ces deux générations a aimé la grandeur jusqu'à 
Temphase ; elle a accepté et amplifié, sans les discuter, 
toutes les ivresses, tous les enthousiasmes, toutes les illu- 
sions, tous les mensonges de la poésie. Elle a pris la Grèce 
moderne sous la double tutelle de ses propres inspira- 
tions et des magnificences qu'elle rencontrait dans l'his- 
toire de sa pupille. Heureuse époque où, de Paris à Ârgos, 
un feu croisé d'alexandrins accompagnait un envoi de 
fusils, où les banquiers se faisaient poétiques pour avoir le 
droit d'être libéraux, où Ton ne disputait rien, absolu- 
ment rien de l'héritage de Pindare, de Périclès et d'Aris- 
tide aux contemporains de Marc Botzaris! 

Naturellement, cette génération, tout enflammée d'ar- 
deurs chevaleresques, patriotiques, dithyrambiques et 
helléniques, donnant à l'Europe le vigoureux coup de 
collier d'où sortit la triple alliance, coïncidant avec le 
mouvement national qui multipliait en Grèce les insurgés, 
les héros et les martyrs, ne contribua pas peu à exalter, 
à surexciter les sentiments dont elle devenait la complice 
et sur lesquels elle s'appuyait pour propager la croisade 

14. 



246 DERNIÈRES SEMAI29ES LITTÉRAIRES, 

philhellène. Cet idéal de liberté, de poésie et de gloire, 
elle en vivait elle-même ; elle en nourrissait sa protégée. 
Elle entretint, comme en un double foyer, ces ardeurs 
enthousiastes, ces rêves de régénération conquérante qui 
convenaient bien à la situation tant que durait la lutte, 
tant que les âmes étaient soutenues par l'héroïsme de la 
souffrance, la vivacité des plaies saignantes et l'espoir du 
triomphe, mais qui, plus tard, en face de la réalité, de* 
raient fatalement retomber et se débattre dans le vide ou 
s'envenimer de leurs mécomptes. Or, pendant que s'opé- 
rait cet abâtardissement de l'héroïsme et de la poésie do 
la Grèce moderne, pendant que se formaient d'énormes 
hiatus entre son passé et son présent, entre son héritage 
et son inventaire, entre la grande idée et les petits faits, 
entre le songe d'une nuit d'été et le réveil d'une matinée 
d'hiver, une métamorphose analogue s'accomplissait dans 
nos esprits, dans notre littérature et dans notre art. Sous 
prétexte de détrôner la fausse grandeur, nous détruisions 
la vraie. Sous prétexte de délivrer la poésie de son bagage 
de convention et de ses draperies académiques, nous lui 
avons ôté, du même coup, le vêtement, le corps et l'âme. 
Usant et abusant de l'analyse, ne voulant plus être dupes 
des autres ni de nous-mêmes, prenant le réel pour le 
vrai, comme nos devanciers avaient pris le convenu 
pour le poétique, nous nous sommes gorgés de la réalité, 
ne croyant, n'aimant, ne voyant qu'elle, et ne lui laissant 
ni repos ni trêve jusqu'à ce qu'elle eût déchiré ou sali 
tous les voiles qui la couvraient. Ainsi les pauvres Grecs 
modernes, après avoir été exaltés sans mesure par des 
poètes, ont été jugés sans merci par des réalistes, et 



H. A. GRENIER. 217 

ceux-ci, avec toutes sortes d*épigrammes et de sarcasmes, 
leur ont demandé compte du triste dénoûment des illu- 
sions et des rêves que ceux-là avaient fomentés avec 
toutes sortes de Hesséniennes et de dithyrambes. 

Ni si haut^ ni si bas! a dit Lamartine, un de.s enchan- 
teurs, lui aussi, de cette première époque qui ne pou- 
vait pas avoir de sérieux lendemains ; cet hémistiche 
devrait désormais servir d'épigraphe à tous ceux qui s'oc- 
cupent de la Grèce, qui essayent de la peindre ou qui lui 
adressent des conseils. Sauf quelques traits spirituels où 
Ton devine, sinon l'imitateur, au moins le collègue de 
H. Âbout, M. Grenier ne s'est pas trop écarté de ce sage 
programme, et c'est pourquoi son livre méritera de sur- 
vivre aux circonstances qui l'ont inspiré. On se souvient 
du célèbre mot d'ordre qui fut donné à un journal célèbre 
après un événement plus célèbre encore : « Surtout pas 
d'esprit ! » — Eh bien ! nous dirons au groupe d'ingé- 
nieux écrivains, tentés de s'égayer aux dépens de cette 
vieille mère nourrice qui n'a plus de lait, et dont le sein 
amaigri se cache sous des guenilles : « Pas trop d'esprit ! » 
La patrie d'Homère a bien droit à ce sacrifice ! 

Homère ! je retrouve ce grand nom en tête d'une pi 
quante brochure que M. Grenier a dirigée, non pas, je 
l'espère bien, contre cette gloire inaltérable, mais contre 
certaines idées de convention où s'égarent ses admira- 
teurs de parti-pris. Parmi les qualités de son génie, on 
avait compté jusqu'à présent l'exactitude pittoresque, l'art 
tout spontané, mais réel, de peindre d'un seul trait, et 
souvent à l'aide d'une seule épithète, les sites où il pro- 
mène ses héros. On se trompait, et M. Grenier, qui est un 



248 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

excellent helléniste, nous donne là-dessus de nombreuses 
preuves qu'il sérail difficile de réfuter. Les épithètes ho- 
mériques, au lieu d'avoir une valeur précise et locale, 
sont des généralités, des formules, adoptées tantôt pour 
les besoins de la prosodie, tantôt pour les exigences de 
rimprovisation. Telle est la thèse de H. Grenier; et il 
Tappuie d'une remarque bien vraie, qui fait honneur à 
son esprit critique : « Aux époques de décadence litté- 
raire, on serre la nature de plus près : on étudie un objet 
jusqu'à ce que Ton en obtienne sur le papier les nuances 
caractéristiques; on prend mesure de l'image et del'épi- 
thète ; on recherche laborieusement la fidélité littérale du 
paysage ou du costume ; on peint d'après son croquis ; 
on invente sur des notes et des plans; on est géographe, 
gazetier, clironologiste, statisticien. Les épithètes de Stacc 
et de Claudien sont incomparablement plus distinctes et 
plus individuelles que celles de Virgile. » 

J'ai cité ces lignes parce qu'elles expriment une idée 
très-juste et parce qu'elles ont dissipé l'espèce de malaise 
que m'avaient causé les premières pages. Dec lecteurs 
superficiels ou obtus pourraient croire, au premier abord, 
que la thèse plaidée par M. Grenier tend à amoindrir 
Homère. Il n'en est rien. Dieu merci! M. Grenier a dis- 
cuté, non pas le degré d'admiration, mais la manière 
d'admirer. Homère ne perd pas un pouce de sa taille 
pour avoir prodigué les mêmes épithètes à vingt peuples, 
à vingt personnages ou à vingt fleuves différents. Qu'im- 
portent ces menus détails de couleur locale, d'exactitude 
topographique, de fidélité pittoresque, où des poètes de 
troisième ordre peuvent exceller ! De ces formules banales 



»I. A. GRENIER. 2W 

et lïionolonesse dégage, chez Homère, un sentiment su- 
périeur à toutes ces petitesses, une intensité poétique que 
rien n'a dépassée, une incroyable faculté d'assimilation 
de tout ce qui mérite de faire vibrer Tâihe humaine, et 
une richesse d'imagination pareille à celle de ces terres 
vierges où les arbres, les plantes, les moissons, les prai- 
ries, les fleurs naissent et grandissent sans culture, sous 
un rayon de soleil. L'imagination, ai-je dit? il ne faudrait 
pas trop lui disputer sa part : bien des écrits de notre 
temps semblent les pièces d'un procès intenté contre elle ; 
« La nature ne se réfléchit pas dans l'imagination d'Ho- 
mère, nous dit M. Grenier; c'est l'imagination d'Homère 
qui empreint la nature d'un idéal préconçu et préféré. » 
— Hélas ! oui ; mais n'est-ce pas aussi le fait de bien 
d'autres poètes', dignes d'avoir le vieil Homère pour maî- 
tre? Je lis dans le Mercure de France de juillet 1806 : 
« 11 est digne de remarque que celui de nos écrivains 
que la nature a doué de la plus riche imagination, ne se 
permette jamais de rien décrire qu'il ne l'ait vu. Avant de 
peindre les déserts de l'Amérique, les cabanes et les 
mœurs des sauvages, M. de Chateaubriand avait parcouru 
ces déserts, vécu avec ces sauvages, habité leurs cabanes : 
aujourd'hui, occupé d'un ouvrage dans lequel la scène 
sera presque toujours en Grèce, il est parti pour visiter 
ce pay3 de forte et ingénieuse mémoire... » C'était exact, 
et pourtant il est probable ou plutôt il est sûr que» même 
après avoir vuj M. de Chateaubriand, pour la Grèce 
comme pour l'Amérique, consuha beaucoup plus son 
imagination que ses notes ou ses études d'après nature. 
Assouplir, transformer, transfigurer la réalité par la puis- 



250 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

sance de rimaginalion; asservir, diminuer, dégrader 
rimagination sous le joug de la réalité, tel était le procédé 
d'autrefois, et tel est celui d'à présent. Nous n'avons pas 
besoin de dire de quel côté sont nos préférences. 



XVI 



M. ERNEST RENAN* 



28 juin 1863. 
Et d'abord, fixons bien les situations. Dire qu'un 
livre a un grand succès parce qu'il s'en débite, les trois 
premiers jours, dix mille exemplaires, c'est exacte- 
ment comme si Ton disait que telle ou telle pièce de 
théâtre réussit brillamment, parce que la première re- 
présentation attire une affluence extraordinaire. Nous 
avons entendu siffler des comédies ou des drames pour 
lesquels l'empressement était si vif que les billets du pre- 
mier soir se payaient dix fois leur valeur, et nous avons 
vu périr dans l'abandon, le néant et le vide, des livres 
qui, grâce au nom de Tauteur ou à l'intérêt du sujet, 
avaient surexcité au plus haut points quand ils parurent, 
la curiosité publique. M. Renan se fâcherait sans doute, 
^ il n'y a que lés vérités qui offensent, — si on lui disait 
que son ouvrage n'est pas sérieux. Eh bien! le succès 
d'une œuvre sérieuse et savante (le mot n'engage à rien), 

* Vie de Jésus. 



Ib"! DERMÈUES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

ne se fait pas ainsi d'emblée, du soir au matin, avant que 
lesig;norants l'aient feuilletée et que les savants l'aient lue. 
Quant à la vente, c'est différent : on pouvait la prévoir et 
la chiffrer d'avance ; il suffisait de compter la quantité de 
badauds qui seraient alléchés par le titre, d'esprits forts 
enchantés de voir démoHr TÉvangile, et, le dirons-nous? 
d'imaginations fausses, pleurnicheuses, sentimentales, 
vouées à tous les mensonges de roman et de théâtre, 
prêtes à se pâmer d'aise, à s'empanacher d'enthousiasme 
devant ce charmant prophète, ce prédicateur ravissant, ce 
délicieux jeune premier d'un christianisme idéal, qui leur 
permettait de mêler une sorte de religiosité vague et de 
voluptueux mysticisme à leurs souvenirs les phis fascina- 
teurs du cabinet de lecture ou de l'Ambigu. 

Dans trois ou quatre ans, lorsque ce volume si habile- 
ment lancé, si doucereusement recommandé aux âmes 
sensibles, se trouvera dans des conditions ordinaires ; 
lorsque les vrais connaisseurs, les vrais juges auront suc- 
cédé aux curieux de la première heure, aux gourmets de 
littérature et de style, aux ci-devant jansénistes miracu- 
leusement transplantés des allées de Port-Royal dans les 
bosquets d'Amathonte ; quand l'Angleterre et l'Allemagne 
auront passé par là ; quand l'hébreu de M. Renan aura été 
bien et dûment contrôlé à la Monnaie des véritables orien- 
talistes, alors on saura s'il y a succès, si le livre a réelle- 
ment rallié des adhésions et des sympathies significatives, 
s'il mérite de compter dans l'ensemble des connaissances 
ou des découvertes dont s'honore l'humanité; ou bien si, 
mis au monde par une demi -science combinée avec un 
talent d'artiste et un prodigieux orgueil, donnant pour 



M. ERNEST REKAN. 255 

certaines des choses douteuses, pour probables des choses 
chimériques, pour possibles des choses absurdes, ren- 
dant, par ses explications naturelles et raisonnables, beau- 
coup plus difficile à croire ce qu'il dépouille de tout ca- 
ractère surnaturel et divin, il n'a été, en définitive, que le 
caprice d'un jour, la vogue d'une saison, la curiosité à la 
mode entre une exhibition de spectres, une prouesse de 
dompteur et un roman de madame Sand. 

Pour moi, cette alternative m'inquiète assez peu; mais 
je n'ai, par malheur, ni théologie, ni érudition, ni hébreu 
à mettre dans la balance. Je dois même à mes lecteurs un 
aveu. La naïveté et l'humilité ne sont pas, à ce qu'on prétend, 
au nombre des vertus favorites de la littérature et delà cri- 
tique ; j'ai eu pourtant trois semaines de naïveté et d'hu- 
milité vis-à-vis de H. Renan; je me croyais trop ignorant 
pour parler de son livre ! ! ! Qu'on dise encore que les 
écrivains ne sont pas humbles, et que les critiques ne sont 
pas naïfs! 

J'avais tort : tout le [monde a sa place dans une lutte 
qui intéresse l'humanité tout entière ; dans le passé, puis- 
qu'il s'agit de prouver que, depuis dix-huit siècles, elle 
n'adore pas un homme et ne croit pas à des fables ; dans 
le présent, puisqu'il faudrait, si H. Renan avait raison, 
destituer à son profit les quatre évangélistes ; dans l'ave- 
nir, puisque, dans cette hypothèse, le genre humain au- 
rait à chercher d'autres dogmes pour sa foi, une autre 
règle pour ses actions, un autre frein pour ses passions, 
un autre ciel pour ses espérances, un autre aliment pour 
son amour, une autre vie pour son âme. De plus forts, 
de plus savants, de plus autorisés que nous, combattront 

15 



254 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

M. Renan avec des armes trop pesantes pour noire fai- 
blesse. Il nous a semblé qne nous pouvions dire quelques 
mots au nom du simple bon sens. 

Ceux qui admirent bénévolement la nouveauté des 
aperçus de M. Renan, la profondeur de ses recherches, la 
hardiesse de ses déductions, le trésor de ses découvertes; 
ceux qui le saluent comme le Messie de la science mo- 
derne, devraient bien ouvrir avec nous la Revue des Deux 
Mondes du 1" décembre 1838, pages 584 et suiv. Us y 
verraient que rien n'est nouveau sous le soleil en fait d'er- 
reurs, de sophismes et de folies, et que, si Renan est Dieu, 
Strauss et Schleiermacher étaient ses prophètes. Un homme 
qui ne passe pas, que je sache, pour un catholique, ni 
' même pour un chrétien bien fervent, M. Edgar Quinet 
résumait alors dans des pages éloquentes, avec une sorte 
d'effroi, les audacieuses exégèses de ces deux célèbres 
allemands qui avaient au moins pour eux le mérite tl une 
science incontestée, d'une candeur germanique et d'un 
manque complet de charlatanisme. Tout àTheure nous in- 
diquerons les différences qu'imposaient à M. Renan le 
désir de réussir et la nécessité de s'accommoder au goût 
français, moins disposé que l'Allemagne à admettre la né- 
gation absolue et la discussion sèchement scientifique. 
Pour le moment, signalons les analogies. 

« Schleiermacher renonçait à la tradition et à l'appui 
de l'Ancien Testament; c'est ce qu'il appelait rompre avec 
l'ancienne alliance. Plus tard, s'étant fait un Ancien Tes- 
tament sans prophéties, il se fit un Evangile sans mira- 
cles. D — « Le docteur Strauss ne niait pas absolument 
l'existence de Jésus ; il en conservait^ au contraire, une 



M. ERNEST RENAN. 255 

ombre, à savoir qno saint Jean a baptisé Jésus; que Jésiis 
a rassemblé des disciples, qu'à la fin il a succombé à la 
haine des pharisiens... » 

J'abrège, n'ayant Tintenlion ni de copier tout au long 
M. Quinet, ni de me plonger Jusqu'au menton dans les 
eaux troubles de l'érudition allemande. 11 faudrait, pour 
être complet, montrer à quel incroyable excès de contra- 
dictions, d'aberrations et de billevesées l'esprit de sys- 
tème, en dehors de la vérité et de la foi, peut entraîner 
des imaginations puissantes et des têtes trop richement 
meublées. Je ne sais si je me trompe, si je suis dupe du 
lointain, de ce prestige qu'exerce sur mon ignorance la 
science d'oulre-Rhin; mais il me semble que Schleier- 
macher et Strauss, comparés à M. Renan, sont des géants. 
Chez eux, la conviction négative, l'ardeur et la soif du 
vide ont toute la vigueur et toute la sincérité de l'affir- 
mation raisonnée. Us appliquent à l'histoire sainte et à 
TÉvangile les procédés que Niebuhr avait appliqués à 
l'histoire romaine. Ils s'enivrent de leur savoir comme 
des buveurs confiants, qui, dans leur crescendo bsichique, 
s'exaltent à la seconde bouteille, se grisent à la quatrième, 
et, à la dixième, tombent sous la table. La logique, cette 
serva padrona des Allemands > fait pour eux l'efTet de ces 
engrenages qui prennent d'abord la manche, puis le bras, 
puis le corps, et elle ne les lâche qu'après avoir déchiré 
et mis en miettes les derniers lambeaux de leur bon sens. 
Du moins il y a dans ce spectacle quelque chose de gran- 
diose J'allais dire de pathétique. t)upes et victimes d'eux- 
mêmes, éblouis de leurs propres mirages, ces esprits 
supérieurs, aux prises avec leurs rêves comme les person- 



256 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

nages antiques avec la fatalité, poussés en avant par l'er- 
reur qui les force d'être absurdes sous peine d'être 
inconséquents, entraînés par le vertige jusqu'au fond du 
gouffre sans vouloir regarder sur le bord la simple vérité 
qui leur tend la main, toujours de bonne foi dans ces 
évolutions métaphysiques qui les conduisent à une espèce 
de tranquille désespoir, ces grands esprits éveillent en 
nous un sentiment bizarre, où une admiration douiou' 
reuse se mêle à l'épouvante et à la pitié. 

Voyons maintenant les différences : « On a souvent 
demandé, dit M. Edgar Quinet, d'où peut venir l'immense 
retentissement de la Vie de Jésus du docteur Strauss. 
Cette cause n'est point dans le style de l'écrivain. Ce 
langage triste, nu, géométrique, qui pendant quinze 
cents pages (!!) ne se déride pas un moment, ce n'est 
point là la manière d'un amateur de scandales. Quant li 
ses doctrines, il n'est pas, je crois, une de ses proposi- 
tions les plus audacieuses qui n'ait été avancée, soute- 
nue, débattue avant lui. Le prodigieux éclat de cet 
ouvrage vient précisément dé ce que le système nouveau 
s'appuie sur tout ce qui l'a précédé, et son manque d'o- 
riginalité dans les détails est ce qui fait la puissance de 
l'ensemble. » 

Arrêtons-nous à ce passage, et constatons, pourmémoire, 
qu'enl835, époque où parut la première édition de la Vie 
de Jésus du docteur Strauss, les assertions qui remplissent 
ses quinze cents mortelles pages avaient déjà cours, 
depuis longtemps, dans toute rAUemagne. Ainsi donc, 
non-seulement M. Renan n'est pas original, non-seulement 
il est greffé sur Strauss ; mais celui-ci, il y a trente ans. 



M. ERNEST RENAN. 257 

n'inventait rien et se bornait à condenser (tout est rela- 
tif) ce qui se disait et s'écrivait couramment, un quart 
de siècle avant lui, pour réduire les récits de FÉvangile à 
Tétat de mythologie et de symboles. 

Mais M. Renan s'est bien gardé de suivre Jusqu'au 
bout ses savants prédécesseurs. Au fond, son travail est 
le même; car, s'il couvre de fleurs la figure de Jésus, on 
peut dire que c'est pour l'étouffer : il ne lui laisse rien 
ou presque rien, ni son père, ni sa mère, ni Dieu, ni la 
Vierge Marie, ni la naissance à Bethléem (copié de Strauss, 
page 605), ni sa divinité, ni ses miracles, ni l'unité de sa 
doctrine, ni le caractère surnaturel de son apparition 
dans le monde, ni sa résurrection, ni ce qui le rattache 
aux prophéties de TAncien Testament, ni ce qui l'isole de 
toute prédication, religieuse ou philosophique, antérieure 
à la sienne ; il le dépouille de toute auréole céleste et ne 
lui fait l'aumône que de sa couronne d'épines. C'est un 
sage plus séduisant et plus pur que les autres, qui conti- 
nue, en les améliorant, Philon, Hillel, Jésus fils de Sirach, 
et qui n'est pas sans quelque ressemblance avec Çakya- 
Mouni (connais pas, et vous?). Son action et son succès se 
restreignent dans un espace moindre que la plus petite 
de nos circonscriptions électorales, dans quelques bour- 
gades et quelques solitudes de la Gahlée. Une fois en Ju- 
dée et à Jérusalem, il ne réussit plus, il éprouve un M^c^ 
exactement comme un acteur applaudi à Rouen et sifflé à 
Bordeaux, parce qu'il n'est plus sûr de son public et de 
ses planches. Sa prédication, admirable et parfaite d'a- 
bord, s'exagère et se gâte à la fin, s'entremêle de regret- 
tables violences, par suite des résistances et des injustices 



258 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

qu'elle rencontre. C'est, en un mot, un rabbi, le plus 
charmant de tous les rabbis, pas autre chose. 

Je le demande, une fois arrivés à ce point de réduction 
et d'annulation, que m'importent les doucereux hom- 
mages, les épithètcs caressantes et ces descriptions, 
beaucoup trop vantées, de quelques oasis perdues dans 
l'austère grandeur des paysages bibliques? qui ne com- 
prend que tout ici est arrangé pour un effet de surprise 
et de contraste, que ce fond d'églogue sentimentale est 
ajusté au caractère de l'œuvre et aux nouvelles propor- 
tions du personnage, en vertu d'un calcul d'artiste et de 
metteur en scène qui n'a rien de commun avec les préoc- 
cupations sérieuses de l'érudit, du penseur et de l'homme 
convaincu? Relisez la belle page de Chateaubriand, qui 
finit par cette phrase célèbre : « Le désert paraît encore 
« muet de terreur, et l'on dirait qu'il n'a osé rompre le 
« silence, depuis qu'il a entendu la voix de rÉlernel ; » 
— parcourez les Martyrs^ Yltinéraire, et même le 
Voyage en Orient^ de M. de Lamartine; vous arriverez à 
réquation suivante : le sentiment descriptif, dans ces 
ouvrages, est à celui de M. Ernest Renan, dans la Vie de 
Jésus, ce que la Bible et TÉvangile sont à cette idylle 
artificielle, inventée pour servir de cadre, non plus à un 
Dieu fait homme, mais à un homme déguisé en Dieu. 

Franchement, j'aime mieux le symbolisme et les dé- 
ductions absolues de Strauss ; j'aime mieux l'homme qui 
me dit : « L'humanilé a imaginé Jésus parce qu'elle en 
avait besoin: c'est l'imagination des peuples qui, s'eiii" 
parant de quelques traits légendaires et de quelques ré- 
miniscences de l'Ancien Testament, a créé cette figure 



M. ERNEST RENAN. 259 

proposée à Tadoration des siècles : en Tadorant à votre 
tour, vous n'avez pas été abusés par une imposture, 
mais par votre propre création : vous êtes à genoux, 
non pas devant un mensonge» mais devant votre idéal paré 
â tort des insignes de la réalité! » Oui, je Taime mieux 
que celui qui me dit: «Voilà un jeune, homnie char- 
mant, délicieux, le plus aimable des enfants des hommes, 
celui de tous qui a reçu du ciel la portion la plus consi- 
dérable de ridéal divin ; il s'est donné pour le fils de 
Dieu, et il ne Tétait pas; il est descendu aux superche- 
ries et aux subterfuges dont ne sauraient se. passer ceux 
qui prétendent fonder une religion nouvelle et une nou- 
velle doctrine; il a consenti à être représenté par ses dis- 
ciples comme ressuscitant les morts, guérissant les lé- 
preux et les paralytiques, rendant l'ouïe aux sourds et la 
vue aux aveugles. Ceux qui l'avaient le plus approché, 
ceux qui s'étaient imprégnés de son esprit et de sa pa- 
role, ont reçu de lui la mission de falsifier sa vie, de l'en- 
tourer d'une chimérique auréole de merveilleux et de 
surnaturel, de nous raconter à sa guise son apostolat, sa 
naissance, ses miracles, sa mort et sa résurrection, con- 
trouvée comme tout le reste : en un mot, c'est un impos- 
teur, un prestidigitateur, un dupeur des intelligences et 
des âmes ; au demeurant, une nature exquise, un type de 
sagesse et de pureté, un bienfaiteurde l'humanité, un per- 
sonnage dont rien n'égale l'originalité et la grâce idéale, 
et, pour tout dire, un rival heureux de Çakya-Mouni : c'est 
pourquoi je vous conseille de l'honorer et de l'aimer 
comme je l'honore et je l'aime. » 
Il y a dans ce mélange de spoliations graduées, de câ- 



200 DERNIÈRES SBHAINES LITTÉRAIRES. 

lineries féminines et d'hommages dérisoires, quelque 
chose de plus irritant que dans la négation radicale. Je ne 
puis savoir gré à M. Renan, ni d'être resté en deçà du 
docteur Strauss, ni d'avoir emmiellé les bords de ce 
calice amer qu'il présente avec un respect ironique au 
divin Crucifié. Non, ce n'est ni du respect, ni de la 
science, ni de la franchise : c'est du calcul et de l'art. En 
Allemagne, ces audaces métaphysiques et historiques 
peuvent aller jusqu'au bout, parce qu'elles ont leur pu- 
blic spécial et de bonne foi ; elles se maintiennent d'ail- 
leurs dans le domaine de la spéculation et de l'idée pure. 
L'esprit français, essentiellement vulgarisateur, est enclin 
à chercher le sens pratique de ce qu'on lui propose, et ne 
se paye de chimères que quand ces chimères le flattent, 
l'amusent ou l'émeuvent. Si H. Ernest Renan avait nié, 
non-seulement la divinité, mais la personnalité de Jésus- 
Christ, il eût manqué son succès, ce succès qui réside 
surtout dans le contraste de cette destruction réelle avec 
cette sensibilité romanesque, dans la combinaison de 
cette analyse dissolvante avec cette tendresse mignarde. 
11 eût effrayé ou révolté la plupart de ceux ou de celles 
qui l'admirent aujourd'hui et qui l'oublieront demain, 
cetle foule d'imaginations bâtardes, d'esprits faux, bla- 
sés, frivoles, indifférents, à qui il ôte l'ennui de se 
rendre compte à eux-mêmes de leur croyance, de leur 
insouciance ou de leurs doutes, en leur donnant le pls^isir 
de s'intéresser à Jésus comme à un héros de roman. 

Jamais on ne me persuadera que ce soit là l'œuvre et 
la pensée d'un homme désireux de réveiller Tidéal reli- 
gieux dans les âmes, de les ramener à s'occuper sérieu- 



M. ERMEST RENAN. 261 

sèment de cette grande date qui a régénéré le monde. 
Ramener les âmes, à quoi? A s'élever au-dessus de ce 
scepticisme matérialiste qui envahit de plus en plus la 
société moderne? mais vous lui donnez raison en réduiv 
sant aux proportions d'une révolution ordinaire et d'une 
doctrine purement humaine la seule puissance qui le 
condamne et qui soit capable de le dompter dans nos 
faibles cœurs. A étudier, à méditer les leçons de TËvan^ 
gile? mais ces leçons demeurent suspendues dans le vide, 
si les faits sur lesquels elles s'appuient sont des inven- 
tions fabuleuses, si les pages qui les renferment sont une 
série d'interpolations et de mensonges. A vivre en com- 
munauté d'idées et de sentiments avec Jésus, à nous 
pénétrer de sa doctrine, à le porter en nous, comme il 
portait lui-même, à un plus haut degré que les autres 
hommes (c'est H. Renan qui parle,) l'inspiration de son 
Père (au figuré) et de son maître? mais je ne puis m'in- 
cliner devant celui qui a consenti à passer pour Dieu, ne 
Tétant pas ; je ne puis me laisser imposer ni mes idées, 
ni mes sentiments, ni mes devoirs, par un homme en qui 
je ne vois plus qu'un fourbe assez habile pour se faire 
attribuer une mission divine, ou un mystique assez enivré 
pour communiquer son ivresse à un certain nombre de 
disciples, trompeurs ou trompés comme lui. 

Non, ce n'est pas là de la religion ; ce n'est pas même de 
la religiosité ; c'est de la rhétorique. On Ta dit excellem- 
ment : « Les savants allemands ont une telle peur de toute 
apparence de déclamation qui pourrait déranger l'assiette 
de leurs systèmes, qu'ils tombent à cet égard dans un 
défaut tout opposé : les formules sont pour eux ce que la 

15. 



262 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

rhétorique est pour nous : » — La rhétorique, cestbien 
cela ! mais il en existe de plusieurs sortes. A côté de celle 
qui déclame, il y a celle qui cherche à surprendre et à 
séduire en un sujet où il faudrait prouver et convaincre, 
quand on ne veut plus prier et croire : il y a celle qui accu- 
mule adroitement les textes, les notes, les citations mar- 
ginales, les mots empruntés aux langues sémitiques; celle 
qui dit prétentieusement Judas de Kerioth au lieu de 
Judas Iscariole, Marie de Magdala au lien de Marie Made- 
leine, le tout pour jeter de la poudre hébraïque aux yeux 
de notre ignorance et nous accabler sous une érudition 
qui ferait sourire très-probablement le plus mince profes- 
seur d'Heidelberg ou de Tubingue. 

Peut-être, cependant, ce livre produira-t-il sur quelques 
personnes un effet religieux, mais dans un sens que 
M. Ernest Renan n'a ni désirô, ni prévu. A qui s*adresse- 
t-il, en défmitive? A trois grandes catégories d'intelli- 
gences : les fidèles, les incrédules ou sceptiques avec 
toutes les variétés de leurs gradal'ons et de leurs nuances; 
et enfm les hommes légers, tiédi s, mais de bonne foi, 
sans parti pris, dont les croyaiices, demeurées à l'état 
somnolent, ont besoin de secousses pour se produire au 
dehors. Laissons de côté les deux premières de ces trois 
classes : les fidèles, pressés autour de l'autel, peuvent 
être attristés, mais non pas ébranlés par ces équipées de 
la science en fer creux. Quant aux sceptiques, la joie avec 
laquelle ils dégustent ou dévorent (c'est leur mot) cette 
Vie de Jésus^ en dit plus que tout le reste sur la vraie 
portée ou la véritable intention du livre de M. Renan. Ne 
parlons que des derniers. 



H. ERNEST RENAN. 263 

Ceux-là, nous l'espérons, ne pourront résister à une 
évidence qui ressort pour nous de cette lecture. Admet- 
tons pour un moment (très-court) que M. Renan soit un 
grand savant, qu'il ait énergiquement travaillé et à peu 
près réussi à retrouver la vérité défigurée par les légendes 
ou transfigurée par l'imagination des peuples, que son 
livre, en un mot, mérite d'être pris en grande considéra- 
tion : plus de divinité, plus de surnaturel, plus de mira- 
cles,' plus de résurrection, voilà qui est dit. Dés lors, il 
resterait avéré que M. Renan s'est donné une peine énorme 
et a déployé un prodigieux savoir pour établir un ordre 
de faits mille fois* plus incroyables, piille fois plus révol- 
tants pour ma raison que ceux dont il me débarrasse. 
Quoi ! voilà un jeune homme qui passe à pleine quelques 
années sur la terre, dont l'enseignement se renferme dans 
quelques lieues carrées, qui traîne après lui quelques 
disciples des deux sexes, gens simples ou mal famés ; ces 
disciples ont continué son œuvre sans inspiration divine, 
sans autorité surhumaine, au hasard, à l'aide de quel- 
ques paraboles ou de quelques fables recueillies par des 
témoins inexacts ou fascinés, et de cet ensemble réduit à 
rien, de ce je ne sais quoi d'impalpable, tamisé et pulvé- 
risé par l'analyse, serait sortie cette religion qui, depuis 
dix-huit siècles, tient le genre humain enlacé dans ses 
puissantes étreintes ! Sur cette base fragile, qui s'effon- 
drerait sous le pied d'un enfant, se serait fondé le chris- 
tianisme, se serait bâtie l'Église ! Cette goutte d'eau du lac 
de Tibériade, corrompue par le mensonge, aurait suffi 
pour mettre à flots la barque de saint Pierre ! Je le veux 
bien, ou plutôt je ne puis le nier : mais alors laissez-moi 



2G4 DEIINIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

dire que ce fait, accepté et attesté par un Évangéliste en 
retard de dix-huit cents ans, est autrement miraculeux 
que tous les miracles certifiés par les contemporains ou 
les successeurs immédiats de Jésus et de ses apôtres : 
laissez-moi dire que ce prodige, qui s'est continué à tra- 
vers les âges, qui dure encore et qui survivra même a 
votre livre, n'était explicable que par ce surnaturel que 
vous rejetez, et devient, dans votre système, bien plus 
incompréhensible, bien plus inadmissible que l'eau chan- 
gée en vin, la multiplication des pains ou la résurrection 
dé Lazare î Tant de savoir, d'efforts, de recherches, de 
citations, de descriptions et d'hébreu n'aboutissent qu'à 
cela, — à la réduction-Renan d'une figure divine, toisée 
par un professeur au collège de France ; à un extrait 
d'Évangile, clarifié et mis en fiacon pour le plaisir des 
curieux et des loreltes lettrées; à me placer dans l'alter- 
native ou de croire plus fermement que jamais tout ce 
que nie M. Renan, ou d'exiger de ma raison une sacrifice 
plus pénible et plus humiliant que ne me le demandaient 
les vrais Evangiles, les miracles et les mystères ! Franche- 
ment, ce n'est pas la peine. Je dois remercier H. Renan 
et son livre : je me sens plus profondément pénétré, dans 
*e plus intime de mon êlre, de la divinité du christia- 
nisme, depuis que j'ai lu celte œuvre mielleuse, insi- 
nuante et fardée, cette œuvre de faux bonhomme et de 
faux savant, écrite par un échappé de séminaire avec une 
vieille plume de Strauss, retaillée par Gessner. 



.^Vll 



VICTOll HUGO* 



ii juillet 1863. 
I 

Au lieu d'un article de critique, -r- c'est bien mono- 
tone à la lin ! — ne ferais-je pas mieux de rattacher 
aujourd'hui mes souvenirs personnels aux épisodes 
littéraires, retracés par ce témoin, dont Victor Hugo 
pourrait dire : 

La moitié de moi-même a mis l'autre en récits ? 

r.e fait est que ce livre produit une singulière im- 
pression sur tous ceux dont l'imagination s'ouvrait à la 
ie intellectuelle au moment où Fauteur de Hernaniy 
accepté pour chef, même par ses aînés en romantisme, 
livrait ses plus belles batailles. Nous qui ne sommes pas 
les parents et qui ne sommes plus les amis du poète, nous 
que la prose a envahis pendant qu'il parcourait tous les 
degrés de l'échelle poétique, nous qui sommes restés 

* Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. 



266 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

médiocres pendant qu'il restait sublime et passait à Tétat 
de grand-prêtre et de dieu, nous enfin qui sommes au- 
jourd'hui séparés de lui par des océans et des abîmes, il 
nous semble que, si nous avions été chargés de colliger 
ces souvenirs et d'écrire cet ouvrage, nous y aurions mis 
plus de fraîcheur, de jeunesse, d'enthousiasme et de 
poésie. Chose étrange ! pour ces mystérieux trésors, pour 
ces reliques du temps passé, c*est notre mémoire, à nous, 
indifférents ou désabusés, qui était le sanctuaire ; c'est 
le foyer, la maison de l'auteur et du héros qui fait Teffet 
du vulgaire étalage et de la boutique en plein vent. Ce 
qui fut chez nous une chapelle, est devenu un bric-à-brac 
pour les gardiens naturels et légitimes de toutes ces 
richesses. i 

Il y a, dans les Feuilles d'automne, telle page que je ne 
puis relire sans qu'aussitôt des milUers d'imagés loin- 
taines s'éveillent et se lèvent en moi comme des Willis 
arrachées à leur tombe ou plutôt comme ces essaims 
d'abeilles que l'on voit tout à coup sortir du tronc d'un 
arbre mort et y rappeler autour des branches nues le 
mouvement et la vie. 11 y a telle allée du jardin du 
Luxembourg, confidente de mes premières lectures, qui 
m'en dit plus que ces deux gros volumes sur Cromwell^ 
sur les Orientales, sur le Dernier jour d'un condamné. 
Avant donc d'entrer dans les détails, j'exprime un regret 
collectif, qui s'applique non-seulement à cet ouvrage, 
mais à cette manie de nos illustres, obstinés, l'un après 
l'autre, à gâter, soit par eux-mêmes, soit par leurs 
proches écrivant sous leur dictée, les poésies de leur 
jeunesse et de la nôtre, à échanger leur poussière de 



VICTOR HUGO. 267 

diamants contre les gros sous des éditeurs français ou 
belges, et à rejouer à satiété, au bénéfice de leurs vieux 
ans, la comédie, le drame ou l'idylle de leur vingtième 
année. 

11 faut savoir gré à Tauteur de Victor Hugo raconté par 
un témoin de sa vie y de s'être contentée d'écrire une page 
sur sa généalogie, tandis que d'autres, atteints de celte 
même maladie de mémoirisme^ ne nous ont tenus quittes 
qu'après cinq ou six volumes employés au récit de ce qui 
avait précédé leur venue au monde. Il est vrai que le 
nouveau malade va se rattraper un peu plus tard en ne 
nous faisant pas grâce d'une seule des bêtises que 
M. Victor Hugo faisait avant sa naissance^ ou, en d'autres 
termes, des vers et de la prose qu'il écrivait à l'âge des 
déclinaisons et des thèmes; ce qui, soit dit encourant, a 
défrayé cent quatre pages, c'est-à-dire un bon quart du 
premier volume (payé très-cher), et a permis d'étaler sur 
de gigantesques affiches ce drame inédit d'Jwe^ de Castro, 
premier vagissement d'une muse au biberon. N'importe! 
il sied, pour le moment, de rendre justice à celte sobriété 
démocratique : démocratique, ai-je dit? Le mot n'est 
peut-être pas très-bien choisi ; car, dès ces premières 
lignes, j'aperçois une lacune qui me rappelle le vieux 
proverbe : le mieux est V ennemi du bien, et qu'il me suf- 
fira, j'en suis sûr, de signaler pour qu'elle disparaisse 
dans les éditions suivantes. 

L'aimable témoin de la vie de Victor Hugo a soin de 
nommer, parmi ses ascendants qui ont laissé trace, « un 
Pierre-Antoine Hugo, conseiller privé du grand-duc de 
Lorraine, qui épousa la fille du seigneur de Bioncourt; 



268 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

puis Anne-Marie, chanoinesse de Remiremoiït ; Charles 
Louis, abbé d'Etival, évêque de Ptolèmaïde; puis, au 
dix -huitième siècle, Joseph-Antoine, officier, et Michel- 
Pierre, lieutenant -colonel. Voilà des antécédents fort 
aristocratiques. Mais il arrive parfois que le malheur des 
temps amène dans les familles nobles de bizarres 
déchéances : je ne puis expliquer autrement une note 
très-développée que je rencontre à la page 553 de 
VHùtoire de Nancy y par M. Jean Cayon S et dont je laisse, 
bien entendu, la responsabilité à l'historien du chef-lieu 
du département de la Meurthe. 

D'après M. Jean Cayon, et sous cette date — de 1792 
au Consulat, — il y avait à Nancy, pendant la Révolution, 
des fêles civiques, patriarcales, en harmonie avec cette 
époque où Ton professait le culte de la nature, sauf à se 
montrer très-dénaturé. On y distribuait des réqompenses 
et des couronnes aux patriotes les plus zélés. Or, le 
iO floréal an V (ces diables de savants de province 
mettent les points sur les i), un des lauréats fut Joseph 
Hugo, menuisier; et l'historien ajoute : père de neuf 
enfants, dont l'un fut le général Hugo, père de notre 
grand poète Victor Hugo. La menuiserie, depuis maître 
Adam, a prouvé qu'elle n'était pas incompatible avec la 
poésie. Si donc on accepte le texte de M. Jean Cayon que 
nous reproduisons sous toutes réserves, on conviendra 
que, sans faillir à l'orgueil démocratique, l'auteur de 
Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie^ aurait pu 
développer un peu plus le chapitre des ancêtres. 

' Nancy, Cayon-Liébaiilt, libr. -éditeur. 10, rue Stanislas; 1846. 



VICTOR HUGO. Îfl9 

Je passe rapidemenl sur Tépoque impériale : Thisto- 
riographe de M. Hugo a Irouvé moyen d'être tout à la 
fois très-dure pour Napoléon !«', 

Napoléon, soleil dont je suis le Hemnon, 

et très-dénigrante pour la Restauration. Toute politique à 
part, des phrases comme celle-ci (page 255) : « La vieille 
garde suivait, humiliée de faire escorte à ce podagre ra- 
mené par l'étranger, » — me choquent sous cette plume 
dévouée, quand je songe que c'est à « ce podagre » que 
H. Hugo dut de pouvoir épouser la jeune personne qu'il 
aimait et de réaliser, dans toute la fraîcheur et toute la 
grâce de ses vingt ans, cet admirable rêve d'un mariage 
d'amour, qui, plus tard, compta auprès de la jeunesse 
d'alors parmi ses plus puissants prestiges. Le poète reçut 
des pensions ; il fut nommé chevalier de la Légion d'hon- 
neur à vingt-deux ans, distinction fort méritée sans doute, 
même à une époque où les croix d'honneur littéraires se 
prodiguaient moins qu'aujourd'hui, mais qui auraient très- 
bien pu se faire atlendre de la part d'un roi lettré, d'an- 
cien régime, affreusement classique, et entouré de gens 
peu favorables, on doit le croire, à la Chauve-Souris, au 
Vampire, au Cauchemar, à Han d'Islande, épaisses brous- 
sailles d'où s'est dégagé le chêne, mais qui en cachaient 
encore, en 1824, les racines, le tronc et les branches. 

On pourrait supposer^ d'après le livre attribué à Ma- 
dame Victor Hugo, que, dès ce début, le poêle n'eut à 
lutter que contre les arriérés, les encroûtés^ les de- 
meurants de la littérature classique ou impériale (ce qui 
n'est pas tout à fait la même chose). Rien ne serait moins 



270 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

exact : il eut à lutter d'abord contre les hommes dégoût. 
Je trouve , dans mes souvenirs de 1827^ une note d*où il 
ressort que M. Hugo, dans une première édition, avait 
terminé ainsi un vers de sa pièce intitulée le Cauchemar : 

Il lève son corps bleu. 

Ce corps bleu ne tomba pas dans Teau : les Débats s'en 
emparèrent, et Etienne Becquet, l'auteur du célèbre ar- 
ticle : « Malheureuse France ! malheureux roi ! » persifla 
très-spirituellement ce coiys bleu^ qui devint son front 
bleu dans les éditions suivantes. 

De i825 à 1828, M. Victor Hugo passa pour un excen- 
trique à systèmes, rachetant à peine par quelques beautés 
de détail un amas de bizarreries et d énormités* Il n'était 
soutenu que par Charles Nodier et quelques autres écri- 
vains ardemment royalistes. Dans nos collèges, la question 
de préséance ou de préférence s'agitait entre Casimir 
Delavigne et Lamartine ; Victor Hugo restait en dehors, à 
l'état d'inquiétante curiosité. Voici encore une note ex- 
traite de mes cahiers de seconde : « 7 mai 1827; grande 
(( querelle dans la cour de Saint-Louis. Je tenais pour 
« Lamartine Lefébure de Fourcy, pour Delavigne : je 
« lui ai dit que sa préférence promettait un excellent 
<( mathématicien : il m'a répliqué que je serais, toute ma 
a vie, un rêveur et un propre à rien, » — Je crois que les 
deux prédictions se sont également réalisées : je puis au 
moins répondre de lune des deux. 

Ce n'est guère qu'en 1828, un peu après les BaltMes 
et un peu avant les Orientales^ que M. Victor Hugo com- 
mença à être pris au sérieux. Je remarque dans cette 



VICTOR HUGO. 27i 

partie du livre quelques légères erreurs de détail. Talma 
n*a jamais joué dans les Machabées ^d'Alexandre Guiraud : 
les Machabées furent joués, ù TOdéon, par Mademoiselle 
Georges. L'auteur du Léonidas ne s'appelait pas Pichat, 
mais Pichald : sa tragédie n'eut pas un succès froid, 
mais un succès fou, plus politique que littéraire. Talma 
s'était ajusté et avait groupé son monde de manière à 
reproduire, dans une sorte de tableau vivant, les fameuses 
Thermopyles, de Louis David : la pièce , malgré ses ar- 
deurs patriotiques, élait glaciale. On signala, comme une 
innovation heureuse, l'idée qu'avait eue Pichald de rem- 
placer le classique récit final par cet hémistiche : « Ils 
sont tous morts, je meurs î — Dans une autre scène, 
Léonidas disait à Agis : 

Sois content, tu mourras ! 

Et il y avait encore cinq ou six vers à effet, jetés dans le 
même moule funèbre; ce qui avait fait dire aux critiques 
royalistes, que cette tragédie si vantée n'était qu'une con- 
jugaison du verbe rnown'r. Ceci me suggère une remarque 
qui portera cette fois, non plus sur des erreurs de date ou 
de noms propres, mais sur une lacune plus regrettable. 
L'auteur de ce Victor Hugo raconté, etc., etc.» se garde 
bien de nous dire que les libéraux de ce temps-là, et leur 
organe le plus accrédité, le Constitutionnel y se déchaînaient 
sans cesse en invectives furieuses contre le poète novateur, 
contre ce libéral littéraire, qui n'était défendu et loué que 
dans les journaux de la droite. Elle a, par distraction sans 
doute, omis un des épisodes les plus caractéristiques de 
cette lutte et de cette époque. Cet épisode est trop connu * 



272 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

pour que je prétende rapprendre à personne; mais ré- 
mission n'en semblera que plus extraordinaire. On sait 
que ces partisans fanatiques de la liberté pétitionnèrent 
auprès de Charles X, pour qu*il eût à user de la préro- 
gative royale et à interdire, sans autre forme de procès, la 
représentation des drames romantiques. A quoi Charles X 
répondit : « Je n'y puis rien, je n'ai que ma place au 
parterre. » Encore une fois, Tanecdote et le mot sont 
connus de t 't le monde; mais ne valait-il pas mieux une 
redite qu'un jemblant d'injustice ou d'ingratitude? 

En général, ce qui me frappe, dans ce livre, c'est un 
esprit de dénigrement, tantôt manifeste, tantôt déguisé, 
qui justifie laréputation de pince-sans-rire que l'on avait 
fai 3 autrefois à M. Victor Hugo. Tout ce qui n'est pas le 
dieu du temple, l'effigie de la médaille, le socle delà sta- 
tue, a sa part dans cette distribution féminine de coups 
d'épingle . Pas un mot sur la grâce inimitable de Charles X ; 
mais une phrase qu'il eût fallu taire, si elle a vraiment 
été dite : « Il n'y a pour moi que deux poètes, vous et 
Désaugiers. » M. de Hartignac, autre type de gracieuse 
courtoisie, M. de Martignacque ses ennemis eux-mêmes 
appelaient siuive, meïliflu et Sirène^ devient un ministre 
de comédie, à figure froide et hautaine, opposant à 
M. Victor Hugo je ne sais quelle secrète rivalité de 
vaudeviliste habillé en homme d'État. 

M. de Chateaubriand n'est aimable qu'une fois, le jour 
où il se montre à son disciple ébahi dans le costume pri- 
mitif d'un Chaclas avant la lettre, prenant un bain hydro- 
Ihêrapique dans une cuvette grande comme leMeschacébé. 
M. de Lamartine, en 1825, n'était encore pour les indi- 



VICTOR HUGO. 273 

• 1. gènes de Saône-et- Loire que M. Pral; comme si l'auteur 
Q ^. des Méditations pouvait se nommer autrement que La- 
„, martine ! Gomme si ce nom mélodieux ne lui était pas 
I . aussi bien acquis que le nom de Montmorency au premier 
. baron chrétien ! Alfred de Musset, a dont la figure colorée, 
,, I d ovale et un peu chevaline, était bizarre en ce qu'elle 
. « avait, en place de sourcils un cercle sanguin. » (quel 
portrait, et se douterait-on qu'il s'agit de la plus char- 
mante, de la plus poétique figure de cette ép/^que?) Alfred 
de Musset imitait les ivrognes avec une fac ité et une vé- 
rité extraordinaires. — Ainsi de suite. 

Cette faculté de désenchantement s'applique à tout. Qui 
ne se souvient de cette admirable pièce des Feuilles d^au- 
tomne, où l'auteur évoque 

Son père vieux soldat, sa mère Vendéenne 1 

Ce vieux soldat et cette Vendéenne, en qui se person- 
nifie la double origine et aussi la double inspiration du 
poète, perdent à être vus de trop près. Le général Hugo, 
pendant les dernières années, devient presque un étranger 
pour sa femme et pour ses enfants. « Victoc voyait moins 
« que jamais son père, qui, deux on trois fois Tan tout au 
(( plus, venait passer un jour ou deux à Paris. Dans ces 
« rapides passages, le général ne logeait même pas chez 
« sa femme. Ces perpétuelles séparations n'avaient pas 
a été, on le devine, sans relâcher l'union du ménage ; le 
« mari et la femme s'était habitués à vivre l'un sans 
« l'autre, et c'était maintenant la volonté qui les séparait 
« autant que la nécessité. » 

Ici, j'ouvre une parenthèse. Si, comme on l'assure, le 



274 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

livre est de madame Victor Hugo, il faut ajouter que les 
belies-filles ne sont pas toujours justes envers leurs beau- 
père et belle-mère^ G* est ainsi que, dans ce monument 
élevé à la gloire du fils, les statues du père et de la mère 
ont pu être sacrifiées. « Ma mère Vendéenne 1 » — Quelle 
religieuse grandeur dans ces trois iriots ! Et qu'il est triste 
d'apprendre que cette Vendéenne était en même temps 
voltairienne, qu'il lui fut parfaitement égal de se marier à 
la face du ciel et de l'Être suprême, mais en se passant 
de l'Église et du prêtre ! — « Il n'y eut pas de mariage 
« religieux. Les églises étaient fermées dans ce moment, 
« les prêtres enfuis ou cachés ; les jeunes gens ne se don- 
« nèrent pas la peine d'en trouver un. La mariée tenait 
« médiocrement à la bénédiction du curé, et le marié n'y 
« tenait pas du tout. » 

Le ton général de ces page» et de toutes celles où il est 
question du voltairianisme de madame Hugo la mère, 
rappelle les chapitres analogues de madame Sand, dans 
V Histoire de ma vie : c'est la même allure, le même style, 
la même manière, leste et cavsdière, de garder son cha- 
peau, de hausser les épaules, et, au besoin, de fumer une 
cigarette en passant devant le bon Dieu; le même pen- 
chant, irrévérencieux et goguenard, à insister sur l'indiffé- 
rence ou l'irréligion des parents, à s'y complaire, à y re- 
venir comme sur un trait essentiel, un détail delà figure, 
qui complète les ressemblances de famille. Ghe2 l'auteur 
de Mademoiselle la Qtdntinle, rien de plus conséquent et 
de plus logique; rien qui troublât moins Tharmoiiie de 
l'ensemble entre les antécédents, la vie ^ les doctrines et 
les œuvres. Mais, chez M. Hugo et son secrétaire intime^ 



VICTOR HUGO. 275 

« 

il n'en était pas tout à fait de même. Ce passé, qui nous 
avait été présenté d'une certaine façon, que nous avions 
adopté et aimé sous sa forme chevaleresque et religieuse, 
cette poésie des ruines sacrées et des saintes croyances 
qui s'associait pour nous au souvenir de cette adoles- 
cence inspirée, aux joies et aux enthousiasmes de nos pre- 
mières lectures, tout cela semble subir, après coup, un 
démenti, ou plutôt tout cela prend plaisir à se contredire 
et, pour donner aux admirateurs nouveaux une satisfaction 
rétrospective, fait entendre aux anciens qu'on les a mys- 
tifiés. Voilà donc la réalité ! Un vieux soldat qui mange 
sa demi-solde à Blois, loin de sa femme et de ses enfants, 
et qui, à peine veuf, se remarie ; une Vendéenne qui ne va 
pas à la messe et qui se trouve surabondamment mariée 
devant Técharpe tricolore de l'officier municipal ! Fran- 
chement, j'aimais mieux la poésie. Qu'il est triste de nous 
voir, pour la centième fois, dépossédés de cette poésie 
par ceux-là mêmes qui nous l'avaient donnée ! En vérité, 
nos poètes contemporains, arrivés à un certain âge, font 
pis que Saturne et Ugolin : ceux-là ne dévoraient que 
leurs enfants, et ceux-ci se nourrissent à la fois de leurs 
enfants et de leurs parents. 

Evidemment, ce livre où il n'y a pas un mot de respect, 
pas un mouvement de sensibilité pour les Bourbons, pre- 
miers bienfaiteurs de M» Victor Hugo, ce livre qui retrouve 
et publie, parmi les papiers de famille, les lignes suivantes^ 
écrites en 92, quelques jours avant le Temple, quelques 
semaines avant la Conciergerie, quelques mois avant l'é* 
chafaud : a Je fus très*étonné en voyant le roi (Louis XVI) 
« et ne revenais pas de sa marche dodelinante, de son 



S76 DERNIÈRES SEHAINES.LITTÉRAIRES. 

« gros visage coloré d*un rouge basané... la reine, qui 
« pourtant n'avait pas quarante ans, avait les cheveux 
« tout grisonnes. Les sourires qu'elle faisait à ses gardes 
« laissaient voir ses dents, qui étaient en fort mauvais 
« état; elle portait une robe de soie rayée rose et blanc, 
« et sa belle-sœur, madame Elisabeth, grosse joufflue^ 
d en portait une de même étoffe, blanche et bleue. » ~ 
Ce livre, dis-je, outre Tintention de nous charmer, de ra- 
mener la curiosité publique sur M. Victor Hugo, de ré- 
veiller le succès assoupi, de ne pas laisser chômer la gloire 
du poëte, — a trois arriére-pensées : 1^ en finir, une 
fois pour toutes, avec les souvenirs monarchiques, et dé- 
montrer aux frères et amis de 1865 sur quelles bases fra. 
giles reposait le royalisme de Fauteur des Odes de 1824; 
2* renouer, à Taide d'un fil d'Ariane, cette patronne des 
infidèles, les traditions domestiques et les premiers re- 
virements politiques de M. Victor Hugo à quelques péri- 
péties du roman des Misérables^ celle, entre autres, où 
Marins, longtemps bercé de sornettes royalistes, apprend 
tout à coup à apprécier le baron Pohtmercy, son père, et 
lui paye, en un moment, de longs arrérages de respect et 
de tendresse ; 5° récolter un regain de ce riche succès des 
Misérables, qui, dit-on, commençait à se ralentir, et, afin 
d'être plus sûr de son fait et de grossir les volumes, ne 
reculer ni devant l'exhibition de ces poésies enfantines 
et de ce drame de Bébé qu'il faudrait réciter avec des 
lisières, ni devant une tartine de cent pages sur la peine 
de mort, que l'on aurait dû servir sur une rallonge. 

Hais je m'aperçois qu'entrainé par Thabitude, j'ai sin- 
gulièrement dévié de mon point de départ. Voilà que je 



VICTOR HUGO. 277 

fais presque de la critique, moi qui ne voulais qu'appli- 
quer mes propres souvenirs à ceux de V historiographe in- 
time de M. Victor Hugo, comme on applique une feuille de 
papier huilé à un dessin que Ton veut calquer. Heureu- 
sement, si la première édition est épuisée (?), le sujet ne l'est 
pas. Le Théâtre de H. Hugo tient une place énorme dans 
le livre du témoin de sa vie, comme il en a occupé une 
immense, sinon dans ses véritables succès, au moins dans 
ses prétentions les plus superbes, ses progranunes les 
plus fiers et ses plus orageuses batailles. HernanQ.h lui seul 
suffirait à rendre bavard son claqueur du 22 février 1830. 
11 ne m'en faudra donc pas davantage pour défrayer 
une seconde série de ces notes marginales. 



II 



Dès l'âge de vingt-trois ans, M. Victor Hugo commen- 
çait à songer au théâtre avec cette persistance qui le ca- 
ractérise et cette prédilection que les hommes de génie 
ou de talent ont presque toujours pour les genres où ils 
excellent le moins. Celte préférence s'expliquait d'ailleurs 
par deux raisons assez plausibles : un désir de popularité 
que le succès de ses premiers ouvrages ne pouvait entiè- 
rement satisfaire, et une envie fort légitime d'ajouter au 
budget du jeune ménage ces droits d'auteur dramatique 
qui l'emportaient de beaucoup, dès cette époque, sur les 
maigres bénéfices de la poésie et du roman. 

Mais le livre du Témoin de sa vie ne donne pas une idée 
exacte des situations respectives pendant ces années de 

16 



278 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

prélude et de début. Amy Robsart^ dont Victor Hugo ré- 
clama la paternité devant les sifflets du parterre de l'Odéon , 
et le long drame de Cromwellj dont on n'accepta d'abord 
que la préface, n'avaient encore rien décidé en faveur de 
ses aptitudes dramatiques, quand le Théâtre-Français 
(H février 1829), Joua Henri III et sa cotir, de 
M. Alexandre Dumas. Dès lors, non-seulement parmi les 
classiques et les récalcitrants, mais parmi les romantiques 
tièdesefles hommes du métier, le mot d'ordre fut celui-ci : 
dans la nouvelle école, la poésie lyrique appartient à 
H. Victor Hugo, le théâtre à H. Alexandre Dumas. 

Cette impression dura longtemps , si longtemps que, 
dix ans plus tard, lorsque M. Granier de Cassagnac, alors 
romantique effréné, publia dans le Journal des Débats 
deux articles quifirentdu bruit, et où M. Dumas était traité 
de dramaturge inférieur, plagiaire de Schiller, de Walter- 
Scott et de Goethe, le public, connaissant les étroites rela- 
tions d*amitié qui unissaient Tauteur de Hemani au di- 
recteur des Débats, attribua unanimement à M. Hugo Tini- 
tiative de ces articles et leur admission dans ce journal. 

C'est qu'il y avait, pour un chef d'école, enclin à se 
faire la part du lion dans l'ensemble des nouvelles con- 
quêtes, quelque chose d'impatientant à voir sans cesse 
ses succès de théâtre escamotés, mis en question et éclip- 
sés au profit d'un rival dont la valeur poétique et littéraire 
était évidemment bien moindre, mais dont le tempéra- 
ment dramatique, mieux accentué, moins compliqué, 
avait plus de prise sur la foule. Henri III joué un an, 
presque jour pour jour, avant Hemani, et par les mômes 
acteurs, mademoiselle Mars, Firmin, Michelot et Joanny, 



VICTOR IIUGC. 279 

avait eu un succès bien plus éclatant et beaucoup moins 
disputé. En 1831, au moment où les admirateurs de 
M. Hugo annonçaient Manon Deloime comme une mer- 
veille et s'accordaient à prédire un triomphe, Antony^ 
drame brutal, mal fait, ridicule aujourd'hui, mais dû vi* 
braient toutes les passions surexcitées par la révolution 
de juillet, Antony fut le succès de la saison, et il n'en resta 
plus que les miettes pour cette pauvre Marion, qui, re- 
présentée trois mois plus tard, parut froide, longue, dif- 
fuse, et, pour tout dire, ennuyeuse. Ce qu'il y eut d'irri- 
tant pour H. Hugo, c'est que Bocage et madame Dorval, 
admirables dans Antony^ dont la passion échevelée et la 
prose violente s'ajustaient merveilleusement à leur talent 
révolutionnaire, furent médiocres dans Manon Delmme, 
dont la versification savante les gênait horriblement et où 
la note juste leur échappait, dans des alternatives de ly- 
risme et de fantaisie. Enfin, il n'y eut pas jusqu'à cette 
horrible Tour de Nesle, représentée en juin 1852, qui ne 
fit un tort énorme à Lucrèce Borgia^ jouée en février 
1833, parce qu'il y avait entre les deux drames certaines 
analogies, parce que tous deux eurent mademoiselle 
Georges pour interprète, et parce que, une fois descendu 
de ses poétiques hauteurs sur les planches du théâtre po- 
pulaire, M. Hugo perdait tous ses avantages vis-à-vis de 
son heureux émule, mieux doué que lui de cette verve 
communicative qui passionne les masses et étabUt des 
courants magnétiques entre le drame et le public. 

Je cherche vainement dans le Victor Hugo raconté, 
trace de ces souvenirs : ils méritaient pourtant d'y figurer 
à titre de renseignement et d'explication sur ce qu'a tou- 



280 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

jours eu de laborieux et de tourmenté sa fortune drama- 
tique. On aurait tort de penser, et ce livre a tort de lais- 
croire qu'à propos du Théâtre de M. Victor Hugo, il n*y 
eut qu'une question d*école, un partage pur et simple 
entre* les deux camps : d'une part, les ennemis, les ad- 
versaires, les hommes du passé rangés sous la bannière 
du Constitutionnel^ de la tradition et deFAcadémie; de 
l'autre, les esprits dévoués au triomphe des idées nou- 
velles. Les amis les plus fidèles ou les mieux avisés du 
grand poète ne tardèrent pas à se plaindre de le voir trop 
pencher de ce côté-là. Je trouve dans mes notes d'octo- 
bre 1831, quelques semaines après Marion Delorme . 
« Conversation dans le coupé d'une diligence, avec un 
f causeur très-intéressant (j'ai su plus tard que c'était 
« M. Charles Lenormand), vive admiration pour Notre- 
c Dame de Paris y mais grand désappointement au sujet 
4 de Marion Delorme : décidément, me dit mon interlo- 
a cuteur, H. Hugo n'a pas le génie dramatique. » Ce fut 
à l'occasion de Lucrèce Borgia (mars 1855), qu'eut lieu 
la rupture entre Gustave Planche et M. Hugo; rupture où 
le critique, trop rude dans la forme, avait raison dans 
le fond, quand il proclamait la déchéance de M. Hugo, 
tombé du lyrisme dans le mélodrame matérialiste, sans 
avoir accompli les promesses de la préface de CromwelL 
M. Sainte-Beuve, en 1855, rendant compte des Cfiants du 
Crépuscule, au lendemain d'Angelo^ lançait un trait fur- 
tif contre c ces drames que le poète multipKait trop au 
« dire de ses véritables amis, o A cette même époque, 
M. Loëve-Veimar écrivait : « On donnait hier, au Théâtre- 
« Français, un gros drame {Angelo)^ et un petit acte de 



VICTOR HUGO. 281 

f Molière {le Mariage forcé). Nous étions vingt, venus 
« pour Molière, et, à la sortie, nous nous sommes croisés 
« avec douze cents personnes qui arrivaient pour M. Hugo : 
« c'est beaucoup, vingt! » — f Avec Marivaux, ajoutait 
« Gustave Planche, on pouvait dire que Tart se manié- 
I rait : avec M. Hugo, s'il réussissait au théâtre, on de- 
« vrait dire que l'art s'en va. » 

Ces citations que je pourrais multiplier à l'infini, justi- 
fient assez peu, ce me semble, l'immense importance que 
le témoin de la vie de Victor Hugo donne aux divers épi- 
sodes de sa littérature dramatique. Son second volume, 
qui est le plus gros et le plus intéressant, a quatre cent 
quatre-vingt-trois pages : si l'on en retranchait, avec 
celles qui ressassent tout ce que M. Hugo a dit ou écrit 
contre la peine de mort, les détails qui se rattachent à 
ses pièces de théâtre, il ne resterait rien ou presque rien. 
Le témoin ne nous fait grâce ni d'un nom d'acteur de 
troisième ordre, ni d'une querelle de comédienne ou de 
directeur, ni d'un accident de couhsses ou de mise en 
scène : peu s'en faut qu'il ne nous présente le fac simile 
des affiches et le bordereau des recettes. Ce qu'ont dit, 
dans telle circonstance mémorable, M. Frédérick-Lemaître, 
M. Delafosse ou M. Gobert, comment la chute d'un por- 
tant ou la négligence d'un décorateur faillit compro- 
mettre telle ou telle scène, comment M. Hugo lui-môme 
au dernier moment, fut obligé de peindre une toile de 
fond ou de changer la couleur d'une étoffé, comment le 
mauvais vouloir de H. Harel fit tort à la vogue de Marie 
Tudory comment la mauvaise gestion de M. Anténor Joly 
paralysa le succès de Ruy-BlaSy les griefs de madame 

16. 



282 DERNIÈRES. SEMAINES LITTÉRAIRES. 

Dorval contre mademoiselle Mars, les dédains de made- 
moiselle Mars pour madame Dorval, Tespèce de gettor 
turOf qui ne cessa de planer sur le théâtre de H. Hugo, 
tous les ingrédients de la cuisine théâtrale, tout le menu 
de ces festins épicés, mais indigestes, Fauteur de VicUn' 
Hugo raconté détaille tout cela par le plus long , avec 
toutes sortes de minuties, avec un luxe incroyable de 
renseignements matériels et personnels, comme si c* était 
là, en définitive, le principal intérêt de la vie et de l'œu- 
vre de son héros. 

Pendant ce temps, passent des événements intimes, 
inaperçus, mais unis peut-être par des affinités mysté- 
rieuses aux plus éclatantes inspirations du poêle, comme 
ces filets d'eau à peine visibles que Ton découvre dans 
quelque creux de rocher, et qui, alimentés par des sources 
vives, grossis par les pluies du ciel, tamisés à travers les 
flancs de la montagne, se retrouvent plus loin changés en 
torrents ou en fleuves : passent Notre-Dame de Paris et le 
prodigieux travail d'imagination, qui sut évoquer tout un 
monde, tout un siècle autour de l'héroine de pierre : passent 
ces beaux recueils lyriques, la gloire la moins contestée 
de H. Hugo, dont les pièces les plus célèbres auraient pu 
recevoir, sous la plume du témoin de sa vie, une inter- 
prétation familière, anecdotique, affectueuse, — la part 
du cœur et de l'âme dans ces œuvres splendides, où le 
cœur ne parle pas toujours et d'où l'âme est souvent ab- 
sente. Il y aurait eu là, selon nous, un attrait' sérieux et 
délicat, un doux et discret rayonnement du foyer domes- 
tique et de l'émotion journalière sur ce monument plus 
remarquable par la grandeur que par le charme, sur 



VICTOR HUGO. 283 

celte figore à laquelle on a justement reproché de n*ôlre 
pas assez humaine. Ce livre écrit sous le régime de la 
communauté aurait ainsi mieux répondu à son titre et 
mieux assuré son succès qu'en nous rappelant que ma- 
demoiselle Georges portait une robe de velours, que le 
costume de M. Périer était copié d'après le Titien, que 
les caprices de M. Harel sacrifièrent Lucrèce Borgia en 
pleines recettes de 2,500 fr., et qu'au théâtre de la Re- 
naissance un opéra -comique de H. Grisar prévalut sur 
Ruy-Blas, Hais n'est-ce pas là encore un trait de carac- 
tère, une preuve de la prépondérance du théâtre, dubud~ 
gel, du chiffre, de la représentation, jdu détail matériel, 
de la forme, de la couleur et de l'étoffe, dans ce grand 
esprit que l'on voudrait voir absorbé par le culte de 
l'idéal, la poésie des sentiments intimes, les beautés de la 
nature et les mystères du monde invisible? 

En réalité, la carrière dramatique de H. Victor Hugo 
n'eut qu'une grande date, un beau moment, et ce mo- 
ment est aussi celui que des circonstances particuUères 
ont le mieux gravé dans mon souvenir : je veux parler de 
la première représentation de Hemani, 

C i soir-là, H. Hugo, âgé de vingt-huit ans, fut vraiment 
un maître, un chef d'école, un général d'armée, servi 
par des lieutenants et surtout par des conscrits d'une 
incroyable ardeur, d'un dévouement sans bornes, d'une 
bravoure inouïe, — absurdes, intolérants, dupes, aveu- 
gles, fanatiques, puérils peut-être, mais rachetant et re- 
levant tout par la jeunesse, la foi, la passion, l'enlhou- 
siame. Quelle gloire et quelle aubaine, pour un auteur, de 
pouvoir remplacer le vulgaire et machinal olaqueur, 



284 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

instrument passif et souvent maladroit d*un succès dont 
le détail est réglé d'avance chez le marchand de vin, 
par une claque composée de tout ce que la jeune généra- 
tion comptait de plus lettré, de plus distingué, de mieux 
préparé aux luttes de Tintelligence, aux aventures et aux 
conquêtes de la poésie et de Fart ! Le témoin de la vie de 
Victor Hugo rappetisse ce souvenir en nous disant que 
l'auteur de Hemani n'eut recours à ces troupes d'élite 
que parce que le claqueur en chef du Théâtre-Français, 
accoutumé à applaudir Casimir Delavigne, était naturel- 
lement prévenu contre le drame romantique et mal dis- 
posé à le soutenir. C'est faire trop d'honneur aux préoc- 
cupations littéraires de ce brave homme, pas assez au 
mouvement spontané qui nous groupait autour du 
jeune maître, faisait de l'inspiration d'un seul l'œuvre et 
la propriété de tous, et nous désignait à lui comme ses 
premiers spectateurs, ses premiers juges, presque ses 
collaborateurs, seuls dignes de partager ses émotions, de 
conjurer les périls, de vaincre les obstacles et de coopé- 
rer au triomphe. Il y eut là mieux que la mesquine ques- 
tion de savoir si les chevaliers du lustre^ l'oreille encore 
pleine des alexandrins de Delavigne, de Pichald ou d'Ar- 
nauld, feraient bien leur devoir ou leur métier en pré- 
sence de celte hardie tentative : il y eut compHcité, soli- 
darité morale et intellectuelle entre ce poète, à peine plus 
âgé que nous, et ceux qui croyaient en lui, dont la pensée 
s'absorbait dans la sienne, ceux quil animait du feu de 
son génie. y et qui , à l'instar des jeunes soldats de 
Louis XIV, auraient passé le Rhin à la nage, au milieu 
d'une gnéle de balles, pour lui rapporter un succès. 



VICTOR HUGO. 285 

Il y eut comme le geste irrésistible d'un millier de 
bras, appartenant au même corps, obéissant au môme 
cerveau, mis en jeu par l'impulsion d'une môme âme, par 
le battement d'un môme cœur. 

Ces souvenirs, qui au bout de trente-trois ans de désil- 
lusion, ont encore assez de chaleur et de vie pour me 
rendre quelques-unes des belles emphases delà jeunesse, 
ressemblent, dans le livre du témoin ^ à un dîner refroidi 
ou réchauffé. C'est sec, on ne retrouve plus que des os et 
des cartilages. J'ai môme noté quelques inexactitudes de 
détail, que je signale pour mémoire. Nous allâmes prendre 
le mot d'ordre, la veille au soir, rueNotre-Damedes Champs. 
Il y avait, comme à l'Opéra, les chefs d'attaque, les cory- 
phées et les simples figurants. Le lendemain, à une heure de 
i'aprés-midi, une queue formidable se déroulait, non pas, 
comme le dit l'auteur, du côté de la rue Valois, mais du côté 
de la rue Montpensier, à une petite porte qui existe encore, 
près d'une marchande d'oranges. Ces oranges eurent leur 
rôle dans la soirée : l'aimable écrivain nous a quelque peu ca- 
lomniés ou plutôt elle s'esttrompée de date, quand ellea dit 
que nous avions apporté des saucissons à l'ail, du cerve- 
las et du jambon; c'est manquer de justice envers ce pre- 
mier auditoire, qui n'avait pas d'aussi grossiers appétits, 
et qui aurait voulu ne se nourrir que d'ambroisie et ne 
s'abreuver que de nectar, si le nectar et l'ambroisie n'a- 
vaient eu le grand tort d'être classiques. Le fait est que 
nous n'apportâmes que du pain et des oranges ; ache- 
tées à midi et payées 20 c, ces oranges, à six heures du 
soir, valaient 3 fr. Quant à d'autres détails, d'un genre 
encore plus intime, et que la femme d'un poëfe anglais 



886 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

eût certainement élagués comme shockingj je les ai ou- 
bliés et je ne veux pas y croire : nous étions tous, ce 
soir-là, des corps glorieux au service d une œuvre glo- 
rieuse. 

Ce qui fut assez piquant, ce fut le désappointement des 
gens naïfs, de ceux qui, comme les amis de Gil-BIas, ne 
connaissaient pas le langage des oiseaux, et qui s*<=ttaient 
figuré que six heures de queue, dans les conditions ordi- 
naires, leur suffiraient pour entrer. Tout compte fait, il 
en entra quatre au parterre. Aujourd'hui, pour la moindre 
piècie signée d'un nom plus ou moins en vogue, on 
annonce que les bureaux ne seront pas ouverts, et la 
cbb^e senible toute naturelle : mais alors la civilisation en 
matjére théâtrale n'était pas encore aussi avancée, et ces 
gueux de payans, comme nous disions, exhalaient, au 
Qom,jfle leurs compagnons de supplice, une fureur clas- 
sique, que leur imperceptible minorité rendait heureuse- 
ment peu inquiétante. 

, On assurait que les ennemis de l'auteur et de la pièce, 
pour refroidir la représentation, laisseraient vides les 
loges qu'ils avaient louées; mais la curiosité remporta, 
et, avant huit heures, la salle était comble : quelle belle 
salle ! mais aussi, hélas ! quel nécrologe, si j'essayais le 
dénombrement de tout ce qu'il y avait là de célébrités, 
de grandeurs, de titres, de beautés, de promesses et 
d'espérances ! Il n'en était pas des premières représenta- 
lions d'alors comme de celles d'aujourd'hui, où les places 
envahies par le demi-monde et la bohème galante (cliché) 
laissent à peine entrevoir les reines légitimes de l'élégance 
et de l'esprit. Ces femmes-là n'étaient pas encore passées 



VICTOR HUGO. 287 

àFètat de puissances mondaines, el elles se dissimulaient 
je ne sais où. 

Retournons-nous un moment, avant que le rideau se 
lève. La maison du roi occupe les avant-scènes ; la du- . 
chesse de Berri, venue en iemi-incognito, a amené avec 
elle ces femmes charmantes qui composaient le petit 
château et dont Balzac nous a donné les portraits fantas- 
tiques sous le nom des duchesses de Langeais et de Hau- 
frigneuse, de la vicomtesse de Beauséant, des marquises 
d'Espard et de Lislomère. Les ministres, les députés cé- 
lèbres, les pairs de France, Tlnstitut, se pressaient aux 
premières loges, où Ton se montrait l'ambassadeur d'An- 
gleterre et l'ambassadeur d'Autriche, cet aimable comte 
d'Appony, incapable de garder rancune à l'auteur de 
l'Ode à la Colonne. A Torchestre, Charles Nodier, Lamar- 
tine, Casimir Delavigne, Scribe, Cousin, Villemaîn, de 
Vigny, les deux Deschamps, Duvicquet, le pâle précurseur 
de notre éblouissant Janin, Bertin l'aîné, Thiers, Ingres, 
Gérard, Horace Vernet, Gros, le comte de Mornay, 
Adolphe Nourrit, Mérimée, Vitet, Dubois du Globe^ 
MM. de Rémusat, Duchâtel, Duvergier de Hauranne, Mi' 
gnet, les rédacteurs de la Retme française^ Gavé, Ditlmer, 
Théodore Jouffroy, Montalembert,Cazalès, Alexis de Sainl* 
Priest., etc., etc.... Au parterre, Balzac, Alfred de Mus- 
set, Gérard de Nerval, Théophile Gautier, les deux 
Johannot, les deux Devéria, les deux Chenavard, Ziégler, 
Régnier-Destourbet, Delatouche, Louis Boulanger, Paul 
Huet, Saint-Évre, Berlioz, Auguste Barbier, Lerminier, 
Paul Lacroix, Antonin Moine^ Gustave Planche, Jal, le 
sculpteur David, Étex, Préault, Barye, Jehan Duseigneur^ 



288 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

et bien d'autres, qui, depuis, se sont fait un nom... sur 
un tombeau. C'était bien là le parterre de rois promis à 
Talma par Napoléon, lors du congrès d'Erfurth. Seule- 
ment ces rois n'avaient pas dîné, et ils portaient leur 
couronne, non pas sur la tête, mais dans la tête. 

La représentation est d'ailleurs assez exactement ra- 
contée, sauf une injustice à l'égard de mademoiselle 
Mars : mademoiselle Mars ne fut admirable qu'au cin- 
quième acte, mais il y avait à cela une bonne raison ; 
c'est que, dans les quatre premiers, son rôle défiait tous 
les efforts de son talent. Quant aux anecdotes, au feu 
croisé de moqueries entre les deux camps, on en ferait 
un volume : nous inventâmes l'histoire d'un classique 
octogénaire, podagre et sourd, qui, ayant entendu vieil 
as de pique, au lieu de vieillard stupide ! s'était écrié : 
Oh! c'est trop fort! — à quoi son voisin, romantique 
forcené, mais qui avait entendu comme lui vieil as de 
pique! s'était hâté de répliquer : Non, monsieur, c'est 
risqué, mais sublime! — D'autre part, les classiques pré- 
tendaient que nous ne savions pas le français, et qu'aux 
endroits dangereux de la pièce, quand un dissident fai- 
sait mine de rire, nous nous précipitions sur lui, la canne 
à la main ou le poing levé, en criant : « Monsieur, vous 
avez riéll — Heureux temps! heureuses luttes! heu- 
reuses folies ! 

Si j'insiste sur ces souvenirs, que je suis pourtant 
forcé d'abréger, ce n'est pas seulement parce que j'y 
suis ramené par ce mystérieux attrait que gardent 
les belles années pour un homme vieilh et les beaux 
songes pour un homme réveillé : c'est aussi afin de faire 



VICTOR HUGO. 289 

ressortir un contraste dont Tauteur de Victor Hugo ra- 
conté n'a pas soufflé mot. Autant cette milice de Hemani 
fut vaillante» lettrée, élégante, composée de l'élite des 
artistes, des écoles, des gens du monde et de la société 
polie, autant le parterre de l'unique représentation du 
Roi s^amuscy à laquelle j'assistai, fut ignoble, hirsute, 
malpropre, tapageur, recruté dans tous les bas-fonds de 
la démagogie, des ateliers et de la bohème d'alors. C'est 
là que, pendant quatre heures, on hurla la Marseillaise et 
le Ça ira^ que la salle se remplit des immondes débris et 
de l'odeur infecte d'une charcuterie au rabais, et que le 
besoin ou le manque de wate^'-closets se fit généralement 
sentir. Entre l'aristocratie de l'art ou de la société et ces 
hordes effrénées, entre ce public des loges que l'on in- 
sultait et cette cohue de rapins faméhques ou avinés, la 
rupture était évidente. Trois ans, une révolution, le re- 
virement du poète pressé de démocratiser sa gloire, 
avaient suffi à cette gradation ou plutôt à cette dégrada- 
tion inexprimable. Le libéral de 1829 était devenu le ré- 
volutionnaire de 1835; le romantisme passait sous les 
fourches de la démocratie pour arriver au réalisme. 

J'arrête là mes souvenirs : le reste serait trop triste. Ce 
livre sans horizon, sans tendresse, sans style, sanspoésie, 
j'allais dire sans âme, est écrit au point de vue du public du 
Rois^amtise etnon pas du parterre de Hemani. Il s'associe 
et ajoute encore à la phase des mécomptes plutôt qu'à 
celle qui nous a laissé, même en avortant, des traces si 
profondes d'enthousiasme et de sympathie. Encore une 
fois, je n'ai pas voulu le juger, mais je ne crois pas me 
tromper en résumant ainsi mes impressions de lecture : 

i7 



290 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

ces deux volumes gâtent ou déflorent ce dont nous ai- 
mions à nous souvenir ; ils ne nous donnent rien de ce 
que nous aurions voulu y lire, et ils nous rappellent trop 
ce que nous voudrions oublier. 



XVIII 



M. VIENNET* 



26 juillet 1863. 

Victor Hugo a dit un mot cruel, qui a passé pour vrai 
et que Ton a souvent répété : « Voulez-vous avoir raison 
demain? Mourez aujourd'hui. » — M. Viennet, Dieu 
merci ! nous prouve le contraire. S'il était mort jeune, à 
Tâge où ont disparu le Tasse, Raphaël, Mozart, Gilbert, 
André Ghénier, Chatterton, lord Byron, Alfred de Musset, 
il eût assurément laissé la réputation d'un homme de ta- 
lent et d'esprit ; mais il est probable que son poème de la 
Franciade ne serait pas Tévénement littéraire de la sai- 
son, et que le magnanime Francus (mon aïeul et le vôtre) 
dormirait oublié en compagnie des Clovis, des Philippe- 
Auguste, des Pharamond, des Alaric, des Chilpéric, des 
Angus, et même de Ghildebrand, cette victime de Boileau, 
ancêtre de M. Viennet. 

Oui, je crois pouvoir dire, sans paradoxe et sans ma- 
lice, que ce qu'il y a de mieux réussi dans la Franciade, 
ce ne sont pas les beautés éparses dans ces dix chants; 

* Ija Franàade. 



292 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

ce n'est pas une versification presque toujours ferme, 
élégante, ingénieuse et correcte; ce n*est pas l'intérêt 
tout particulier qui s'attache à un sujet national; ce n'est 
pas même le bel épisode du songe de Francus, où toutes 
les grandeurs, toutes les merveilles de la France se dé- 
roulent d'avance aux yeux de ce fils d'Hector, échappé à 
la prise de Troie : c'est l'âge du poète, ce dix-septième 
lustre qu'il vient d'accomplir et dont il se pare avec une 
coquetterie de jeune vieillard, d'autant plus prompt à rap- 
peler ses années qu'il est plus sûr de les faire oublier. 
Donnez à M. Viennet l'âge de tout le monde, de quarante 
à cinquante ans, par exemple. Aussitôt le charme dispa- 
rait, le prestige s'évanouit: le poème n'en est ni plus mau- 
vais, ni meilleur ; il garde toutes ses qualités et tous ses 
défauts; mais les unes sont amoindries, les autres exa- 
gérés par ces odieux critiques qui ne sont jamais con- 
tents, et qu'exaspère cette prétention, insolemment con- 
traire à la consigne, de donner enfin un poème épique à la 
France. La Franciade est discutée, contestée, épluchée, 
déchiquetée par ces féroces amateurs de chair fraîche 
qui n'épargnent que les nonagénaires. Des vers tels que 
ceux-ci : 

J'étouffai mon amour, et me fis un plaisir 
De rompre leur hymen ou de les en punir. 

ou ceux-ci : 

Et chacun au hasard sur les prés d'alentour, 
Va s'épandre oU l'appelle ou Morphée ou l'Amour. 

Des incorrections telles que celle-ci : 

Obéis à ton sort, et peut-être qu'un Jour 
Renàront-ils à tes vœux l'objet de ton amour, 



M; VIENNET. 293 

tout, jusqu'à ce nom d'HUGO-NAiR, infligé par lerancu- 
neux classique à son personnage le plus désagréable, eût 
servi de signal ou de prétexte à ces chicanes ou à ces sar- 
casmes dont le jeune auteur d'Arbogaste (il n'avait alors 
que soixante-cinq ans) a sans doute conservé le sou- 
venir. 

Mais le patiens quia xtemus ne saurait recevoir une 
application plus heureuse que lorsqu'il s'agit d'un im- 
mortel par droit de naissance poétique et par droit de 
conquête académique. M. Viennet a vécu, il a duré, et il 
lui a suffi de durer et de vivre pour voir tomber presque 
tous les autels qui apprenaient à déserter le sien : trois 
ou quatre de ces révolutions, qui enseignent la sagesse 
comme l'oncle de Gil Blas enseignait le latin, sans la sa- 
voir, ont mis à néant les passions politiques qui avaient 
prêté leurs mots d'ordre — ou de désordre •— aux en- 
ragés persécuteurs de cette muse intrépide, obligée de 
recourir aux fables pour faire accueillir quelques véri- 
tés. Trois ou quatre générations littéraires, dont chacune 
s'occupe à détruire ou à dégrader l'œuvre de la gé- 
nération précédente, nous disposent d'autant plus à 
admirer la conviction chez autrui, que nous la sentons 
s'affaiblir en nous-mêmes. Ce vieux et énergique athlète, 
croyant aux dieux, au Parnasse, à Pégase, à Vénus, à 
la guerre de Troie, au merveilleux du paganisme, au 
récit, au songe, à ces épopées de douze mille vers, qui, 
d'après Michaud de spirituelle mémoire, exigeraient six 
mille hommes pour les lire, — ce demeurant des âges 
héroïques nous avait d'abord paru un maniaque, puis 
un phénomène, puis une curiosité digne de tous les 



204 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

empressements et de tous les respects du collectionneur: 
finalement nous Tavons salué comme une exception glo- 
rieuse et digne d'envie, à mesure que les brouillards du 
romantisme laissaient à découvert, en se dissipant, le 
beau fronton du temple grec dont nous avions refusé d*i- 
nonder les portiques. Nous avons compris un peu tard, 
— mais mieux vaut tard que jamais, — que, si la foi trans- 
porte les montagnes, elle est bien capable de créer et de 
faire réussir une épopée. 

Aussi, voyez quel changement de ton, et comme les 
griffes les plus redoutables se font pattes de velours ! 
Comme les lions, les tigres et les ours blancs de la cri- 
tique deviennent caressants et câlins aux pieds de ce 
Grocket épique, de cet Hermann contemporain des 
Atridcs ! Digne successeur d'Orphée, mais à un âge où 
Orphée ne se serait plus retourné pour voir Eurydice, 
H. Viennet attendrit les bêtes féroces sans craindre d'être 
déchiré parles bacchantes. S'il réussit, comme l'espèrent 
bien tous ses lecteurs qui l'admirent et qui l'aiment, à 
dépasser l'âge de Fontenelle, à devenir ultra-centenaire, 
les choses iront encore mieux. Toutes rivalités d'écoles, 
toutes inimitiés de drapeaux, tous souvenirs de nos an- 
ciennes batailles, se seront effacés dans le lointain des 
siècles et les brumes du soir. Les derniers murmures de 
nos séditions littéraires seront morts avec le dernier ne- 
veu du dernier séditieux ; les vagues amoncelées par la 
tempête qu'avaient suscitée les Hugomar de la poésie, s'a- 
paiseront d'elles-mêmes, et, pareilles à des chiens 
fidèles, lécheront les sandales de ce grand prêtre, sem- 
blable à Démodocus et à Chrysês. Nos arrière-petits-fds, 



M. VIENNET. 295 

n'étant pas retenus comme nous par le respect humain, 
la mauvaise honte ou la crainte de se contredire, —trop 
juste pénitence de nos antécédents ! — achèveront Tœuvre 
si heureusement commencée, et ne se lasseront pas de 
joncher de fleurs la route du poète, si longtemps liabitué 
à marcher sur des épines. Plus de contestation, plus 
d'objection, plus de nuage, plus de réticence sournoise 
ou de sous-entendu moqueur ; mais un hommage una- 
nime et une gloire sans reproche acquise à un homme 
sans peur. 

En attendant ces conséquences infaillibles de la vic- 
toire de H. Viennet sur le temps ou de la connivence du 
temps avec M. Viennet, essayons d'analyser en quelques 
lignes le poème de la Frandade^ et ercusez-moi si je 
bronché; car c'est, dans ma trop longue carrière de cri- 
tique, la première fois que j'ai l'intimidant honneur d'a- 
nalyser un poème épique. 

On célèbre à Lutèce la fêle des fleurs, et le poète en 
profite pour peindre avec autant de magnificence que de 
charme le berceau légendaire de sa bonne ville de Paris, 
quand survient un assez mauvais drôle, malicieusement 
nommé Albion, à la tête de hardis pirates à qui il faudra 
faire bien des progrès dans la politique, la marine et le 
droit des gens pour pratiquer un jour le gouvernencient 
parlementaire et gagner la bataille de Trafalgar. ici 
j'ouvre une parenthèse pour rappeler, à l'aide d'im simple 
détail, à quel point M. Viennet est animé de cette foi pro- 
fonde qui fait des miracles, et combien de pensées pa- 
triotiques et généreuses ennoblissent chez lui la fièvre 
poétique. Nous aurions eu la Franciade beaucoup plus 



806 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

tôt, si la lutte acharnée de l'Angleterre et de la France 
n'avait cessé au moment où Napoléon P*^ venait de {termi- 
ner sa dernière bataille et M. Viennet son quatrième 
chant. L'alliance anglaise, après tant de déchirements et 
de malheurs, devenant une des nécessités de Tépoque, 
une des conditions de la paix dont les institutions nou- 
velles avaient besoin pour prospérer et fleurir, le chantre 
de Francus aurait craint de la troubler en publiant ou 
même en continuant son poème : sa partialité bien na- 
turelle en faveur de son héros, aux dépens de cet affreux 
Albion, pouvait amener^de nouvelles catastrophes, enveni- 
mer des blessures encore saignantes, déchaîner de nou- 
veau Tune contre Fautre deux nations rivales à qui il est 
peut-être impossible de s'aimer (l'amour, comme la con- 
fiance, ne se commande pas), mais qui doivent au moins 
s'estimer et se ménager, sous peine de graves périls 
pour l'équilibre européen. On frémit eu songeant com- 
bien les apparences sont trompeuses et que de calamités 
pouvaient produire des hémistiches à l'air innocent. Heu- 
reusement, H. Viennet était bon Français avant d'être bon 
poète. 11 comprit le danger, se condamna au sacrifice, et 
relégua dans les profondeurs de son portefeuille cet Al- 
bion à qui il ne manquait que de montrer son signalement, 
de changer de sexe et de s'accoler Tépithète de perfide, 
pour mettre le feu aux poudres et exaspérer les suscepti- 
bilités nationales. 

Il a fallu bien prés d'un demi-siècle, et une nouvelle 
métamorphose de l'esprit public, pour apaiser, sur ce 
point délicat, les honorables scrupules et les patriotiques 
appréhensions de M. Viennet : quand je vous disais que 



M. VIENNET. 297 

le temps, ce prétendu grand maître, s'est fait Thumble 
serviteur de notre heureux et vaillant poète. Cela est si 
vrai, et ces sages précaution^, cette glorieuse patience, 
ces retards douloureux, mais nécessaires, lui ont si évi- 
demment porté bonheur que, entre ses quatre premiers 
chant et ses six derniers, séparés par cinquante années 
d'intervalle, dans ce poème commencé par un jeune 
homme et achevé par un vieillard, je défie le critique le 
plus vétilleux et le plus revêche de signaler la moindre 
différence; ou plutôt, je me trompe, les six derniers 
chants sont supérieurs aux premiers. Sauf quelques né- 
gligences d*homme pressé et heureux de finir (une joie 
d'enfant, c'est lui qui nous le dit), on y trouve plus de 
vie, de souffle, d'entrain, de verve, de jeunesse; la source 
est plus abondante et plus pure; elle coule d'un jet 
plus facile et plus naturel, où se font moins sentir les 
tuyaux et les mécaniques des eaux de Versailles. Le rêve 
de Francus, qui est assurément le plus beau morceau du 
poème, figure dans cette seconde partie, dans le regain 
de ce merveilleux hiver. J'ai noté çà et là des comparai- 
sons brillantes, des traits excellents, des vers heureux, 
ceux-ci, par exemple : 

Mais cet éclair de joie avait bientôt passé, 
Comme un pâle rayon qu'un soleil éclipsé 
Jette à travers la nue au milieu des orages, 
Et qu'en se renfermant éteignent les nuages. 

Quoi qu'il en soit, Albion arrive, en ennemi et en 
trouble-fête, parmi les habitants de Lutèce : il en résulte 
un combat épique qui coûte la vie au roi Gétorix. Mais 
l'apparition de Francus et de ses braves Troyens change la 

17. 



29S DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

face des événements : Francus et Albion se sont voué une 
haine qui risquerait, si M . Viennet n*y mettait bon ordre, 
de durer encore après trois mille ans. Pour le moment, 
les griefs ne manquent pas : Albion a enlevé la belle 
Hercynie, jeune princesse que Francus allait épouser, et 
il est si mauvais sujet, que Francus, lancé à sa poursuite, 
craint de ne pouvoir plus épouser qu'une veuve. 

Albion est battu comme un Autrichien du Cirque-Olym- 
pique : Francus, salué comme un libérateur parle peuple 
qu'il a sauvé, raconte en deu^ chants son histoire ; his- 
toire très-intéressante qui rattache nos origines aux plus 
harmonieux souvenirs de Vlliade et de Y Enéide, et où 
l'auteur, tout en s'inspirant des traditions du genre, a su 
ne copier personne. Ambigate, fille de Gétorix, sœur de 
Didon, de Cymodocée et de Desdemona, n'a pu écouter 
impunément le récit du beau Francus. La veille, elle eût 
épousé, sans amour, mais sans répugnance, le terrible 
Hugomar. Désormais Hugomar lui est aussi odieux qu'un 
romantique de Hei^nani ou des Orientales a pu être 
odieux à M. Viennet. 

11 s'est trouvé, on le sait, un érudit italien qui a dé- 
montré que les personnages de la Jéimsalem délivrée^ 
Tancrède, Renaud, Armide, Clorinde, Herminie, n'étaient 
que des figures, des allégories symboliques. L'Italie est 
pleine — qui l'ignore? — de commentateurs dantesques, 
qui prouvent que les épisodes de la Divine Comédie ser- 
vent de voiles à des vérités théologiques. Dans un siècle 
ou deux, quand la Franciade aura, elle aussi, des sco- 
liastes, ces esprits amoureux de paradoxe expliqueront, 
j'en suis sûr, ces deux personnages d'Albion et d'Hugomar 



M. YIENNET. 299 

par les deux passions dominantes de M. Viennet : Tamour 
de la France et la haine du romantisme. Ceci posé, je 
continue : 

Hugomar étant patroné par les druides, Ambigate, pour 
lui échapper, prend la fuite et va retrouver son cher 
Francus. Hugomar vole sur ses traces, la saisit par son 
peigne d'écaillé, et menace de la tuer si on fait un pas 
pour la secourir. Le^ procédé est trop brutal, l'amant trop 
détesté et k circonstance trop critique pour qu'Âmbigate, 
l'énergique Gauloise, perde son temps en vains discours : 
elle poignarde Hugomar; voilà qui est fmi; nous n'enten- 
drons plus parler de ce révolutionnaire qui, je le parie- 
rais, déclamait ses déclarations en vers sans césure. Res- 
tent Albion et Hercynie; car Hercynie n'est pas morte, 
coiTinie on s'était hâté de le croire : elle est devenue une 
sorte de magicienne, de mégère, de sorcière, digne deë 
attentions de li9. Michelet : elle poursuit Albion de sa 
haine et Francus de sa jalousie. Au moment où les deux 
chefs ennemis vont en venir aux mains, Hercynie assas- 
sine Albion. Je suis fâché que Francus perde ce beau 
coup d'épée. En général, dans ce poème, Francus me 
semble trop bon, trop conciliant, trop aimable, pas assez 
batailleur. Il tient plus du pius JSneas que du bouillant 
Achille, du téméraire Hector ou d'Ajax le superbe. Si 
M. Viennet ne nous eût averti qu'il a interrompu son 
poème de 1815 à 1860, je serais tenté de croire que son 
héros date des pacifiques années du juste milieu. 

Après la mort d'Albion, il est facile de s'entendre : 
Britto, frère d'Albion, mais sauvé d'une mort certaine 
par le généreux Francus, réconcilie momentanément les 



500 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

deux peuples et tue Hercpie d un coup de flèche. Fran- 
cuse épouse Ambigate; Neptune a dédommagé les pirates 
commandés par Albion, en créant à leur profit une île 
magnifique que je n'ai pas besoin de vous nommer, et qui 
plus tard fera parler d'elle. Le poème fini à la satisfac- 
tion générale, je ne puis m'empêcber de relever ce détail 
singulier féminin : c'est que, dans la Franciade, les 
deux mauvais sujets ont été tués pa[ deux femmes. Bel 
exemple qui, s'il avait fait plus de prosélytes, aurait épar- 
gné bien des malheurs au sexe faible, si vaillamment re- 
présenté par Ambigate et par Hercynie! 

11 est bien entendu que cette sécbe et incomplète ana- 
l yse ne peut donner une juste idée de ce poème : il se 
recommande par des digressions ingénieuses, des tableaux 
gracieux ou saisissants, une facilité et une fermeté de 
versification qui finissent par entraîner le lecteur et con- 
jurer l'ennui. Étant donnés le genre et le sujet, il était 
difficile de faire mieux. A présent, voici mes objections ; 
car je ne dois pas oublier que M. Viennet m'a accepté 
avec une spirituelle bienveillance comme le plus incorri- 
gible de ses contradicteurs, et il vient de se montrer ar- 
tiste trop convaincu, trop passionné, pour ne pas préfé- 
rer une critique sincère à une louange banale. 

Un poème épique, tel que la Franciade, pris dans les 
origines mêmes, plus ou moins fabuleuses (ceci importe 
peu) de la nation française, ne pouvait réussir complète- 
ment qu'au berceau de notre civilisation et de notre 
littérature, si le hasard eût permis que chez nous, comme 
dans l'Italie du douzième siècle, il pût y avoir, au môt»e 
moment, coïncidence et fusion d'une poésie déjà par- 



M. VIENNET. 501 

faite, quoique toute neuve, d'une langue déjà littéraire 
sans être encore travaillée, d'un génie de premier ordre, 
d'un sentiment universel, de mœurs originales, d'une so- 
ciété encore assez voisine de son point de départ pour 
que l'œuvre du poêle ne fût que Texpression individuelle 
d'un grand souvenir collectif, d'une grande émotion na- 
tionale; conditions rares, sans lesquelles le poème épi- 
que, au lieu d'être une chose vivante, arrachée aux en- 
trailles d'un peuple, n*est que le produit artificiel d'une 
imagination plus ou moins brillante ; rencontres presque 
phénoménales dont la rareté explique pourquoi il existe 
si peu de véritables épopées. 

Le sujet de la Franciade offrait un inconvénient dont 
H. Viennet ne me parait pas avoir absolument triomphé. 
Par sa date et le nom de son héros, le poème nous reporte 
en pleine guerre de Troiç, douze cents ans environ avant 
l'ère chrétienne, au moment même de la transition entre 
la phase théogonique et la phase héroïque. Rien de plus 
naturel, par conséquent, que d'y voir figurer le merveil- 
leux païen, Vénus, Jupiter, Neptune, l'Amour, les dieux 
et les déesses de Virgile et d'Homère : et pourtant, grâce 
à une singulière illusion d'optique, il suffit que cette my- 
thologie soit transportée du ciel riant de la Grèce sous le 
ciel sombre de la Gaule et de la Germanie; il suffit que 
le poète nous promène sur les bords de la Seine» dans 
des pays que «'apprête à labourer notre histoire, pour 
que l'imagination cesse de tenir compte de ces douze 
siècles, et annule en un clin d'œil cet intervalle immense. 
Il semble que Francus tende la main à Nérovée ou à Clo- 
vis, que cette France soit déjà celle où Chateaubriand va 



502 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

conduire Eudore, qu*Hercynie et Ambigatc soient contei 
poraines de Velléda. Dès lors, Tappareil mythologiqi 
choque comme une dissonance, une infraction aux h 
de la couleur locale. On dirait que ces divinités grelotU 
sous la pluie qui détrempe les rues de Lutèce, et regr( 
tent les sentiers de TOlympc au milieu des forets dn 
diques. 

Enfin, ces diables de romantiques, surexcités peut-êù 
par quelque perfide Hugomar, ont fait de tels ravag( 
dans la poésie française ; ils ont si hardiment jeté par ^ 
fenêtres son mobilier classique et ses sages draperies; ili 
y ont si impérieusement installé les recherches et le| 
ciselures, les fantaisies et les paillettes de leur corrupliol 
raffinée, qu'à présent qu'ils ont déménagé, on ne pea 
plus s'accoutumer à vivre entre les quatre murailles) 
alors même que Ton a un fauteuil pour s'asseoir : ceà 
toujours, et pour la centième fois, l'histoire du malade 
forcé d'expier ses excès par un régime sévère, et plus 
disposé à en vouloir à son médecin qu'à son cuisinier. 

Voilà, l'en abrégé, mes réserves; elles n'ôtent rien an 
mérite et elles n'ôteront rien au succès de la Franciade, 
Ce poème, qui se termine en réconciliant les compatriote! 
d'Hugomar, les soldats de Francus et les compagnon! 
d'Albion, sera aussi une des dates heureuses de lapai 
sèment et de la réconciliation des partis littéraires de 
vant ce doyen dont la verte vieillesse ddhne de si bon 
exemples et gagne de si périlleuses gageures. Vers 1825 
le Journal des Débats, en annonçant le Philippe-Augusl 
de Parseval-Grandmaison, ajoutait : a La France ne peu 
être insensible au poème épique que l'on vient de lu 



M. VIENNE T. 303 

donner. » En 1841, Théophile Gautier écrivait, à propos 
de la Divifie Epopée d'Alexandre Soumet : « Mieux vaut 
un poème épique manqué qu'un vaudeville réussi. » — 
Plaçons la Franciade entre ces deux souvenirs; tout près 
du premier, si lious voulons être justes; pas trop loin du 
second si nous persistons, jusqu'au dernier moment, à 
mêler un grain de malice à nos respectueuses sympathies. 



LES HOMMES D'ESPRIT CHARGÉS DE RELIQUES* 



XIX 

MM. V. FOURNEL ET ED. FOlJRNIER 



16 août 1863. 

Dieu merci ! toutes les reliques ne sont pas portées 
par des ânes. Notre époque offre même en ce genre un 
spectacle curieux où, comme toujours, un fond de le* 
gique se cache sous des contradictions apparentes. 

Jamais on ne mit plus d'acharnement à démolir, à 
détruire, à faire le vide, à abolir le passé, non-seule- 
ment dans le présent, mais dans le passé même. On 
dirait des gens qui, après s'être défaits d'un ennemi, 
poursuivent encore ses traces sur le sable et s'efforcent 
de supprimer tous les objets où il a laissé son empreinte. 
En même temps, grâce à un secret penchant de noire 
cœur qui aime à ressaisir ce qu'on lui enlève et à garder 
l'image de ce dont il perd la réalité, une foule de connais- 

* Us Spectacles populaires et les Artistes de^ rues, par M. Victor 
Fournel. — Le Roman de Molière, par M. Edouard Foumier. 



MM. V. FOURNEL ET E. FOURNIER. 305 

seurs, d*èrudits, d'archéologues, d'artistes, s'acharnent 
à recueillir en détail ce que Ton détruit en masse, et à 
arrêter au passage, morceau par morceau, chacune de 
ces épaves dont tous ou presque tous ont désiré, accepté 
ou précipité le naufrage. 

Rien de plus respectable, assurément, que ce travail 
de sauvetage ; mais la plupart de ceux qui s'y livrent nous 
font Teffet d'héritiers en deuil occupés à ramasser, dans 
des urnes de différentes grandeurs, des cendres qu'ils 
seraient peut-être très-fâchés de ranimer. Quoi qu'il en 
soit, à voir cette fièvre de restauration d'après coup, de 
curiosité rétrospective et d'exhumations sous des ruines, 
on peut aisément croire que le jour où auront disparu 
sous la sape et le marteau les derniers témoins, en bois 
et en pierre, de ces temps désormais perdus dans les 
brumes lointaines, on en retrouvera toutes les parcelles, 
rangées, classées et étiquetées dans les collections, les 
musées et les livres. Il n'y aura plus une seule fleur ; mais 
il y aura beaucoup d'herbiers. 

C'est un bonheur du moins, quand cette tâche, quel- 
quefois féconde, souvent puérile, tombe entre des mains 
capables d'y apporter le charme et la vie d'une œuvre 
originale et de faire deviner Tartiste dans le travail de 
l'érudit. Au premier rang de ces rares écrivains, habiles 
à nous présenter, sous le jour le plus attrayant et dans le 
cadre le plus hitéraire, leurs recherches ingénieuses ou 
leurs piquantes découvertes, hâtons-nous de placer MM. Vic- 
tor Foumel et Edouard Fournier : il semble que leurs 
noms s'appellent l'un l'autre comme leurs livres : tous ces 
chapitres si amusants du volume de H. Foumel, Farceurs 



306 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

de la me^ Opérateurs, Sots et Enfants sans souci, etc., 
paraissent échelonnés, en guise de hérauts ou de pré- 
curseurs, pour annoncer et préparer Molière, et Ton a déjà 
l'esprit plein du grand homme, quand M. Fournier nous 
présenfe son roman. 

Le roman de Molière! il est triste, et l'on ne saurait 
exprimer sans quelques réserves le mélancolique intérêt 
qu il inspire. Ceci nous amène à indiquer un détail qui 
n est pas étranger à notre sujet. 

Nous parlions tout à l'heure de ce trait caractéristique 
de notre époque : la manie de ramasser dans les dé- 
combres toutes les rognures et toutes les miettes de ce 
que l'on a détruit. Âjoutez-y d'autres tendances : cette fu- 
rie d'analyse qui veut aller au fond de tout; cette avidité 
réaliste qui cherche volontiers la petite bête dans le grand 
homme, enfin cette propension paradoxale à déplacer le 
sentiment du respect, en le prodiguante gauche, pendant 
que nous le refusons adroite, et vous comprendrez quenous 
tombions à tout propos dans deux inconvénients : fouiller 
et refouiller dans le dossier authentique ou apocryphe des 
écrivains célèbres, jusqu'à ce que nous ayons trouvé de 
quoi joindre à leurs grands et beaux ouvrages je ne sais 
quel appoint fait tout au plus pour les compromettre, s'ils 
pouvaient être compromis ; et nous attendrir ou nous ex- 
tasier, en ce qui touche à leur biographie ou à leur 
personne, sur les détails qui méritent le moins d'exciter 
l'attendrissement ou l'extase. 

Molière personnifie à nos yeux, dans la littérature pro- 
fane, la plus grande gloire de la France. Dire que nous 
l'admirons ne serait pas assez. Ses œuvres capitales, 



MM. V. FOURNEL ET E. FOTJRTÎIER. 307 

TaHufe, le Misanthrope, les Femmes savantes^ nous in- 
spirent ce genre d'étonnement sans bornes qu'éveillent 
des difficultés prodigieuses, magistralement surmontées 
sans que ce miracle de Tart coûte rien au naturel le plus 
exquis. Est-ce là tout? Pas encore ; nous apprécions à 
leur juste valeur, dans le caractère et la vie de Molière, 
bien des traits oùse révèle une âme haute, fière, passionnée, 
largement ouverte aux inspirations de la bienfaisance et 
de la bonté. Enfin, étant données les licences inhérentes à 
la profession, les mœurs du temps, cette perpétuelle invi- 
tation au désordre que les comédiens d'alors trouvaient 
dans leur mise au ban de la société régulière, il n'y a pas 
lieu de se montrer bien sévère envers des faiblesses et des 
fautes, cruellement expiées. Que refusons-nous donc à 
Molière? Uniquement Tapotliéose. Au moment où on fait 
de Dieu un homme et où Ton représente les saints comme 
d'honnêtes gens hallucinés, nous ne voyons pas de raison 
pour faire de Molière un dieu ou môme un saint. Entre 
une école exclusive qui a essayé de le traîner aux gémo- 
nies et un groupe de dévots qui Font hissé sur Tautel de 
leur petite église, nous tenons le milieu et nous disons : 
Molière fut un génie incomparable et une âme passionnée, 
que sa situation exceptionnelle induisit en deux sortes de 
tentations ; forcé d'obtenir des sauf-conduits pour ses har- 
diesses et de trahir la vérité pour qu*on lui permît de la dire, 
il écrivit Amphitryon^ qui, pour lui, rima trop richement 
à talion : cédant aux entraînements d'un état où l'on 
pouvait alors se croire tout permis parce qu'on ne comp- 
tait pour rien, il fit de sa vie intime et romanesque un 
vrai pêle-mêle où les amours épisodiques se croisaient 



308 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

et s'enchevêtraient sans cesse avec les attachements plus 
sérieux. Dès lors, comment voulez-vous que je le plaigne- 
On a d'avance perdu le droit de se plaindre et d'être 
plaint, quand on recueille ce que Ton a semé, et Molière 
avait passé sa vie à semer, soit dans sa comédie publique, 
soit dans son roman personnel, toutes les mauvaises 
herbes qui infestèrent son ménage. 

N'insistons pas trop, mais ne faiblissons pas; ne 
laissons pas croire que la morale a deux poids et deux 
mesures, selon qu'on apporte dans la balance dix chefs- 
d'œuvre ou le bulletin obscur d'une vie silencieuse et 
inutile : tous les genres de gloire et de grandeur ayant un 
côté où ils penchent, où ils risquent constamment de 
tomber, il faudrait, du même coup, non-seulement am- 
nistier, mais glorifier le souverain qui décime une popu- 
lation ou dépeuple une ville sous prétexte qu'il est tout- 
puissant, le conquérant qui usurpe des provinces sous 
prétexte qu'il a gagné des batailles, le général qui pro- 
digue à flots le sang de ses soldats parce que son plan stra- 
tégique l'exige, l'artiste qui transporte dans ses habitudes le 
culte de la matière et de la chair, parce que la statuaire 
ou la peinture vivent de chair et de matière, etc., etc.. 
— Restons dans le vrai ; les grands hommes n'y per- 
dront rien, et Molière moins que tout autre. Tout compte 
réglé, il demeurera prouvé que l'immense majorité fait 
pire que lui, sans avoir écrit Tartufe et le Misanthrope, 

C'est par là que pèche, selon moi, le livre, si intéres- 
sant d'ailleurs, de H. Edouard Fournier : j'aurais voulu 
que, sans rien lâcher ni de son admiration pour son 
poëte, ni de ses douloureuses sympathies pour des cha- 



MM. V. FOURNEL ET E. FOURNIER. 300 

grins de cœur toujours plus navrants dans une âme 
illustre que dans une nature vulgaire, il indiquât ce qu'il 
y a eu de trop explicable et de trop natt^rel dans les in- 
fortunes conjugales du mari d'Armande Béjard, méritées, 
avant d*ètre subies, par Tamant de Madeleine : un 
mot, un trait de plume, rien de plus; une fiche de con- 
solation pour cette pauvre vertu, à qui ne suffisent pas 
toujours les jetons de présence académique ; ce qu'il fal- 
lait pour prouver qve les spirituels courtisans de Holiére 
ne sont pas tout à fait aussi aveuglés que les courtisans 
de Louis XIV par les rayons de leur Roi-Soleil. 

Une fois cette réserve faite, nous n'avons plus que du 
bien à dire de ce joli volume, petite chapelle d'un grand 
temple où il est plus facile d allumer beaucoup de cierges 
que d'apporter en offrande une bonne comédie. Rien de 
plus amusant que l'épisode de Molière et le Procès du pain 
moUetj auquel il n'a manqué que de se rencontrer sur 
les pas de Boileau échauffé par le combat des chanoines 
pour donner un pendant au Lutrin, En outre, ce chapitre 
m'explique pourquoi une des vieilles rues du quartier du 
palais de Justice s'appelle ou s'appelait — car, à force de 
se perfectionner, tout le vieux Paris sera bientôt kV impar- 
fait — la rue Jean-Pain-Mollet ; ce que je n'avais jamais 
pu comprendre. Il n'est pas moins curieux et instructif de 
comparer, d'après le journal de La Grange, ingénieuse- 
ment compulsé par H. Edouard Fournier, les finances, les 
bénéfices et le train de maison de HoUère au budget des 
auteurs dramatiques d'aujourd'hui. Ainsi le Misanthrope 
a rapporté à peine deux mille livres, la cinquantième ou 
soixantième partie de ce que le Duc Job a trouvé sous 



MO DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

son fumier à Taide du plumeau do M. Laya. C'était, on le 
voit, Tenfance de Tart dans ses rapports avec l'arithmé- 
tique. Nous avons fait, depuis 1663, bien des progrès dans 
ce sens-là. C'est dommage que nous soyons obligés d'in- 
scrire sur le registre de nos modernes La Grange, à la 
colonne des chefs-d'œuvre, tant de zéros à côté de tant 
de chiffres. 

Et pourtant à tout seigneur tout honneur. Dans ce 
monde bariolé qui va des tréteaux de Turlupin aux mer- 
Veilles du Misanthrope, Molière fut encore le mieux or- 
donné et le plus riche. On sent, chez lui, non-seulement 
un art parvenu à son apogée et qui, après lui, ne pouvait 
plus que décroître, mais une heureuse tentative pour ré- 
gulariser et organiser ce qui n'avait été jusque-là qu'une 
sorte de chaos abandonné à tous les caprices de la fan- 
taisie, de la bohème et du hasard. Avant d'arriver au 
premier degré de cette échelle dont M. d'Ennery, mil- 
lionnaire ceint de l'écharpe municipale, marque le point 
culminant, que de gradations, de transitions, de 
divagations bizarres, bouffonnes, extravagantes, falotes, 
saugrenues, pailletées, déguenillées, phénoménales, plai- 
santés, lamentables, ébouriffantes, ébouriiîées ! C'est ici 
que se présente M. Victor Fournel avec son livre sur 
les Spectacles populaires et les Artistes des rues. Vous 
venez de voir l'aigle, Molière! Là vous voyez l'œuf; œuf 
couvé par toutes sortes d'oiseaux fantastiques^ de tous 
les plumages et de tous les ramages ; hérons échassés sur 
leurs longues pattes, cormorans pansus, oisons babillards, 
perroquets bavards, pinsons, étourneaux et pies borgnes, 
hirondelles frileuses, moineaux libertins, ramiers amou- 



MM. V. FOURNEL ET E. FOURNIER. 311 

reux, pierrots, paillasses, opérateurs, jongIeurs,trouveurs, 
charlatans, saltimbanques, arracheurs de dents, géants, 
nains, monstres, toutes les variétés de la comédie primi- 
tive et de la comédie populaire s'agitant autour de ces 
points de repère où se résumaient l'âme, l'esprit, la vie, 
la gaieté du vieux Paris; les Halles, le Palais, le Louvre, 
le pont Neuf et la foire Saint-Germain. 

Vous avez cent fois entendu parler de cet artiste qui, 
sur une même page, avait trouvé moyen d'exprimer la 
décroissance du type de beauté, depuis TÂpoUon jusqu'à 
la grenouille en passant par le singe : c'est une opération 
contraire que vous ferez dans cet agréable voyage à 
travers les plaisirs du Parisien d'il y a trois ou quatre cents 
ans et les pages du livre de M. Victor Fournel. Vous irez, 
en pleine rue, sous le soleil et la pluie, — mais cette pluie 
n'est pas ennuyeuse,^— des premiers essais des clercs de 
la bazoche, des enfants sans souci et des farceurs au gros 
sel, jusqu'au seuil de la civilisation la plus exquise qui ait 
poli les mœurs et du théâtre le plus admirable qui les ait 
corrigées en riant. Cette espèce d'incubation, en plein 
vent, de la Comédie française, suffirait à donner une sa- 
veur toute particulière au livre de H. Victor Fournel. On 
croit voir une de ces kermesses où les peintres flamands 
entassent un si appétissant fouillis de figures rubicondes, 
de poitrines débraillées, de nez rouges, de venlres opu- 
lents, de grosses commères, de tables plantureuses, de 
cruches titubantes, de jupes retroussées et de jarretières 
écarlates. 

Quel mouvement, quel jeu de lumières et de couleurs^ 
quelle vie grossière, mais débordante, autour de cette 



312 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

iiiimense chaudière où des personnages tantôt aiTamés, 
tantôt avinés, font bouillir, pour la plus grande joie du 
populaire, toutes ces fortes épices de Tesprit des rues et 
de la gouaillerie parisienne, toutes ces larges brassées de 
sel gaulois, qui seront un jour notre littérature drama- 
tique! Rien n y inanque, ni la cause grasse, si chère à la 
bazoche, à la bourgeoisie de Paris et même aux graves 
magistrats, la cause grasse où Thémis en goguette couvrait 
de son bonnet carré un tas de facéties dignes d'amuser 
Gargantua et d'enrichir M. Domange ; ni tous ces types 
si caractéristiques et si tranchés, la Mère Sotte, Ângoule- 
vent, Gringore, et les marchands d'orviétan, et le mire, 
et le diseur de bonne aventure, et le jongleur, et le mé- 
nestrel, et le triacleur, et le spagyrique, et le Marocain, et 
le pitre; tous portant des costumes pittoresques, des 
physionomies spéciales, parlant une langue ruisselante 
d'images, traînés par des animaux apocalyptiques, mar- 
chant avec un cortège d'acolytes, un bagage d'instruments 
et d'outils de toutes les formes, bûchant sur d'insolites 
véhicules les compères chargés de leur donner la réplique, 
d'ameuter la foule, de vanter leur onguent et leurs élixirs, 
de subir une grêle de calembredaines et de coups de 
pieds, de jouer cette comédie de l'annonce, de la ré- 
clame, du trombone et du boniment, qui ne se joue 
presque plus aujourd'hui qu'à la quatrième page des 
journaux : inutile d'ajouter qu'il n'en reste rien pour les 
trois autres. 

Peu à peu, de ce Pandémonium picaresque où règne 
en servante-maîtresse la curiosité populaire, se dégage 
l'élément dramatique, qui finira par absorber ou expulser 



HM. V. FOURNEL ET E. FOURMIER. 313 

tout le reste. Déjà, sur ces chars de triomphe et de pa- 
rade où se débitent de si merveilleux spécifiques, voici 
des dialogues, des scènes, un feu croisé de questions 
plaisantes et de reparties bouffonnes, une avalanche de 
quolibets et de calembours, d'énormités salées et poivrées, 
qui tombent comme la manne du désert sur le bon peuple 
de Paris. Les célébrités du genre, Barry, Caretti, Croc- 
quesoUe, Digby, l'Orviétan, Mondor surtout et son com- 
pagnon Tabarin, se rattachent par maint endroit à la litté- 
rature et au théâtre ; ils rivalisent avec leurs pitres de 
verve et d'éloquence. Dans ce fatras, quelques traits co- 
miques n'attendent plus qu'une main leste, habile à pren- 
dre son bien partout où elle le trouvera. Au milieu de 
cette masse compacte de badauds, ébahis et ahuris devant 
les prodiges de la farce, il y a des filous de toutes sortes, 
qui excellent à vider les poches du bourgeois accaparé 
par la faconde de Mondor ou de Tabarin. Voyez-vous cir- 
culer dans les groupes ce jeune homme au front large et 
pâle, à l'œil observateuretprofond, aux lèvres contractées 
par un fin sourire, au visage étincelant de génie? C'est 
un voleur aussi, un voleur d'idées, ou plutôt c'est un 
alchimiste immortel, qui ramasse ç^ et là dans la boue 
quelques grains de poudre d or, et qui en fera sa comédie, 
— la comédie de Molière. 

Encore un pas : de Tabarin à Gaulthier-Garguille, son 
contemporain et son gendre, c'est à peine si un regard 
superficiel peut saisir la différence : elle existe pourtant. 
Tabarin n'est qu'une informe ébauche de comédie mise 
au service d'un opérateur ou d'un charlatan, servant 
d'humble accessoire à un débit de drogues ou de spéci- 

18 



314 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

flques. Gaulthier-Garguille, Gros-Guillaume et Turlupin 
sont déjà des acteurs et des personnages comiques : ils 
tendent une main aux Crispin, aux Mascarille, aux Sgana- 
relle, aux Scapin, aux Gros-René qui vont s'installer en 
plein Théâtre-Français, l'autre à cette lignée de farceurs, 
Scaramouche, Jean Farine, Bruscambille, Guillot-Gorju, 
Gringalet, Goguelu, Taconnet, Bobèche, Galimafré, Vo- 
lange, qui vont aboutir et se perdre dans nos petits théâ- 
tres où peut-être on trouverait encore leurs traditions et 
leurs traces. 

On le voit, c*est là le point de contact et de transition : 
la farce et la parade d'une part, la comédie, de l'autre, 
s'attirent, se touchent un moment, puis se séparent; Tune, 
arrivée à cet instant.suprême où tout conspire à la perfec- 
tion d'un genre, pourvu qu'un homme de génie s'en mêle, 
va écrire ses chefs-d'œuvre ; les autres poursuivent leur 
aventureuse destinée, tantôt côtoyant le théâtre, tantôt 
retombant dans le ruisseau, pliant ou dépliant leur lente 
pour obéir aux déplacements dé la civilisation et de la 
vie parisienne, ayant des haut et des bas, des jours 
gras et des jours faméliques, et parfois se faisant 
regretter, à mesure que la comédie moderne devient 
plus froide, plus guindée, plus pâle, plus fausse et plus 
fade. 

Je n'ai pas dit la moitié du bien que je pense du livre 
de M. Victor Fournel et je n'ai fait ressortir qu'une très* 
faible partie de son mérite; il faut le lire : peu de lec- 
tures sont plus attachantes^ plus variées, plus pittoresques^ 
plus piquantes, plus instructives, plus vivantes. Ce défilé 
de l'ancien Paris donne à réfléchir en présence du nou' 



Mil. V. FOURNEL ET E. FOURNIER. 315 

veau. Je ne voudrais, à Dieu ne plaise ! ni médire de 
mon temps, ni contester nos progrès,, ni calomnier nos 
conquêtes ;. mais il me semble que ce Paris-là devait 
être beaucoup plus gai que le nôtre ; les rues étaient un 
peu étroites, les ruelles un peu tortueuses, les maisons un 
peu noires, les ruisseaux un peu sales, le pavé un peu dur, 
l'éclairage un peu borgne : mais quelle expansion de vie, 
de force, de jeunesse et de joie ! Que de mouvement et 
d^entrain ! Comme ces mœurs étaient plus en relief et en 
saillie, mieux accentuées et caractérisées que les mœurs 
modernes ! Quelle carrure dans ces physionomies popu- 
laires, qui semblaient d'avance taillées tout exprès pour 
s'assimiler les bonnes grosses farces des Tabarin et des 
Turlupin ! comme ces traits vigoureusement prononcés 
se prêtaient bien à l'interprétation bouffonne et comique! 
Sous ce régime de corporations et de confréries, comme 
l'individu était appuyé, soutenu, en possession de cette 
sécurité qui donne carrière à toutes les libertés de la fan- 
taisie en belle humeur, certain de faire partie essentielle 
d'un tout, d'un ensemble, au lieu de se sentir isolé, réduit 
à ses propres forces, condamné à la loi rigide et triste du 
chacun pour soi par le nivellement et le déclassement dé- 
mocratique ! Le bourgeois de Paris, spirituel, observa- 
teur, curieux et flâneur, avait alors plus de jouissances 
qu'aujourd'hui. Toutefois, les compensations ne lui 
manquent pas absolument : il a, par exemple, les exposi- 
tions de peinture, vulgairement nommées Salons. Je con- 
nais un bourgeois de Paris qui y a trouvé l'occasion d'en 
rapporter des pages pleines d'esprit, de justesse, de ma- 
lice et de goût ; ce bourgeois, M. Victor Fournel ne le 



316 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

connaît peut-être pas, mais ils seraient dignes de faire 
connaissance ^ 

* Sous le pseudonyme de un Bourgeois de Paris ^ M. Victor Foume 
Tenait de publier de charmants articles sur le Salon de 1863. 



XX 



M. DE RENUSSON' 



'23 août 1863. ' 
Un jeune homme du monde, et du meilleur monde, re- 
nonçant aux plaisirs de son âge, ne s*occupant que médio- 
crement du triomphe de la Toixques et de Stradellaf pre- 
nant bravement une plume, non pas pour écrire un roman 
ou un vaudeville, mais pour discuter, dans un volume de 
quatre cents pages, les plus graves problèmes dès temps 
modernes et de la destinée humaine, c'est là un trop rare 
spectacle, une trop noble exception, pour ne pas intéres- 
ser à la fois et désarmer la critique, même en suppo- 
sant que cette courageuse entreprise n'eût réussi qu'à 
moitié. 

G*est à monseigneur Donnet, cardinal-archevêque de 
Bordeaux, que M. Renusson a adressé son livre; ce sont 
les encouragements de Taimable prélat qui Font engagé à 
mener jusqu'au bout sa périlleuse tentative. Cette recom- 
mandation pourrait suffire ; il n'en faut pas davantage 

< Le ChrUtiattUme et le Suffrage universel. 

18. 



318 DERI9IËRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

pour nous indiquer dans quel esprit cette œuvre est con- 
çue, avec quel heureux mélange de rectitude et de dou- 
ceur le jeune écrivain a pris parti pour le christianisme 
et Ta chargé de résoudre toutes les questions difficiles 
ou brûlantes, soulevées par les nouvelles institutions et 
les doctrines nouvelles. 

Écrit et publié avant Tapparition du livre de M. Ernest 
Hanan, Touvrage de H. de Kenusson en renfermait, pour 
ainsi dire, le pressentiment et lui emprunte un surcroît 
d'à-propos. c Les antithéistes, nous dit-il. (page 75), ont 
déclaré Jésus un homme incomparable^ sans cependant 
pouvoir rien trouver pour mesurer sa stature. Il importe 
de savoir qui a tort ou raison. Après ce que nous avons 
dit, il est facile d'éclairer le débat, de résoudre logique- 
inent une question si débattue de Tautre côté du Rhin, 
depuis surtout les fameux travaux du docteur Strauss. Si 
la justice ne nous peut arriver que par la révélation, il est 
hors de doute que la créature qui a connu assez certaine- 
ment les secrets du ciel pour opérer Fimmense et salutaire 
révolution qu elle a faite, ne saurait avoir été un être or- 
dinaire, que cet être porte évidemment au front l'em- 
preinte indubitable de la divinité : et d'ailleurs, si c'était 
rhomme qui fût chargé de faire la lui morale, com- 
ment expUquer cette continuelle et invincible révolte du 
législateur contre la loi? » Il semble que ces lignes aient 
été écrites, non pas la veille, mais le lendemain dé la pu- 
blication de la Vie de Jésus, et, malgré cette légère diffé- 
rence de dates, H. de Renusson peut réclamer l'honneur 
de prendre rang parmi les laïques associés à nos plus 
illustres évèques, à nos religieux les plus éloquents dans 



M. DE REI9USS0N. 519 

cet ensemble de réparations et de protestations contre le 
livre de H. Renan. 

Abordons maintenant le plan adopté par H. de Renus- 
son, et, ensuivant ses contours un peu capricieux, n'ou- 
blions pas que, sous notre plume, la discussion philoso- 
phique doit garder une physionomie littéraire. 

Ballanche, au sortir d'une lecture de la Cité des Hom- 
mes, de notre pauvre Adolphe Dumas, comparait ce poème 
à une forêt vierge à laquelle on aurait mis le feu, et d*où 
s'échapperaient toutes sortes de bêtes, féroces ou pacifi- 
ques, réunies un moment par la stupeur et l'épouvante. De 
magnifiques éclairs sillonneraient des nuages de fumée ; 
des arbres géants, hêtres, chênes et sycomores, élève- 
raient leurs têtes séculaires au-dessus du foyer de Tin- 
cendie; d'immenses lianes, enroulées autour des branches, 
s'écrouleraient avec des crépitations sinistres dans le 
foraiidable cratère, ou secoueraient au vent leurs cheve- 
lures enflammées ; des millions d'étincelles jailliraient 
dans l'espace, pendant que les pas tremblants du voya- 
geur gUsseraient sur la cendre encore chaude et se 
heurteraient à des entassements de feuillages et de dé- 
bris. Tout au plus, à travers ces voiles opaques, déchirées 
de fauves lueurs, serail-il possible d'entrevoir quelques 
étoiles dans un fond de sombre azur, comme une image 
d'espérance au milieu de la désolation et du chaos. 

Nous avouerons tout d'abord à H. de Renusson que 
plusieurs chapitres de son livre nous ont causé une 
impression analogue à celle que Ballanche essayait de 
dépeindre d'après l'épopée humanitaire d'Adolphe Du- 
mas. L'imagination, TinteUigence et la mémoire de 



S80 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

l'auteur du Christianisme et du Suffrage universel sont 
trop riches, trop touffues» trop exubérantes : la critique 
aurait besoin de se faire précéder dans son ouvrage par 
une compagnie de sapeurs ou par quelques-uns de ces 
hardis pionniers de Gooper, dont la hache opérait de 
vastes éclaircies dans les forêts américaines. Il y a, dans 
les raisonnements, dans le style, dans les citations de 
H. de Renusson, des effets de miroitement qui éblouis- 
sent, une variété d'évolutions qui fatigue, un luxe qui 
étonne, des rapprochements de mots, d'idées, de per- 
sonnes, de noms propres, qui compromettent parfois la 
gravité de ses raisonnements et le feraient volontiers ran- 
ger parmi les fantaisistes, si l'on pouvait se méprendre 
sur le but sérieux de son œuvre. Proudhon, saint Augus- 
tin, Alfred de Musset, Eugène Sue, Lacordaire, Béranger, 
Lermontoff, H. Feydeau, Ozanam, Scribe, Louis Veuillot, 
Paul de Kock, le duc Decazes, se rencontrent et se heur- 
tent dans son volume comme dans un salon de prince 
étranger ou de banquier allemand où seraient indifférem- 
ment invités des personnages habitués à* ne pas se saluer 
dans la rue. 

Au moment où Ton suit avec un intérêt sympathique 
une série de pensées graves, d'un fissu ferme et brillant, 
d'une portée haute et large, déduites avec une sincérité 
souvent éloquente, on est subitement arrêté par une bi- 
zarrerie d'expression, un pêle-mêle de majuscules qui 
vous fait tomber à la renverse. J'en citerai, sans trop 
appuyer, quelques exemples. Dans une exposition d'ail- 
leurs fort remarquable, M. de Renusson esquisse à grands 
traits l'état de la société moderne; ce malaise général 



M. DE RENUSSON. 521 

qui se traduit, chez les âmes élevées, par une recherche 
inquiète de la vérité, chez les âmes vulgaires par l'ado- 
ration du succès, des intérêts matériels et des jouissan- 
ces sensuelles ; ce désarroi des consciences qui, faute de 
pouvoir se rattacher à des principes soUdes, à des croyan- 
ces éclairées d'une lumière divine, se laissent choir dans 
un scepticisme commode, s'abandonnent à tous les ca- 
prices; — très bien! mais il sgoule : « Qu'y a-t-il donc 
de mieux à faire qu'à répéter avec le spirituel auteur de la 
Reine de Chypre. 

Tout n'est en ce bas monde 
Qu'un jeu, qu'un jeu I 

C'est la première fois, nous le croyons, qu'un vers d'o- 
péra, exprimant la philosophie de H. Scribe avec accom- 
pagnement de trombones, aura eu l'honneur de figurer, 
à titre de document, dans une œuvre où se discutent à 
fond les grandes questions sociales. 

Dans un chapitre excellent sur l'amour et le mariage, 
purifiés et consacrés par le christianisme, l'auteur, après 
avoir rappelé en de belles pages la dégradation où était 
tombé le paganisme dans ses rapports avec Eros et Anté- 
ros, l'abaissement cynique où languissent les nations de 
rOrient, énervées et corrompues par le matérialisme, la 
polygamie et leurs annexes, oppose à ce triste tableau 
les bienfaits de la religion chrétienne, qui, en réglant au 
nom de la morale évangélique ces questions délicates, a 
maintenu et affermi chez les peuples de l'Europe la vi- 
gueur intellectuelle et physique. Tout cela est parfait; 
mais il ajoute : « C'est à ce pieux entêtement dans le 



SÎS DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

vrai que les nations de FEurope doivent leur moralité 
comparative, ce tempérament sain et robuste qui leur a 
permis d'échapper à tant de révolutions, leur retenue, 
leur délicatesse, leur exclusivisme jusque dans leurs plus 
grandes faiblesses du cœur. C'est, qu'il me soit permis 
de l'observer en passant, cet exclusivisme remarquable 
qui a seul inspiré H. Feydeau dans son célèbre roman de 
Fanny. » 

Assurément, s'il arrive à M. Feydeau de lire le Chris-- 
tianisme et le Suffrage universel (p. 234), il sera étonné 
d'apprendre que sa fameuse scène du balcon, amoureu- 
sement vantée par M. Sainte-Beuve, est le produit plus 
ou moins direct de l'influence du christianisme sur les 
mœurs des peuples de l'Occident : la chose ne pourrait 
s'expliquer qu'au moyen d'une variante et d'un calem- 
bour : il faudrait dire que le type des mœurs occidenta- 
les devait en effet se trouver dans une scène du cou- 
chant. 

. Ailleurs, dans ce même chapitre (p. 247), H. de Re- 
nusson dépeint, avec autant de justesse que d'éclat, celte 
chaste et noble flgure de la femme chrétienne, réhabili- 
tée, émancipée, dirigée, replacée à son vrai rang et sous 
son vrai jour par une religion de liberté et de paix, de 
pureté et de luiAière, qui a su proclamer ses droits en 
déterminant ses devoirs : il énumère avec une légitime 
complaisance les plus célèbres de ces femmes dignes de 
prendre place dans cette galerie pudique et chrétienne, 
et. il ajoute : « Le christianisme la prit par la main... et 
flt d'elle tour à tour la femme courageuse et martyre que 
nous dépeint Terlullien, une Elisabeth de Hongrie, une 



M. DE RBNUSSON. 383 

Blanche de Castille, une Jeanne d'Are, l'amante idéalisée 
et respectée de Pétrarque (bien t bien), en attendant qu'il 
en fît une lady Russel (très-bien!) l'impératrice José- 
phine (Aïe ! aïe ! aïe !) la reine Marie-Amélie, etc., etc...» 
Voyons, nous voulons être sérieux, n'est-ce pas ? Eh 
bien, il faut s'entendre et tâcher de concilier la vérité 
avec les égards dus au beau sexç. Si, à propos de l'aima- 
ble et intéressante veuve du marquis de Beauharnais, 
vous voulez parler de grâce, de bonté, de douceur, de cha- 
rité, de dévouement aux malheureux et aux proscrits, vous 
n'en sauriez assez dire : il n'en faut pas davantage, étant 
données les mœurs du temps, pour qu'il soit de bon goût 
do couvrir d'un voile respectueux des faiblesses attestées 
par d'unanimes témoignages, et pour que cette souriante 
et gracieuse figure nous apparaisse, en définitive, en- 
vironnée de tout ce qui peut désarmer la pruderie et 
mériter l'indulgence ; mais la placer sur la même hgnc 
qu'Elisabeth de Hongrie ou Jeanne d'Arc! c'est le cas 
de s'écrier avec un personnage de vaudeville : 

Pour jouer ce rôle, ma chère, • 
Voyei s'il ne vous manque rien. 

M. de Renusson a fait là, par distraction sans doute, 
ce que le courtisan le plus intrépide ou le plus maladroit 
n'oserait pas faire. A une époque où le christianisme était 
exilé des mœurs, des intelligences, de leducation, de la 
société tout entière, où l'idée du vrai Dieu et de sa loi 
s'était effacée dans les âmes, où la révolution et le paga- 
nisme se mariaient sur un autel désert et profané, la 
charmante amie de madame Tallien, la femme qui s'ha- 



324 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

bi lait avec une once de mousseline, qui se montrait au 
bal et dans les jardins publics en costume de statue anti- 
que, avec des bagues aux doigts de son pied nu, n*a 
jamais eu, j Imagine, la prétention d'être classée parmi 
les pieuses héroïnes de chasteté chrétienne. M. de Renus- 
son n'a donc pas lu l'histoire de ces étranges mœurs de 
la République et du Directoire ? Il n'a donc pas entendu 
prononcer le nom de Barras ? Il ne connaît donc pas le 
célèbre passage de lord Byron : Napoléon et César eurent 
cela de commun, qu'ils furent tous deux grands, victo- 
rieux, conquérants, pleins de génie, législateurs, politi- 
ques, sublimes, et... (je renvoie, pour le dernier mot, 
au répertoire de Mohère). 

Poursuivons : à la page 267, l'auteur remarque excel- 
lemment que, « si l'antiquité honorait la prostitution, elle 
avilissait les prostituées, tandis que le christianisme con- 
danme le métier et en relève les victimes en leur rendant, 
non l'estime du monde qui, lui, ne pardonne pas, mais la 
dignité morale qui leur permet de recommencer ici-bas 
une nouvelle vie... » — Jusque-là je ne puis qu'ap- 
prouver et applaudir ; mais la phrase a une queue, et... 
in cavdâ venenum; je reprends : ... « une nouvelle vie 
et de se faire, comme les Madeleine et les Affre, (i) une 
place éminente au delà du tombeau. )) Les Madeleine, 
soit ; mais les Affre? Quel rapport peut-il y avoir entre la 

* Ici je dois une réparation à M. de Renusson ; mais pourquoi 
a-t-il des typographes qui impriment Affre avec deux f? Il y a eu, 
me fait-on remarquer, au troisième siècle de notre ère, à Augs- 
bourg, une célèbre pécheresse, sainte Afre [Afra]^ qui, après avoir 
mené ime vie de désordre, racheta ses fautes par un repentir admi- 
rable. 



M. DE RËNUSSON. 325 

belle pécheresse et le saint archevêque de Paris? A-t-ii 
existé dans la primitive Église une courtisane nommée 
Affre, repentie et purifiée comme son illustre devancière? 
H. de Renusson devait se dire que, pour les lecteurs 
de 1865, quinze ans après insurrection de 1848, ce nom 
ne pourrait rappeler que l'immortel martyr des barrica- 
des. Encore une fois, je m*y perds ! 

Puisque j ai commencé par la partie la plus désagréable 
de ma tâche, je signalerai encore dans Le Christianisme 
et le Suffrage universel deux ou trois passages que j'ai 
sur le cœur. Gomment l'auteur a-t-il pu faire intervenir 
dans une discussion sérieuse le nom de H. Eugène Sue, par- 
ler de son haut tact littéraire^ et le louer d'avoir compris 
que Fleur de Marie {diàs la Goualeuse) ne pouvait finir di- 
gnement que dans un cloître? Le dénoûment des Mys- 
tères de PariSy arrangé pour le bon plaisir d'une senti- 
mentalité vulgaire et d'après la grossière poétique 
du mélodrame, n'a rien de commun, ni avec la lit- 
térature, ni surtout avec la controverse sur des sujets 
élevés. \ 

Je lis page 346, à la suite de considérations lrès^ingé« 
nieuses et très-vraies touchant l'influence de la morale 
sur la popularité et la durée d^^s œuvres qui semblent le 
plus disposées à se passer d^elle : « H. Paul de Kock lui- 
même serait peut-être plus avantageusement classé que 
ne le laissent supposer de prime abord un style débraillé 
et des peintures triviales. » — Réhabilitons, tant qtf'il 
vous plaira, si cela vous amuse^ l'auteur de Mon Voisin 
Hayfnond et d'une Gaillarde, qui a ail moins le mérite^ 
fort rare dhez les réalistes à prétentions^ d'être naturel et 

10 



326 DERNIERES SEMAINES LITTERAIRES. 

parfois amusant. Hais, de grâce, que son nom ne figure 
jamais dans un livre de philosophie chrétienne ! 

Enfin, lien ne me semblerait de plus mauvais goût 
que de m*achafner encore contre la gloire de Béran- 
ger; l'abstention, sur ce chapitre, m'est d'autant plus 
facile et me sied d'autant mieux que ma situation 
vis-à-vis de l'illustre chansonnier a été singulièrement 
simplifiée par bon nombre de ses anciens amis politiques: 
il y a dix ans, j'avais l'air d'un iconoclaste : aujourd'hui, 
après que les libéraux et les révolutionnaires les plus 
avancés ont renchéri sur mes critiques, je pourrais 
presque compter, sinon parmi les admirateurs, au moins 
parmi les détracteurs les plus tièdes de l'homme d'esprit 
qui a écrit, dans un genre secondaire, de si charmants 
petits chefs-d'œuvre. Pourtant, restons dans le vrai : de- 
vions-nous nous attendre à trouver dans un ouvrage 
d'inspiration chrétienne, dédié à un cardinal-archevêque, 
des lignes telles que celle-ci : « La fosse de Bérangor 
n'est pas encore fermée, qu'une critique posthume vient 
lui enlever sa gloire. Comme si Tinimitable chansonnier, 
dont les gais ou plaintifs refrains ont tour à tour enthou- 
siasmé, éclairé, consolé tant de nos grands parents, n'a 
pas dans son universelle popularité une garantie certaine 
d'immortalité! Comme son ombre doit sourire triste- 
ment de tous ces coups d'épingle ! On oubHe les Hiron- 
delles^ mon Eahit et surtout ma Grand'mère, celte épopée 
indestructible de l'âge qui commence. » 

Je veux encore faire à M. de Renusson une que- 
relle d'un tout autre genre. Nous n'avons, hélas! 
que trop de motifs d'en vouloir à notre mère Eve, et 



M. DE RÉNUSSON. 527 

cependant Dieu a permis qu'une sorte d'affectueux par- 
don s'attachât à cette femme primitive qui, en léguant 
à ses filles la plupart de ses défauts, a su se créer d'a- 
vance autant de circonstances atténuantes qu'il y a de 
jolies femmes en ce monde. Il faut bien l'avouer, nous 
serions moins indulgents et moins tendres pour la pé- 
cheresse originelle, s*il nous était possible de nous la 
représenter autrement que comme une merveille de 
beauté. Nous éprouvons, à son sujet, une impression 
analogue à celle des vieillards de Troie qui, jout en gé- 
missant des malheurs apportés par Hélène à leur patrie, 
souriaient en la voyant passer, tgai elle était belle! 
Eh bien , s'il faut en croire M. de Henusson» la science 
moderne a, comme Sganarelle, changé tout cela, el voici 
en quels termes il nous l'apprend : « Eve la blonde, que 
nous nous représentons si belle parce que nous Téclai* 
rons sans doute encore des reflets de TEden, est apparue 
à la science positive avec des pieds plats, des membres 
grêles, un abdomen (!!!) déformé et plissé, une poi- 
trine déprimée, des lèvres épaisses, des yeux hagards, 
une mine efflanquée et slupide. — Tant pis pour la 
science ! Moi, je demande à garder mon ignorance, à 
en rester à l'Eve de la Genèse et de Milfon, et je con- 
seille à H. de Renusson d'en faire autant. 

On a maintenant une idée des défauts que je reproche 
à ce livre singulier, le Christianisme et le Suffrage uni- 
versel. Épris d'une pensée grande et belle, voulant la 
nnettre à exécution, M. de Renusson s'y est préparé par 
de fortes études et d'innombrables lectures. 11 n'a rien 
négligé pour devenir savant, grave, impersonnel, philoso- 



528 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

phe, didactique, dogmatique. Mais on a beau faire, on 
esl toujours de son âge par quelque côté, et ce n'est pas 
un mal, loin de là! L'imagination a réclamé sa part dans 
ce vaste travail d'où Ton essayait de l'exclure. N'est-elle 
pas une fée ? Elle a imité ces fées que Ton oubliait d'in- 
viter au baptême d'un Prince Charmant, et qui, surve- 
nues au dernier moment, s'amusaient à tout embrouiller 
ou mêlaient aux riches dons de leurs compagnes quelque 
bizarre maléfice. L'imagination s'est donc introduite dans 
ce livre qu'on voulait lui fermer : elle est si subtile ! Elle 
a mêlé un grain de paradoxe à ces excellentes vérités : 
ces lectures si courageuses, si variées, si substantielles, 
elle en a malicieusement détourné et falsifié les sucs géné- 
reux, de façon à rendre parfois indigeste ce qui n'était et 
ne devait être que la nourriture saine et abondante d'une 
intelligence bien douée : elle a dérangé (Berlioz dirait 
bérangé) et troublé le jeune écrivain en cet instant criti- 
que et décisif du triage, où la masse des lectures doit se 
dépouiller comme le bon vin et laisser au fond du vase 
le sédiment et la lie. Ces arguments si bien choisis, si 
bien classés,' si fermes, si solides, si net^s, si brillants, 
pareils à un régiment rangé en bataille^ elle leur a donné 
de si étranges distractions, que quelques-uns se sont ar- 
més et retournés contre eux-mêmes. 

 un autre point de vue, H. de Renusson ne s'est-il 
pas trop préoccupé des opinions, des œuvres et du pré- 
tendu génie de M. Proudhon? Je sais que M. Proudhon 
compte dans tous les camps des admirateurs passionnés : 
les ennemis de toute religion saluent en lui le hardi pen- 
seur qui a tenté de saper par la base Vidée de la divinité. 



M. DE RÉNUSSON. 329 

Les contre-révolutionnaires lui savent gré d'avoir con- 
vaincu d'impuissance, de contradiction, de néant ou de 
sottise tous ceux qui ont coopéré, depuis nombre d'années, 
à la révolution politique, philosophique et sociale. Cet 
idéologue solitaire, qui vit retiré dans son sophisme de 
Hollande, qui a commencé par dire : t Dieu, c'est le mal! » 
et qui semble dire aujourd'hui : « si je n'étais athée, 
je serais caihohque ! » ce fondateur mystérieux de dog- 
mes négatifs et de banques sans argent, qui a tenté la 
verve de nos modernes Aristophanes, et que nous avons 
vu représenté en chair, en os et en lunettes, par un 
acteur du Vaudeville, — ne manque pas d'un certain 
prestige pour les imaginations crédules : il leur fait l'ef- 
fet d'une puissance dont on n'a pas encore mesuré la 
portée, d'une force latente qui n'attend que son moment 
pour tout démolir, et surtout d'une énigme dont on aime 
à chercher le mot. Ce mot n'est pourtant pas difticile 
à trouver : c'est, au masculin, charlatanisme; au fé- 
minin, mystification. Éclos à la publicité entre deux 
pavés de 1848, M. Proudhon eut assez d'esprit pour 
comprendre qu'au milieu de ce triomphant concert de 
folies, de cet incroyable crescendo d'extravagances, il 
n'y avait qu'un moyen de se faire écouter; c'était d'aller, 
d'un seul pas ou d'un seul bond, au point extrême de la 
route ouverte par celte cohue destructive, d'en marquer 
le necplus ultra et d'être l'Hercule de ces colonnes. 
Quelques formules brèves, radicales, absolues, tranchan- 
tes, éblouirent par leur audace les yeux déjà fatigués par 
la poudre que leur jetaient le club et la rue : M. Prou- 
dhon cassait toutes les vitres pour lesquelles les gamins 



330 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

en liesse demandaient à grands cris des lampions. Voilà 
l'histoire de son succès et le dessous de cartes de son 
génie. La stupéfaction du bourgeois, Tépouvante du pro- 
priétaire, les personnalités du théâtre, lui servirent de 
réclame, et quelques persécutions inutiles en firent un 
martyr. 11 devint intéressant après avoir été terrible, réu- 
nissant ainsi les deux grands efTets dramatiques : la ter- 
reur et la pitié. 

Sérieusement, je n'admettrai jamais H. Proudhon 
parmi les vrais penseurs, les vrais écrivains de mon 
temps. Les époques troublées ne sont que trop sujettes 
à produire ces esprits à double fond, qui sont, dans le 
domaine des intelligences, ce que les escamoteurs sont 
dans la famille des artistes. On sait ce qu'ils montrent; 
on ne sait pas ce qu'ils cachent. Leurs doctrines et leurs 
aphorismes sentent la muscade, le gobelet et le sac à 
malices. De deux choses l'une : ou ils se moquent du pu- 
blic et d'eux-mêmes ; et alors pourquoi grossir le nombre 
des badauds qui les admirent? ou ils sont sincères et se 
croient convaincus ; et alors je ne verrai jamais en eux 
que des superfétations alarmantes, des hypertrophies 
intellectuelles qui, loin d'ajouter aux forces vives d'un 
siècle et d'un pays, trahissent et accroissent leurs dispo- 
sitions maladives ; des plantes parasites et gourmandes, 
qui épuisent la sève des grands arbres, annoncent leur 
caducité et couvrent leurs branches mortes d'une fausse 
verdure. 

Il n'en est pas moins utile de les réfuter, et M. de 
Renusson s'est acquitté de celte tâche avec une énergie 
de conviction, avec une abondance de preuves qu'on ne 



M. DE RÉNUSSON. 331 

saurait assez louer. Le malaise visible de la société mo- 
derne, les sources pures ou dangeureuses où se peut 
abreuver celle soif de vèrilé qui, faute de savoir où se 
prendre, risque de tourner au mensonge, au scepticisme 
ou au désordre ; la nécessité de régler et de diriger ce 
suffrage universel qu'on ne peut plus anéantir, le christia< 
nisme proposé comme seule solution possible aux pro- 
blèmes créés par celtei grande transformation sociale, 
les moyens de conciliation entre l'esprit nouveau et 
l'antique croyance, l'espoir de régénération morale ré- 
sidant tout entier dans cette alliance nécessaire, telles 
sont les nobles et fécondes idées qui se déroulent dans 
ces pages auxquelles on ne peut reprocher que de 
l'excès et du trop-plein. J'espère que M. de Renusson ne 
m'en voudra pas de lui avoir signalé un certain nombre 
de bizarreries, de contradictions, d'erreurs de détail, 
auxquelles j'aurais pu ajouter une foule d'incorrec- 
tions typographiques. Que le jeune et brillant écrivain 
relise ses épreuves et se relise lui-même; ces légères 
tâches disparaîtront dans une seconde édition; son 
livre, excellent déjà, sera alors tout à fait digne des 
suffrages de la crilique et des bénédictions d'un arche- 
vêque. 



XXI 



LE COMTE ALFRED DE VIGNY 



Septembre 1863. 

Un vrai poëte vient de mourir. Un poôte, ai-je dit? Si 
Alfred de Vigny a mérité ce titre, c'est peut-être moins h 
cause de ses vers que pour Fensemble de sa vie littéraire, 
si soigneusement maintenue dans les sphères pures et 
élevées qu'il finit par exagérer cette tendance et arriva à 
s'isoler, à s'annuler presque, de peur de se compromet- 
tre au contact de nos vulgarités. Vodiprofanufn vulgus et 
avceo ne saurait s'appliquer à personne mieux qu'à cet 
esprit noble et délicat, qui a marché en sens inverse de 
la littérature de son temps ; devenant plus timoré, plus 
contenu et finalement plus taciturne, à mesure qu'elle se 
faisait plus grossière, plus expansive et plus bruyante. 

Nous ne sommes pas sûr de l'effet que produiraient au- 
jourd'hui les poésies d'Alfred de Vigny sur les lecteurs, 
jeunes ou vieux, qui s'aviseraient de les relire. Ils se de- 
manderaient probablement quel rôle a pu jouer celte muse 



LE COMTE ALFRED DE VIGNY. 555 

élégante et minutieusement drapée dans les lutles du 
romantisme que Ton se figure toujours plus impétueuses 
que correctes, avec une odeur de poudre, une couche de 
poussière et bien des nuances de débraillé et de désordre. 
Ils s'étonneraient que ces poèmes, beaux, mais froids 
comme des marbres antiques, Eloa, Dolorida^ Moïse^ 
aient pu prendre rang à l'avant-garde de ces compagnies 
franches, plus ardentes que discipUnèes. Ceci tient à une 
erreur d'optique qu'il m'importe de rectifier en commen* 
çant. 

La P/d'oda romantique ayant pris pour mot d'ordre une 
réaction violente contre la littérature routinière et tirée 
au cordeau, dite du premier empire, on a naturellement 
conclu que ses chefs devaient avoir les qualités contraires 
et les défauts opposés aux qualités et aux défauts de leurs 
antagonistes : d'un côté, l'art classique^ traditionnel, régu- 
lier, ratissé comme une allée de Versailles, en cravate 
blanche, et, pour tout dire, en perruque ; de l'autre, l'art 
désordonné, effréné, échevelé. Rien n'est moins exact. 
Le romantisme, ainsi que la suite Ta prouvé, était bien 
plutôt un groupe qu'une école : chacun y apportait son 
tempérament et s'y préoccupait de son idéal. Après les 
années de crise et de bataille, chacun se retrouva avec sa 
physionomie particuUère et les traits distinctifs de son 
talent. Pour ne citer que quelques noms, H. de Musset ne 
ressembla pas plus à M. Victor Hugo que celui-ci ne res- 
semblait à Corneille ou à Racine ; il n'y eut pas plus de 
similitude entre Alfred de Vigny et Alexandre Dumas 
qu'entre ce dernier et M. de Fontanes. Les amitiés même 
te détendirent; le faisceau primitif se brisa : chaque parti 

19i 



534 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

ramassa ses morls, et les vainqueurs montèrent au Capi- 
tôle, c'est-à-dire à TÂcadémie. 

Quinze ans plus tard, quand M. de Vigny fut académi- 
cien, quand nous le rencontrions sur le boulevard, don- 
nant le bras à une femme, sa dévouée compagne, déjà 
souffrante, destinée à mourir quelques mois avant lui, 
laquelle tenait en laisse un petit chien, cette figure mélan- 
colique et douce, imberbe, aux cheveux blonds retombant 
sur le collet de Thabit, ce regard fin, discret et voilé, cet 
ensemble de distinction un peu féminine, d'élégance alan- 
guie par quelque secret ennui, donnaient aussi peu que 
possible ridéç d'un révolutionnaire. 11 y avait pourtant du 
révolutionnaire chez Alfred de Vigny, mais à la façon des 
Allemands, avec ce mélange d'audace métaphysique et de 
douceur séraphique qui démolirait un monde, une reli- 
gion, une société, une littérature, sans rien perdre de son 
innocence et sans paraître se douter de la portée de ses 
coups. Ces esprits-là sont les plus absolus, parce qu'ils 
sont les plus inconscients de ce qui se passe en dehors de 
leur système s'ils sont philosophes, ou de leur rêverie 
s'ils sont poètes. Enfermés, calfeutrés dans ces songes, 
ou, comme l'a dit M. Sainte-Beuve, dan3 leur tour d'ivoire, 
ils y vivent de leur vie propre, s'y entretiennent avec leur 
pensée, y caressent indéfiniment leur œuvre passée, pré- 
sente et future, sans remarquer que, pendant ce temps, 
tout marche et se transforme au dehors, que le goût pu- 
blic se modifie, que les nouveautés vieillissent, que les 
vieilleries se renouvellent, que l'oubli étend son linceul 
sur les querelles littéraires, et que chaque printemps 
amène sa floraison d'idées avec celle des lilas et des roses. 



LE COMTE ALFRED DE VIGNY. 335 

Voilà, suivant toute apparence, la vraie raison du si- 
lence et de l'isolement volontaire d'Alfred de Vigny pen- 
dant les dernières années de sa vie. Ce fut moins la lassi- 
tude, le désabusement, la haine du vulgaire, la crainte 
du flot grossissant, que le sentiment de la séparation qui 
s'était faite entre le monde de ses rêves et le monde exté- 
rieur. Dans notre siècle si rempli de vicissitudes, si enclin 
à oublier le lendemain ce qu'il a couronné la veille, si 
prompt à user les idées les plus vivaces et les renommées 
les plus robustes, il n'y a, pour ceux qui ont une fois 
mordu à la grappe enivrante du succès, que deux partis 
à prendre: ou, comme l'ont fait, avec des différences bien 
caractéristiques, Lamartine et Victor Hugo, se multiplier, 
se prodiguer, passer de la génération qui s'en va à la gé- 
nération qui arrive, ne négliger rien pour être toujours 
d'un pas en avant sur ce qui marche, sauf à se trouver à 
cent lieues de ce qui demeure; se faire au besoin, en 
dépit des chevrons et des campagnes, fifre ou tambour 
du jeune régiment prêt à remplacer les vétérans, les 
blessés et les invalides ; ou bien s'arrêter net, fermera 
clef ses tiroirs, mettre le signet sur la page encore blan- 
che d'un livre qui ne se finira pas, écouter dans l'ombre 
les voix aimées et lointaines qui redisent la chanson 
d'autrefois, voir passer sous sa fenêtre une foule de 
gens aflairés dont on ne se soucie plus de connaître les 
noms et auxquels on voudrait taire le sien. 

Mais, au temps de ses glorieux débuts, Alfred de Vigny 
ne songeait certainement pas à ce funèbre dénoûment, de 
tant d'enthousiasmes et d'espérances. 11 avait vingt-quatre 
ans à peine quand parurent ses Elégies et Poèmes j qui 



536 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

prirent bientôt place entre les Méditations et les Odes et 
Ballades. Plus jeune que Lamartine, de trois années plus 
âgé que Victor Hugo, de Vigny, avec son talent pur, chaste 
sobre, sculptural, avide de profondeurs et de mystères 
sembla combler Tespace que laissaient entre eux les deux 
illustres poètes: il se rattachait plus visiblement à André 
Chénier, mais avec une inspiration plus chrétienne, plus 
spiritualiste, voisine de Thomas Moore, de Ballanche et 
de Klopstock. On a dit avec justesse que Moîse^ EloUy 
Lolorida^ la Frégate la Sérieuse^ figuraient les blanches 
colonnes d*un temple qui n'a pas été bâti. Tels qu'ils 
sont, dans leur majesté solitaire, ou plutôt, hélas ! dé- 
laissée, ces poèmes resteront comme Texpression d*un art 
délicat, auquel ont manqué le soufle, la force et Tarn- 
pleur nécessaires pour construire son monument, mais 
qui du moins a fixé son rang et marqué sa date dans 
ces fragments exquis, pleins de fine recherche et de 
grâce. 

C'est par le roman de Cinq-Mars^ publié en 1826, 
qu^ Alfred de Vigny, salué poêle dans le Cénacle^ dans les 
salons de Nodier etd*Achille Devéria, accrut le nombre de 
ses lecteurs et affermit sa renommée, qui a pu devenir de 
la gloire sans avoir jamais été de la popularité. C'était la 
première fois que Tinfluence de Walfer-Scôtt se révélait 
directement en France, non plus dans des imitations ser- 
viles et sans valeur littéraire, mais dans une œuvre 52a' 
generiSj éminemment française, et même plus artiste- 
ment travaillée que les admirables récits de Fauteur de 
Waverley. Au reste, Cinq^Mars ne procède de Walter- 
Scott que par ton titre de roman historique et parle mé* 



LE COMTE ALFRED DE VIGNY. • 331 
lange de la fiction avec la réalité. 11 en diffère, malheu* 
reusement, sur un point essentiel. Dans Walter-Scott, le 
faux ne contrarie jamais le vrai : il réside tout entier dans 
l'invention de personnages et d'incidents imaginaires, 
qui, loin de contredire l'histoire, servent à la rendre plus 
attractive et plus vivante. Dans Cinq-Mars^ il y a très-peu 
d'acteurs et d'épisodes inventés : le faux, le fictif consiste 
surtout dans l'appréciation ou la peinture des caractères 
réels, dans la manière dont les événements, sont présen- 
tés. Sous une forme dont on ne peut méconnaître les 
qualités sérieuses, le romantisme préludait déjà à ses 
innombrables falsifications historiques, et il faut bien 
ajouter que le tour d'esprit de M. de Vigny le poussait un 
peu trop de ce côté-là. Il n'avait pas toujours le don de 
voir juste, et nous en recueillerons d'autres preuves avant 
de terminer cette étude. 

Ainsi Richelieu, dans Cinq-Mars^ est un Richelieu de 
mélodrame : c'est Vhomme rouge qui passe, que nous 
montrera, cinq ans plus tard, H. Victor Hugo dans Ma* 
lion Delorme, La figure très-équivoque d'Urbain Grandier 
prend, chez M. de Vigny, des proportions idéales, une 
auréole d'archange et de martyr; ainsi de suite. Ces dé- 
fauts sont rachetés par les mérites de l'exécution, par 
l'élévation constante du ton et du langage. L'auteur est 
injuste, mais ill'eçt en homme de bonne compagnie, et 
non en déclamateur de club ou de théâtre: et, que ne 
pardonnerait-on pas d'ailleurs en faveur de cette ma- 
gnifique scène, où Richelieu, menacé de disgrâce, aban- 
donne Louis XHI à lui-même, et où le faible et timide 
monarque, en présence des difficultés redoutables de la 



358 DERMËRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

politique extérieure, est forcé de rappeler à grands cris 
son conseiller, son tyran, son maître? 

Alfred de Vigny devait pourtant se surpasser dans Stello 
et surtout dans Servitude et Grandeur militaires, ses deux 
œuvres vraiment originales et où il s'est mis tout entier : 
avant d'y arriver, il sied de dire un mot de ses trois ou- 
vrages dramatiques, auxquels on pourra, si Ton y tient, 
joindre un léger Proverbe, écrit pour madame Dorval : 
Quitte pour la peur, 

M. de Vigny était-il taillé pour réussir au théâtre? Nous 
ne le croyons pas, et l'événement ne nous a démenti qu'à 
moitié ; car le More de Venise^ traduit de Shakspeare, 
ne peut compter qu'à titre d'étude ; la Maréchale d Ancre ^ 
jouée à rOdéon en 185i , n'eut qu'un demi-succès ; enfin, 
Chatterton^ beaucoup plus heureux (1835), fut cependant 
salué comme une élégie poétique et touchante plutôt que 
comme un véritable drame. 

Ce qu'il faut au théâtre, c'est du nerf, les reins solides, 
une nature expansive, le génie de Tinvention et de l'action, 
un esprit fécond en ressources, une préoccupation intelli- 
gente du goût public, une disposition plus habile qu'hé- 
roïque à sacrifier son idéal, s'il est placé trop haut pour 
le parterre, la vivacité du coup d'œil, et surtout une faci- 
lité de communication et de contact, ressemblant aussi 
peu que possible à la crainte de se compromettre avec la 
foule et de se salir les mains. Or les qualités d'Alfred de 
Vigny étaient diamétralement contraires à celles-là, et, si 
nous vouUons traduire notre pensée en noms propres, 
nous dirions que, là où Alexandre Dumas et Scribe ont 
réussi, de Vigny ne devait pas réussir. Ce talent si distin- 



LE COMTE ALFRED DE VIGNY. 539 

gué, mais un peu monocorde, cette imagination si aisément 
effarouchée, que nous avons vue, pendant vingt-cinq ans, 
se replier sur elle-même et se taire plutôt que d'essayer 
d une nouvelle gamme, devait se trouver singulièrement 
dépaysée dans ce monde théâtral qui s'accommode peu 
de la poésie pure, où l'art et la vie qui s'y reflète semblent 
redoubler d'intensité, et qui, dans ses mœurs, ses maniè- 
res, sa langue, aime mieux être excessif qu'inaperçu, 
crier que ne pas se faire entendre. 

^ Le Moi^e de Venise^ jouè en octobre 1829 par mademoi- 
selle Mars, par Joanny et Périer, fut peu applaudi et laissa 
peu de traces : il fit partie de ces essais d'acclimatation 
shakspearienne, très-honorables en eux-mêmes,très-utiles 
peut-être à un débutant dramatique pour se faire la main, 
mais qui, en définitive, ont seulement réussi à prouver que 
le goût français et le goût moderne étaient encore plus^jloin 
de Shakspeare que de Racine. La Maréchale d'Awcre,qui 
eut pour interprètes mademoiselle Georges, Frederick Le- 
maître et Ligier, n'était pas indigne de l'auteur de Cinq-- 
Mars. Pourtant la lenteur des premiers actes, un je ne sais 
quoi d'artificiel, de pénible et d'apprêté, nuisirent à l'effet 
des belles scènes, et, en dépit du talent des acteurs, la pièce 
n'eut qu'une douzaine de représentations. Quant à Chat- 
terton (février 1855), ce fut, il est vrai, une brillante soi- 
rée; mais ce triomphe ne fut-il pas dû au souvenir de Stello^ 
et plus encore à madame Dorval, actrice de génie, d'autant 
plus étonnante dans le rôle de Kitty Bell, que ce rôle, tout 
en dedans^ tout de demi-teintes et de nuances,paraissait plus 
antipathique à sa nature fougueuse et passionnée? La pas- 
sion, chez Kitty Bell, ne parle guère et n'agit pas; elle se de- 



240 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

vine, et l'on ne comprend ses ravages intérieurs que lors- 
que le suicide de Chatterton amène la mort de Ritty.Ce dé- 
noûment était irrésistible: je vois encore madame Dorval 
roulant les marches de Tescalier de bois qui conduisait à 
sa chambre. De pareilles émotions sont rares au théâtre, et 
obtiennent grâce pour trois heures d'ennui. Le succès fut 
tout entier dans cet escalier de bois et dans Tjncompara- 
ble élan de Tactrice. 11 y a cinq ou six ans, quand le Théâ- 
tre-Français a voulu reprendre Chatterton et faire jouer 
Kitly Bell par une de ses étoiles (madame Plessy-Arnould, 
je crois), le prestige avait disparu; Tennui seul était resté. 
Désormais Chatterton n'est plus possible au théâtre, et 
doit se contenter d'un succès de lecture. 

Ce que nous rappelons ici, Gustave Planche le disait 
en termes plus nets et plus sévères, dès le lendemain de 
la première représentation : « Dans le drame de M. de 
û Vigny, l'analyse est savante, inépuisable, courageuse, 
« ingénieuse; mais elle est seule et ne peut suppléer Tac- 
a tion absente. » — « Le plus grand malheur de cette tra- 
(; gédie bourgeoise, c'est de n*avoir pas pied sur terre. » 
— « Personne plus que moi n'estime la sévérité littéraire 
de M. de Vigny : dans son drame, il y a des qualités de 
« diction qui sont dignes d'étude; mais ces qualités 
a appartiennent plutôt au style des livres qu'au style dra- 
« matique... Je ne pense pas qu'il soit appelé, parla 
« nature de ses inspirations, ni surtout par ses habitudes 
a de style, à écrire pour la scène. » (15 février 1855.) 

Sur un point plus essentiel, la question de savoir si 
Chatterton a vraiment le droit d'être rangé parmi les 
martyrs de la poésie et de l'art, Gustave Plancha n% s« 



LE COMTE ALFRED DE VIGNY. 541 

montre pas plus débonnaire: « 11 n est pas vrai, dit-il, que 
a Chatterton soit mort victime de l'ingratitude et de la 
if misère: il s* est tué à dix-huit ans, oui; mais ni la 
« gloire ni la fortune ne lui manquaient. C'est Torgucil 
(( qui a mis le poison sur ses lèvres. » Ceci nous ramène 
à Stella, qui date de 1832. 

Le succès fut grand et mérité. Malgré les préoccupa* 
lions du choléra et de Fémeute, ce Docteur noir, qui sem- 
blait un personnage de circonstance et qui menait le deuil 
des poètes morts à travers une ville mourante, fit accepter 
ses consultations railleuses et poignantes par tous ceux 
qui, au milieu du trouble universel, songeaient encore à 
ouvrir un livre. Comme œuvre d'art, comme détails sur- 
tout, rien n'est plus charmant que S/rfto. Comme donnée 
philosophique, il faut en rabattre: on y retrouve^ à chaque 
page, le penchant, j'allais dire le dada d'Alfred de Vigny, 
obstiné à créer une situation artificielle et à y encadrer ses 
héros de prédilection pour faire de leurs infortunes le 
texte d'un procès contre les iniquités sociales. Le règne 
du bon plaisir, le gouvernement parlementaire, la Répu- 
blique, sont tour à tour cités par l'impitoyable docteur à 
la barre d'un tribunal où M. dé Vigny est juge et partie, 
et convaincus d'avoir immolé sans merci, le premier, 
Gilbert, le second. Chatterton et la troisième, André Ché- 
nier. En d'autres termes, il y a sous tous les régimes, un 
duel à mort entre la société et les poètes, et, comme la 
société est la plus forte, les poètes doivent se résigner 
d'avance à mourir de misère et de faim. 

Encore une fois, les broderies sont exquises, et, dans le 
troisième épisode, l'auteur s'est élevé au pathétique le 



5i2 DEUMÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

plus émouvant; mais, au fond, que cette thèse est creuse 
et paradoxale! Ce n*estpasla monarchie absolue qui a 
tué Gilbert : c*est un grain de folie envenimé par une lutte 
inégale contre les vrais despotes de son temps, c'est-à- 
dire les philosophes ; Chatterton est mort d'une apoplexie 
d'orgueil, faute de savoir attendre et pour avoir voulu 
escamoter la fortune et la gloire, avant de les mériter ; 
quant à André Chénier, il personnifia la poésie dans Tira- 
mense tuerie révolutionnaire, comme d'autres y person- 
nifièrent la noblesse, la vertu, la richesse, le sacerdoce, 
Tépiscopat, les services militaires, toutes les grandeurs, 
toutes les beautés, toutes les supériorités de ce monde. 
La poésie, cette aristocratie de l'imagination, devait, 
comme toutes ses sœurs, payer son tribut au couperet 
terroriste. Elle ne fut pas la privilégiée de ce fomter^ûu 
du crime dont les roues égalltaires finirent par écraser 
les bourreaux pour être plus sûres de ne pas faire de pri- 
vilèges. 

 répoque oix Stella parut, on fit peu d'attention au 
sophisme, que couvrait d'ailleurs le charme de l'exécu- 
tion. Plus tard, on put voir à l'œuvre et connaître à fond 
ces natures de poètes, de grands prêtres de l'art, passés 
de leur chef à l'état de demi-dieux, sacrifiant sur leurs 
propres autels la société, le bon sens, la paix publique, 
commo les pontifes de Jupiter immolaient les bœufs et les 
génisses : se faisant le centre de toute idée et de toute 
chose: croyant que tout leur est dû; substituant la religion 
de l'individualisme à celle de l'humanité; ne trouvant 
aucune récompense, aucune couronne au niveau de leurs 
mérites, et criant que tout est perdu si la gloire se fait 



LE COMTE ALFRED DE VIGNY. 545 

attendre, si l'apothéose retarde de quelques heures, si les 
gouvernements refusent de les traiter, non pas seulement 
comme de brillantes parures, mais comme les person* 
nages les plus importants de TÉtat. 

Chez Alfred de Vigny, du moins, cette manie, si elle 
exista, fut toute spéculative ; elle resta voilée d*ombre et 
de mystère, et s'infiltra dans ses ouvrages sans se produire 
dans sa vie. C'est sans songer à mal, et avec une parfaite 
bonne foi, qu'il laissa percer dans ses livres, notatnnient 
dans Stelloy cette idée de lulte, d'oppression de la pensée 
par la force, de l'art par une société bourgeoise ou tyran- 
nique. Son étonnement fut vrai et ses protestations sin- 
cères, quand on lui dit que, malgré leur forme élégante 
et leur réserve délicate, de pareils plaidoyers ne tendaient 
à rien moins qu'à autoriser chez ces opprimés, ces vic- 
times, ces martyrs, toutes sortes de représailles, depuis 
la révolte jusqu'au suicide. 

Le dernier livre, le chef-d'œuvre d'Alfred de Vigny, 
Sei^Uude et Grandeur militaires^ est pur de cet alliage. 
Le poète n'a rien écrit de préférable et la littérature mo- 
derne compte peu de morceaux supérieurs au principal 
épisode de ce volume, le Capitaine Renaud. C'est là que 
se rencontre cette célèbre scène, que l'auteur, dit-on, a 
regrettée depuis, où Bonaparte et Pie VII sont en pré- 
sence, où le grand homme, au faite de sa puissance et de 
sa gloire, est moralement vaincu par le Pape vieux et dé- 
sarmé, et où les deux terribles épithètes, — Comme' 
(liante! — Tragediante! — tombent d'aplomb, comme 
deux baquets d'eau froide, sur le conquérant stupéfait. 
Cette scène nous servira de transition toute naturelle pour 



34i DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

arriver au dernier événement mémorable de la vie litté- 
raire d'Alfred de Vigny : sa réception à TAcadémie fran- 
çaise. 

Quel singulier temps que le nôtre! Que de leçons 
dans ses vicissitudes, et que de vicissitudes dans ses 
enseignements ! Voici quelles étaient, à la fin de jan- 
vier 1846, époque de cette réception, les situations res- 
pectives des quatre acteurs de la comédie académique ; 
car il y a toujours un peu de comédie à l'Académie. 

Etienne, Tacadémicien défunt qu'il s'agissait de louer; 
ancien censeur impérial, rédacteur du Journal des Débats 
pendant la disgrâce de HM. Bertin ; libéral de la Restau- 
ration ; un des fondateurs du Constitutionnel; classique 
enragé; un des hommes qui avaient fait ayx romanliques, 
et par conséquent à M. de Vigny, la guerre la plus furieuse, 
qui avaient demandé, au nom du goût et de la morale (la 
morale de Joconde!)^ la suppression de leurs ouvrages, et 
qui auraient demandé leur tête, s'ils l'eussent osé. 

M. de Vigny, récipiendaire. 

M. Mole, chargé de répondre au récipiendaire. 

M. Sainte-Beuve, chargé de rendre compte de la 
séance. 

Alfred de Vigny, dont le discours fut très-long et qui 
avait enfourché son dada^ trouva moyen de célébrer, en 
M. Etienne, une victime du despotisme impérial!!! Et cela 
parce qu'une de ses plus mauvaises comédies (elles le 
sont toutes), intitulée V Intrigante j reçue très-froide- 
ment par le public, fut interrompue par la censure sous 
prétexte d'allusions politiques. Le poêle avait donné à cet 
incident minuscule et oublié des proportions extraordi- 



LE COMTE ALFRED DE VIGNY. 345 

naires : il avait peint la terreur des familles françaises, 
des familles nobles, prêtes à s'expatrier pour échapper au 
joug intolérable, aux persécutions croissantes, aux mésal- 
liances imposées par le maître : bref, il avait éreinté Na- 
poléon P^ comme jamais le grand empereur ne Tavait été 
dans une séance d'Académie. 

M. Mole, ancien ministre de Louis-Philippe, dévoué au 
régime parlementaire, grand seigneur libéral, mais ne 
pouvant oublier qu'il avait débuté sous l'Empire, fit jus- 
tice de ces exagérations poétiques; il ramena et remit 
dans le ton cette folle du logis, que l'Académie consent 
bien à accueillir de temps à autre, mais en lui adminis- 
trant, en guise de douches, force remontrances et épi- 
grammes courtoises. Il se fit contre M. de Vigny le dé- 
fenseur de Napoléon, et il eut les honneurs de la journée. 

Mais ce qu'il y eut de plus curieUx, ce fut le rôle 
joué, en cette circonstance, par M. Sainte-Beuve. 11 
faut savoir que M. Sainte-Beuve, à tort ou à raison, 
passait dans co moment-là pour le confident et le tein-- 
turier littéraire de M. Mole. Alexis de Saint^Priest^ de 
spirituelle mémoire, disait de lui : a C'est le Bois^Robert 
de ce nouveau Richelieu. » Mot très-injuste, car personne 
ne ressembla moins au formidable cardinal que cet 
homme excellent et charmant, dont les manières exquises 
et l'esprit bienveillant s'alliaient à un sincère amour de 
la liberté; mais voilà comment on écrit l'histoire du pré^ 
sent; il est vrai qu'on se rattrape, à force d'exactitude, 
d'équité et de justesse^ dans Thistoire du passé. 

Quoi qu'il et) soit, M. Sainte-Beuve, ami intime d'Alfred 
de Vigny, ayant pris part aux mêmes luttes et servi sotiô 



346 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

le même drapeau, ne put résister au plaisir d'essayer ses 
griffes félines à une de ces jolies petites perfidies où il 
excellait déjà, mais qu'il a élevées depuis à un tel degré de 
perfection, et dont il nous donnait récemment Téchantil- 
lon le plus merveilleux à propos de ce pauvre Gustave 
Planche. 11 cribla de coups d*épingle Tauteur A'Èloa et de 
Cinq-Mars^ çt prodigua son encens le plus raffiné à 
riiomme illustre et puissant qui avait été, et qui, suivant 
toute vraisemblance, devait redevenir premier ministre : 
charmantes peccadilles qui dessinaient et aecentnaient de 
plus en plus ce caractère longtemps méconnu, et que je 
suis prêt d^ailleurs à lui pardonner en l'honneur des 
lignes suivantes qu'il devrait bien placer comme épi^ 
graphe en tête de ses articles du Constitutionnel et du 
Moniteur : « La querelle soulevée autour des Deux Genr 
« dres et l'importance exagérée qu'elle acquit aussitôt 
« est une plus grande preuve du désœuvrement de Tes- 
(( prit public à une époque ok il était sevré de tout solide 
« aliment. C'est bien le cas de dire qu£ les objets se bour- 
« souflent dans le vide. La discussion se prenait où elle 
« pouvait. » {Revue des Deux Mondes du l®** février 
i846). 

Laissons-là ce souvenir. Le rire, même railleur et mé- 
lancolique, ne sied pas près d'une tombe. A. dater de sa 
réception à l'Académie française, et même quelques an- 
nées auparavant, Alfred de Vigny était rentré dans le si- 
lence. Chatterton et le Capitaine Renaud étant de i835, 
on peut dire que ce silence a duré vingt-huit ans; car il 
est permis de ne pas compter quelques fragments peu 
intelligibles, la Maison du Berger* par exemple, publiée 



LE COMTE ALFRED DE VIGNY. 347 

dans la Revue, Le poète laisse-t-il des œuvres inédites *? 
ces œuvres nous préparent-elles des mécomptes ou de 
nouveaux sujets d'admiration? Je Tignore ; mais, en sup- 
posant qu'Alfred de Vigny nous ait donné toute sa me« 
sure, et qu'il se soit reposé pendant un quart de siècle 
comme un moissonneur fatigué de sa première journée 
ou chassé de son champ par l'orage, il n'y aurait pas su- 
jet de l'amoindrir, ni de nous plaindre. Songeons que 
presque tous les rivaux de M. de Vigny et môme des es- 
prits plus graves et plus vigoureux (Lamennais, Michc- 
let, etc., etc.) seraient restés, en définitive, plus grands 
s'ils étaient morts ou s'ils avaient cessé de produire vingt- 
cinq ans plus tôt. Songeons qu'Alfred de Musset lui-même, 
mort à quarante-six ans, a trop vécu, et que son maigre 
regain, ramassé et exploité par la misérable spéculation 
d*un éditeur, aurait compromis sa gloire, si sa gloire pou- 
vait être compromise. Après tout, il n'y a peut-être qu'un 
moment pour les poètes, comme il n'y a qu'une saison 
pour les rossignols et pour les fleuri. Le moment passé, 
la saison disparue, à quoi bon persister, quand l'inspira- 
tion est moins vive, la fleur moins fraîche, la chanson 
moins douce? Ne trouvez-vous pas quelque chose de plus 
imposant et de plus digne chez le poète qui se tait, qui 
attend silencieusement la mort, c'est-à-dire la seconde 
vie? Un jour, on apprend qu'il n'est plus, et alors ses ti- 
tres à la renommée i edeviennent présents à toutes les 
mémoires : s'ils sont trop légers, tout est dit ; ce qu'il y 

* Cet article était écrit quand nous avons appris par les journaux 
qu'Alfred de Vigny avait légué à M. Louis Ratisbonne le soin de pu- 
blier ses œuvres. 



348 DERKIËRES SEMAINES LlTTÉflàlRES. 

aurait ajouté, fût-ce deux cents volumes, ne changerait 
rien à la sentence ; s'ils méritent de lui survivre, peu im- 
porte le nombre de ces survivants. Nous croyons que 
les œuvres d'Alfred de Yignj résisteront à cette épreuve'. 

^ Uê Destinées f poëmes philosophiques, publiés le 15 janvier, for- 
ment tout le bagage posthume d'Alfred de Vigny : ce livre a paru 
trop lard pour que les pages que nous lui avons consacrées aient pu 
trouver place dans le présent volume. 

23 janvier 1864. 



I 



XXII 



M. SAINTE-BEUVE* 



Décembre 1863. 

Je dois avertir ceux de mes lecteurs qui s'attendraient, 
d'après certaines probabilités, à trouver ici un essai d'^- 
rdntemeni de M. Sainte-Beuve, qu'ils peuvent s'épargner 
la peine d'aller plus loin, et que je leur prépare un mé* 
compte. C'est une étude que je veux faire, rien de moins, 
rien de plus \. l'étude d'un caractère littéraire, ce qui n'est 
pas du tout la même chose qu'un caractère moral. Quel 
que soit le jugement que l'on porte sur l'ensemble de la 
vie et des écrits de M. Sainte-Beuve, il occupe une trop 
grande place dans la littérature contemporaine, pour que 
Tadmiration ou l'inimitié se croient quittes envers lui au 
moyen de ces louanges ou de ces malices qui ne prouvent 
rieU; Pourquoi ne l'avouefais-je pas? Je me sens atteint, 
depuis quelque temps, d'une nostalgie dé paix, d*impar- 
tialité €t de justice, à laquelle on ne saurait échapper à 

* Nouveaux Lundis. Les deux premiers volunifts. 

20 



550 DERKIËRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

mesure qu*on avance, qu'on se voit plus près du déclin 
ou de la fin, que les illusions se dissipent, que les passions 
se calment, que les blessures se cicatrisent. Il ne s*agit 
pas, bien entendu, de sacrifier des convictions, des opi- 
nions ou des souvenirs. On ne les sauvegarde que mieux, 
au contraire, en les dégageant de tout contact avec les 
rancunes d^amour-propre et les questions des personnes. 
Que restera-t-il, grand Dieu ! de ces querelles qui amu- 
sent le public à nos dépens, et que roubll du lendemain 
dévore chaudes encore des colères de la veille? Quel 
néant que ces fureurs ! quelle misère que ces haines ! Si 
donc, après cinq ou six années d'une lutte dont Tissue 
ne pouvait être douteuse et où Rossinante devait néces- 
sairement être battu par La Toucques de toutes les lon- 
gueurs du Constitutionnel, je réussissais aujourd'hui à 
donner une juste idée des impressions que m'a causées 
ce talent multiple, ondoyant et divers pendant les nom- 
breuses vicissitudes d'une carrière déjà longue, si je par- 
venais à m'introduire sans effraction au fond de cette in- 
telligence où les idées brillent, passent et s'enfuient comme 
des tableaux de lanterne magique , je croirais avoir plus 
fait et mieux fait qu'en rallumant des brandons éteints, 
en aiguisant sur une meule usée de trop faciles épigram- 
mes. 

Je me trouvais, l'autre soir, dans un salon où Ton cau- 
sait de H. Sainte-Beuve ; la majorité des assistants lui 
était hostile; car il ne faut pas qu'il prenne le change sur 
les hommages qu'on lui prodigue par intérêt ou par peur : 
lorsque, dans des effusions et des prosopopécs trop for- 
cées de ton pour ne pas surprendre sous une plume si 



M. SAINTE-BEUVE. 251 

fine, si déliée, si ennemie de toute duperie et de toute 
emphase, je le vois s'adresser aux jeunes, aux foules, les 
remercier de leurs sympathies, avoir Tair de se fier a 
leurs témoignages, je ne puis m'empêcher de sourire, et, 
si Ton n'avait tant ahusé de la citation, je demande- 
rais comme Basile : Qui trompe-t-on ici? — M. Sainte- 
Beuve a dix rois assez d esprit, il a pris assez de plaisir à 
toucher du doigt le dessous des cartes, le revers des mé- 
dailles, les portants des coulisses, le fort et le faible de 
chacun, il s'est assez complu à fouiller et à retourner 
dans tous les sens les guenilles morales de notre pauvre 
humanité, pour savoir parfaitement à quoî s'en tenir là- 
dessus et pour être certain que le moindre tour de roue 
suffirait à mettre en fuite ces thuriféraires, à changer en 
invectives ces panégyriques et ces extases. Le fait est que 
peu d'hommes sont plus généralement haïs que H. Sainte- 
Beuve, et je n'en voudrais pour preuve que l'immense 
quantité de cartes, de lettres de félicitation et de remer- 
ciment adressées par des inconnus à tout imprudent qui 
ose se mesurer un moment avec le redoutable athlète. 

On causait donc, ce soir-là, de M. Sainte-Beuve, et Ton 
en disait beaucoup de mal. Chaque interlocuteur s'amu* 
sait à jeter une pierre dans son jardin ; ce beau jardin si 
vaste, si bien planté, où, tous les ans, une végétation 
nouvelle couvre les gazons morts et les feuilles dessé- 
chées, où croissent à l'envi les fleurs naturelles et les 
fleurs de serre-chaude, entremêlées çà et là de quelques 
herbes vénéneuses, curiosités de pharmacien et de bota- 
niste. On citait à la ronde mille traits plus ou moins apo- 
cryphes de malice sournoise, de dextérité chirurgicale, 



352 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

de tactique savante : stratégie de rase campagne ou de 
buisson, chatteries commençant par le velours et finissant 
par les griffes, coups de Jarnac, bottes secrètes : peu s*en 
fallait qu'on ne renouvelât, en Tabsence de Tillustre écri- 
vain, la grande scène de Lticrezia Boj^gia : «Madame, je 
a suis Maffio Orsini, je suis Petrucci Vittallozzo, etc., etc. » 

— Cependant, à chaque nouveau grief, nous reprenions 
en chœur : (( Tout cela est possible, quoique peu proba- 
ble : n'importe ! ce diable d'homme a un fier talent ! « 

— Eh bien, c'est ce diable d'homme et ce fier talent 
que je voudrais esquisser. 



Si loin quo remontent mes souvenirs dans cette phase 
studieuse et lettrée qui précéda pour nous la vie litté- 
raire, je trouve M. Sainte-Beuve. C'était à la Sorbonne, 
aux cours de MM. Villemain, Guizot et Cousin, où affluait 
une ardente jeunesse, où la politique se glissait sous le 
masque de la littérature, de la philosophie et de l'his- 
toire, et décernait aux éloquents professeurs une popula- 
rité bruyante qu'elle allait bientôt leur reprendre. On 
remarquait dés lors, sur un des bancs les plus rapprochés 
de la chaire, parmi les auditeurs les plus assidus et les 
plus attentifs, un jeune homme dont la figure irrégulière, 
mais merveilleusement intelligente, reflétait chacune des 
pensées et des images évoquées par les maîtres, à peu 
près comme les fleuves réfléchissent le paysage qui se 



M. SAINTE-BEUVE. 555 

déroule sur leurs bords. Si j'ajoute que leur onde fuyante 
efface incessamment ce qu'elle vient de refléter, ma com- 
paraison n'en semblera que plus exacte. 

Était-ce un pressentiment? Lorsque j'apris que ce jeune 
homme s'appelait Sainte-Beuve, ce nom recommandé 
d'avance par des triomphes de collège se grava à fond 
dans ma mémoire et n'en sortit plus. Je ne devais lui être 
présenté et le connaître que vingt ans plus tard ; et pour- 
tant il me parut, dès cette époque, qu'une sorte de lien 
bizarre s'établissait entre nous: Ce lien mystérieux se res- 
serrait encore, à mesure que des incidents nouveaux dé- 
gageaient (le l'ombre et dessinaient cette physionomie de 
romantique, passionnément dévoué aux succès de la jeune 
école, résigné aux rôles secondaires, surabondamipent 
doué de la faculté admirative, empreint d'une teinte de 
mysticité vague et triste, où Ton aimait à deviner une 
âme tendre et poétique , aux prises avec les premières 
épreuves de la vie. Ne vous récriez pas, vous qui ne con» 
naissez que le Sainte-Beuve d'aujourd'hui! Je parle de 
celui de 1827 et non pas de celui de 1865. Telle était, je 
m'en souviens, Timpression universelle. Dans ce groupe, 
cette pleïade, ce Cénacle, où Victor Hugo représentait la 
puissance et la force, il personnifia, lui, toutes les qualités 
du disciple ; la douceur, la grâce affectueuse, la rêverie 
mélancolique, l'enthousiasme sans limites, l'expansion du 
cûeur qui se livre sans marchander, le penchant à donner 
â ses admirations et à ses tendresses cette nuance reli- 
gieuse où l'amour et l'adoration se confondent, où un 
sentiment profane emprunterait volontiers la langue et 
les formules hiératiques; Arrêtons nous un moment et tâ^ 



354 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

clions de retrouver par une induction rétrospeclivc quel- 
ques-uns des secrets de cette imagination malade, telle 
qu'elle se révéla ou plutôt se dénonça elle-même dans 
Joseph Delorme. 

Chez H. Sainte-Beuve, bien qu'il eût publié, vers le 
même temps, son Histoire de lu Poésie française au sei- 
zième siècle^ le poète dominait alors le critique; mais 
entendons-nous : la poésie se compliquait chez lui de bien 
des alliages qui devaient tôt on tard Tétouffer. Elle n'était 
pas un don céleste, un rayon divin, une source vive et 
pure, mais une liqueur excitante, renfermée dans un vase 
fragile , et trop mélangée déjà pour ne pas s'aigrir eu 
vieillissant. Cette Muse , à ne pas la contempler de trop 
près, avait de doux regards, de chastes voiles, des allures 
virginales ; mais elle portait au flanc une plaie dont elle 
devait périr. Cette plaie, c'était cette curiosité inquiète et 
maladive, tour à tour appliquée aux sciences, aux idées, 
aux plaisirs, aux amours, aux amitiés^ aux dogmes, aux 
mystères, aux hommes, aux choses, à toutes les formes 
de l'idéal ; faculté corrosive, contenant en germe tous les 
dissolvants du scepticisme à venir. C'est ainsi que ce 
mouvant esprit avait passé par une fausse vocation médi- 
cale d'où il rapporta sans doute ce naturalisme à outrance, 
ces tendances matérialistes dont on peut parler, puisqu'il 
a cessé de s'en défendre : c'est ainsi que le romantisme, 
au lieu d'être pour lui une foi, une doctrine, la révélation 
d'un art nouveau, fut une halte, une salie d'attente, où 
sob prétendus amis n'étaient que des compagnons de 
voyage : compagnons que l'on quitte avec un adieu jeté 
ûu Dout ces lèvres, dès que l'on touche à la station pro- 



M. SAINTE-BEUVE. 355 

chaîne, que la causerie est épuisée, ou que Ton a recueilli 
tes renseignements désirables. 

Pendant ces années de vagabondage, de voltige intel- 
lectuelle et d'enquête, tout lui fut bon, même le catho- 
licisme, pris non pas du côté positif, mais à Tétat de reli- 
giosité poétique, artistique, favorable au triomphe des in- 
novations littéraires, passant de laréhabihlationdu moyen 
âge et de Togive aux fougueuses échappées de Lamen- 
nais. Puis vint le tour du Saint-Simonisme, que M. Sainte- 
Beuve traversa sans s*y arrêter, dégustant en gourmet 
toute idée qui lui offrait un nouvel arôme, sauf à jeter 
la coupe et à abandonner les buveurs après les premières 
gorgées. Il y eut même un instant où il porta, conjointe- 
ment avec H. Nisard, ses volages amours à la République, 
qui devait plus tard lui inspirer des colères si furieuses, 
j'allais dire si grotesques, quand elle prit une forme pal- 
pable sur les barricades de Février. On le voit, dans ces 
rapides intermèdes de croyance entre deux doutes, d'af- 
fection entre deux indifTérences, de friandise entre deux 
dégoûts, M. Sainte-Beuve, chaque fois que nous crûmes 
qu*il se donnait, se prêtait à courte échéance, souvent 
sans autre intérêt que la satisfaction de son impitoyable 
curiosité. 

Que se passait-il alors dans cette âme? Peut-être ne 
serait-il pas impossible de le conjecturer. La poésie vraie, 
vivace, ne pouvait prendre pied sur ce terrain mobile 
dont les éboulements perpétuels desséchaient sa tige en 
mettant à nu ses racines. S'il est vrai, comme l'a dit un 
ancien, que la Muse soit un oiseau, — Musa aies, — cet 
oiseau rare doit émigrer avec les alcyons et les hirondel- 



550 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

les, dès qu*on lui dispute son nid. M. Sainte-Beuve n'était 
donc et ne pouvait être qu'un poète provisoire. Malsaine, 
fébrile et troublée, mais remarquable par la vivacité du 
sentiment individuel dans Joseph Delorme^ purifiée et 
rassérénée, mais déjà moins intense dans l'aimable volume 
des Consolations y cette poésie tombe en défaillance et 
s'affaisse dans les bras de la prose à partir des Pensées 
d'Août, Quand ce dernier recueil parut, il y avait dix ans 
et plus que H. Sainte-Beuve s'était fait sa place de criti- 
tique, de portraitiste et d'historien littéraire. Est-ce à dire 
qu'il lui ait suffi de renoncer à écrire des vers pour être 
un critique véritable ? Nous ne le croyons pas. 

On ne joue pas plus impunément avec les idées qu'avec 
les sentiments : prises, quittées, reprises, caressées, of- 
fensées, oubliées, elles se vengent de celui qui les traite 
avec cette imperturbable inconstance en lui faisant subir 
la peine du talion. Lui aussi se ressent de ces alternatives 
d'empressement et d'abandon : il les subit en les infli- 
geant, et il lui en reste, comme après une rupture avec 
une personne aimée et trahie, une inquiétude, un vide, 
un mécontentement d'autrui et de soi-même, qui ôtent à 
sa critique toute consistance et toute solidité. Il peut pal* 
lier ce défaut et combler cette lacune à force de talent, 
d'ingéniosité, de finesse, de pénétration et de charme ; 
n'importe! faute de principes, ou, ce qui est pire, par les 
incessantes variations de ces principes, qui, comme les 
serments politiques, se détruisent en se multipliant, sa 
critique restera suspendue en l'air, et les plus prodigieux 
artifices de la pensée ou du style réussiront mal à dissi- 
muler ce manque de base. On la comparera à une maison 



M. SAINTE-BEUVE. 557 

élégante où l'architecfe aurait prodigué toutes les res- 
sources et tous les caprices de son art, que le propriétaire 
aurait intérieurement remplie de tout ce qui peut émer- 
veiller et amuser les connaisseurs, mais dont on aurait 
oublié de creuser les fondements. 

Les gradations lentes, pénibles peut-être, par lesquelles 
M. Sainte-Beuve passa de cette poésie morte de fièvre ma- 
ligne à cette critique privée de pofnts d'appui, voilà, selon 
nous, le fond de sa vie intérieure pendant sa seconde 
phase, celle qui va de sa sortie du Cénacle ru\ approches 
de la révolution de février. Joignez-y cette note sensuelle, 
cet arrière-goût de volupté qui se trahit çà et là dans ses 
premiers vers et qu'il a indiquée lui-même dans une con- 
fession à demi voilée ; vous aurez l'explication de cet en- 
semble dont je nie Tautorité sans en contester Tattrait. 
On ne saurait relire les pages si nombreuses et si variées 
qui se rattachent à celte période, les Portraits littéraires, 
les articles de la Revue des Deux Mondes, le roman de 
Volupté, le premier volume de Port-Royal, sans y dé- 
couvrir la trace de ce malaise, de l'antagonisme de ces 
deux natures qui se superposent Tune à l'autre; celle 
du poète qui se désiste peu à peu et se déclasse, et 
celle du critique qui essaye de suppléer par mille re- 
cherches de pinceau, mille subtilités d'analyse, à ce qui 
lui manque en fait d'opinions stables, vivifiantes et fé- 
condes. 

Nous avons dit les inconvénients : sachons dire les avan- 
tages. La fleur de poésie, même en se flétrissant, laissait 
quelque chose de son parfum à l'ingrat qui n'en voulait 
plus; les restes de cette vocation première, sacrifiée ou 



558 DERNIËUES SEMAINES LITTERAIRES. 

contrariée, s'en allaient en poussière ou s'écoulaient 
goutte à goutte; mais il suffisait d une de ces goutte pré- 
cieuses, d un de ces grains de sable d'or, pour que le 
talent de l'écrivain y perdit cette sécheresse, cette roideur, 
ce pédantisme, si rebutants dans l'ancienne critique. Ce 
n'est pas tout : en se dégageant des servitudes qu'imposent 
les affections trop fidèles ou les opinions trop constantes, 
M. Sainte-Beuve s'indemnisait des sacrifices de sa con* 
science morale par les bénéfices de sa conscience litté- 
raire. Il s'assurait le droit ou le moyen de voir juste là 
où ses amis de la veille voyaient faux, de s'arrêter au 
point où ils s'égaraient, de corriger par de sages réserves 
ses enthousiasmes primitifs, de signaler au besoin les 
côtés vulnérables des places qu'il avait habitées. En chif- 
fonnant les programmes, il devenait ou croyait être libre 
de déchirer les cahiers des charges. 

C'est vers cette époque que commencèrent à s'élever 
contre lui des reproches de défection, d'infidélité à des 
amitiés déjà vieilles, à des admirations consacrées par de 
publics témoignages ; torts réels ou apparents qu'il nous 
semble plus convenable d'expliquer que de discuter. Dans 
ces évolutions ou ces volte-face de H. Sainte-Beuve, ce 
qui dominait, c'était moins le penchant à trahir les 
individus, la manie de mettre en morceaux les statues 
qu'il avait dressées, le plaisir de tramer quelque jolie noir- 
ceur, de faire réussir quelque petite perfidie, les joies de 
la malice ou de la rancune satisfaite, que le désabusement 
vis-à-vis des hommes et des idées. Dès lors il se jugeait 
dispensé d'admirer ce que la passion seule pouvait per- 
sister à trouver admirable. Contentons-nous de quelques 



M. SAINTE-BEUVE. 359 

exemples : Le Victor Hugo de Marie Tudor^ d'Angelo^ 
même des Chants du Crépuscule^ n'était pins évidemment 
celui des Feuillantines, de la préface de Cromwelly des 
Orientales^ de Hernani, des Feuilles d'Automne, Ses dé- 
fauts avaient grossi et poussé au noir ; ses beautés deve- 
naient plus rares ; le despotisme de son génie abrogeait, 
au fur et à mesure, pour les besoins de sa cause, la plu- 
part des lois qu'il avait lui-même promulguées. Pendant 
ce temps, une métamorphose s'opérait chez M. Sainte- 
Beuve ; son romantisme cessait d'être un dogme pour 
n'être plus qu'un souvenir ; une lutte s'étabUssait entre 
son amitié et son goût; lun gagnait de jour en jour ce 
que l'autre perdait; M. Sainte-Beuve, en un mot, s'éclai- 
rait au moment où il eût été nécessaire de s'aveugler. Il 
mit une sourdine à son admiration pour le grand homme, 
et il passa pour l'avoir trahi. Plus tard, le noble poète 
qui vient de s'éteindre, Alfred de Vigny, entra à l'Aca- 
démie française : M. Sainte-Beuve en était depuis trofs 
ans : belle occasion d'entonner Thosannab, puisque l'avé- 
nement du chanire A'Eloa achevait de fixer et de consa* 
crer le triomphe définitif de la nouvelle école poétique. 
Mais dans Tintervalie l'esprit critique avait fait de grands 
progrès chez M. Sainte-Beuve. N'étant plus assujetti aux 
enthousiasmes tout d'une pièce, aux engouements de co- 
terie, il s'était aperçu que son ami de 1828, son collègue 
de 1846, altardé et enfermé dans son idéal, n'avait pas 
su se défendre de ces sophismes d'imagination, de ce 
goût du chimérique auquel nous conduit tout idéal trop 
amoureusement caressé. Cette tendance s'accusait sur- 
tout dans le discours de réception d'.^lfrcd de Vigny; 



5G0 DERNIëHES semaines LITTERAIRES. 

M. Sainte- Deu vêle remarqua; il récrivit, et l'on cria à la 

trahison. 

Ce qui arriva pour Victor Hugo et Alfred de Vigny, 
pourrait aussi s'appliquer à Gustave Planche, à M. de La- 
martine, à M. Cousin, û Béranger, à Chateaubriand sur- 
tout; mais pour celui-là, on en a trop dit, et j*ai pris moi- 
même trop de part au débat pour qu*i) convienne de le 
raviver; il me suffira de le résumer en rencontrant ce 
grand riom dans les Nouveaux Lundis, Les accusations 
amères lancées, à chacune de ce;s crises, contre M. Sainte- 
Beuve, pourraient, en somme, se réduire à une seule; il 
s*élait trop avancé vis-à-vis des objets de ses premières 
admirations ; il aurait dû prévoir que le critique aurait un 
jour à démentir en lui les effusions du poète» et que, 
perdant sa foi, il se lasserait d'encenser ses idoles. Le 
contraste de ces excès de justice avec ces excès d'en* 
thousiasme donnait fatalement des airs d'action méchante 
et de perfidie à ce qui n'était que Facte d'indépendance 
d'un cœur délivré de ses affections et d'un esprit débar* 
rassé de ses croyances. 

Peut-être dira-t-on que la préface est longue; j en avais 
besoin pour rappeler les antécédents et indiquer les pre- 
miers trails de ce caractère qui devait bientôt se dessiner 
avec plus de précision, de relief et d'éclat dans un cadre 
plus communicatif et plus populaire; car M. Sainte-Beuve 
n'excelle pas moins à se renouveler qu'à se dérober. Ce 
renouvellement imprévu, ce redoublement de fraîcheur, 
de vivacité et de jeunesse qui dure encore, lui vinrent à 
la suite d'incidents ou d'événements qui semblaient faits 
pour exercer sur son talent une fâcheuse influence, et qui 



M. SAINTE-BEUVE. 361 

eussent déconcerté un tempérament littéraire moins vi- 
goureusement trempé que le sien ; d'abord sa rupture de 
1846 avec la Revue des Deux Mondes, puis la révolution 
de 1848. C'est dans les Causeries du LundU dans les 
Nouveaux Lundis principalement, que nous retrouverons 
le Sainte-Beuve définitif, revu, allégé, aiguisé, acidulé et 
peu corrigé. 



II 



11 est bien entendu que nous n'avons pas entrepris 
l'appréciation littéraire des nombreux ouvrages de 
M. Sainte-Beuve. Ce travail dépasserait de beaucoup notre 
cadre et risquerait de nous égarer sur trop de points. 
Non : ce que nous essayons, c'est l'étude d'un caractère 
et d'une vie dans leurs rapports avec la littérature. Il 
sied donc de faire une halte à cette date de 1848, mau- 
dite d'abord par l'ingénieux écrivain, et qui devait pour- 
tant lui préparer un nouveau théâtre où son talent 
s'ajusterait mieux au goût public, où son nom, déjà célè- 
bre, deviendrait plus populaire. 

Quelle était, en ce moment critique, la situation intel- 
lectuelle et morale créée à H. Sainte-Beuve par ses 
antécédents, ses écrits, ses amitiés vieilles ou récentes, 
ses inimitiés avouées ou secrètes, ses étapes de curieux 
et ses retraites de désabusé à travers les opinions, les 
écoles et les partis? 

. La République lui était odieuse ; elle le dérangeait dans 
ses habitudes d'homme d'esprit, d'agréable causeur à 
demi-voix, ayant besoin d'un peu de silence et de calmé 

21 



562 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

pour que Ton saisit parfaitement toutes les nuances de 
son atticisme, toutes les grâces de sa manière. Un régime 
où le dernier hurleur de carrefour, où le plus effronté 
sophiste de club et de journal devenait plus considérable 
qu'un académicien, ne pouvait inspirer à M. Sainte-Beuve 
qu'une violente colère : sentiment d'autant plus véniel à 
nos yeux, qu'ayant beaucoup moins de droit à le ressen- 
tir, nous l'avons cependant partagé. H. Sainte-Beuve 
haïssait donc la République et s'en expliquait très-fran- 
chement, appelant de tous s'es vœux un czar ou un auto- 
crate quelconque qui le débarassât de ce qui nous 
semblait alors une insupportable tyrannie. Il était libre 
de tout engagement vis-à-vis des monarchies de 1 814 et de 
1850. Ses affections romantiques s'étaient évanouies avec 
le romantisme lui-même. Le salon de l'Âbbaye-au-Bois, 
fort assombri déjà par la morose vieillesse de H. de Cha- 
teaubriand, touchait au moment où la mort allait en 
disperser les hôtes et en fermeries portes. Tout parais- 
sait d'ailleurs bouleversé, pulvérisé, anéanti : un monde 
nouveau, en essayant de vivre, effaçait les dettes de 
cœur et d'esprit contractées du temps de l'ancien 
monde. Il y a, dans ces catastrophes si soudaines et si 
radicales où les minutes comptent pour des années, un 
je ne sais quoi qui dédouble la vie humaine. Tout ce qui 
existe en deçà est comme non avenu. Ne pouvant plus 
compter sur rien, on peut se croire dégagé de tout ; ce 
que Ton a dit, écrit, pensé, aimé avant Févénement, 
semble avoir été dit, écrit, pensé, aimé par un autre, et 
cet autre nous-même, il nous apparaît comme un fan- 
tôme du passé, perdu dans les brumes lointaines. 



M. SAINTE-BEUVE. 565 

J'indique, en l'exagérant, cette impression du premier 
moment, cette sensation de vide et, pour ainsi dire, de 
peau neuve, parce que je ne veux négliger aucune des 
circonstances atténuantes qui militent en faveur de 
M. Sainte-Beuve. Dépaysé sur les barricades, se croyant 
réduit à dénationaliser son esprit, se disposant à aller 
professer à Liège ce cours qui est devenu le livre sur 
Chateaubriand et son groupe^ assailli, dans une publica- 
tion éclose entre deux pavés de Février, par une calom- 
nie misérable dont il eut tort de trop s'émouvoir et dont 
il n'avait pas besoin de se défendre (ce n'est pas là, mon- 
sieur, que le bât vous blesse !), il était tout simple que 
M. Sainte-Beuve se regardât comme le plus spirituel 
des affranchis; ayant désormais son terrain déblayé 
de toute admiration gênante; maître de découper sa vie 
de critique en deux parts, dont la seconde n'aurait rien 
à démêler avec la première ; maître d'accepter comme 
une délivrance littéraire cette révolution que des milliers 
d'imbéciles saluaient comme une délivrance politique. 

Tout cela semblait très-simple, en effet ; mais, la sim- 
plicité et M. Sainte-Beuve n'ayant jamais pu faire bon 
ménage, les choses ne tardèrent pas à se compliquer. 

C'est en octobre 1849 que commencèrent, pour ne plus 
finir, les Causeries du Lundi. L'auteur inaugurait sa se- 
conde manière. Le succès fut vif et mérité. Les exigences 
de l'improvisation hebdomadaire dépouillaient ce talent, 
comme ces bons vins qui déposent dans le tonneau et 
s'éclaircissent en bouteilles. Critique devenu causeur, 
M. Sainte-Beuve allait plus droit au but. Celte pensée fine, 
nous n'étions plus obligés de la chercher comme une 



364 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

aiguille cachée sous un écheveau embrouillé, de la pour- 
suivre à travers un dédale de circonlocutions, d'ondula- 
lions, de précautions, d'insinuations, d'atténuations, de 
cristallisations aussi ingénieuses que fatigantes. On n'a- 
vait plus besoin de s'asseoir au tournant de chaque idée, 
de s'orienter à l'angle de chaque phrase, de s'essuyer le 
front au verso de chaque page. Cette façon leste, svelte, 
délibérée, engageante, expéditive, fut pour nous une 
charmante surprise. Ces bienheureux lundis devinrent 
une sorte d'oasis fort appréciée de tous ceux qu'impor- 
tunaient les bruits de la tribune, des journaux et de la 
rue. On leur sut gré de nous rendre un peu de bonne et 
délicate littérature avant et après chacune de ces bru- 
yantes semaines, hérissées de poUtique, et, tandis que 
Sparte dictait le menu du festin, on remerciait Athènes 
de se charger du dessert. 

Séduit comme nous par ce contraste, H. Sainte-Beuve 
y prit peut-être trop de plaisir, et le poussa trop loin. 
Dans un moment où il semblait que toutes les forces in- 
tellectuelles dussent concourir à la défense commune, que 
tout homme d'esprit et de sens dût protester à sa guise 
contre les orgies de paradoxe et les velléités de barbarie, 
il y avait parfois quelque chose d'impatientant, presque de 
puéril, à voir un homme d'âge mûr rentoiler et revemir 
les vieux portraits de famille du dix-huitième siècle, 
ranimer de toutes les finesses et souvent de toutes les 
mignardises de son pinceau des pastels à demi-effacés, 
essayer de rendre la vie à ceà squelettes glacés, le sou- 
rire à ces lèvres pâlies, le regard à ces yeux éteints. En- 
core si c'eût été la vie ! Mais cette vie était factice : on y 



M. SAINTE-BEUVE. 365 

ressentait le froid de la mort, une impression de fraîcheur 
tumulaire pareille à celle qu'on éprouve quand on des- 
cend dans des caveaux funèbres. M. Sainte-Beuve ne 
ressuscitait pas ; il exhumait. Les agréments de sa ma- 
nière et les grâces de ses figures faisaient songer à des 
fleurs fanées ou* artificielles, conservées entre les feuillets 
d'un volume de V Encyclopédie, 

Cette place énorme donnée au passé dans les premiè- 
res CatLseries du Lundis prouvait en dépit de nos beaux 
raisonnements à quel point M. Sainte-Beuve, bien que 
relevé de ses vœux d'admiration et de fidélité, jugeait son 
rôle difficile à l'égard des vivants : il fallut bien pourtant 
leur faire leur part, sous peine de refroidir le succès du 
début. Si la tâche était périlleuse, le moment était favo- 
rable : les Mémoires d'Outre-tombe venaient d'éclater 
comme un coup de tonnerre en douze volumes. Lamar- 
tine en disgrâce se consolait de ses mécomptes et des 
nôtres par de généreuses ondées de romans et de confi- 
dences ; on réimprimait Béranger, etc., etc. La tentation 
était trop forte pour que le causeur du lundi lui résistât : 
il démasqua ses batteries et les premiers orages grondè- 
rent. 

L'erreur de M. Sainte-Beuve fut de croire qu'il pou- 
vait devancer vis-à-vis des hommes de son temps le juge- 
ment de l'avenir, et cumuler, à quinze ou vingt ans de 
distance, des attributions presque contraires : celles d'un 
contemporain enthousiaste et celles d'une postérité sé- 
vère. Si vaste que fût le fossé creusé par le temps et les 
événements, il ne l'était pas encore assez pour qu'on ne 
pût aperce'/oir d'un de ses bords ce qui s'était passé sur 



366 DERNIERES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

l'autre. H. Sainte-Beuve attaqua Chateaubriand, et l'on se 
souvint des ardentes extases où l'avait jadis plongé la 
lecture de ces mêmes Mémoires. II attaqua Lamartine, et 
l'on rappela les pages où ii décernait au poète de Jocelyn 
une mystique apothéose. Il effleura Béranger, et l'on évo- 
qua répoque encore récente où, pour éviter M. Vatoutet 
en haine de ces influences de cour qu'il ne devait pas 
toujours haïr, il essayait de décider l'Académie à nom- 
mer d'o/jfic6 le chansonnier de Lisette. Décidément, je 
m'étais trompé, et lui aussi : son dossier littéraire ne 
s'était pas tout à fait perdu avec la dynastie de Louis- 
Philippe. L'ingénieux écrivain avait beaucoup appris ; 
mais l'on n'avait rien oublié. 

C'est alors qu'il put reconnaître que ces pauvres princi- 
pes, si ennuyeux, si gênants, si radoteurs, sont pourtant 
bons à quelque chose. C'est une armure qui alourdit peut- 
être, mais qui défend. S'il avait entamé cette nouvelle 
campagne au nom d'une doctrine, d'une vérité, d'une idée, 
(et croyez bien qu'on ne lui aurait demandé ni une mo- 
rale rigide, ni une religion étroite, ni une politique exclu- 
sive !) si on l'avait vu tenir dans sa main un fil conducteur, 
nul, parmi ses nombreux lecteurs, ne se fût scandalisé 
ou étonné. La maturité de l'âge, la gravité des événe- 
ments, l'imminence des périls, eussent suffisamment 
expliqué un sentiment que nous partagions tous ; le dé- 
sir de séparer, chez nos illustres, le clinquant de l'or 
pur, de réduire à leur juste valeur des idoles dont le 
culte nous coûtait cher et que nous rendions responsa- 
bles d'une partie de nos misères. Mais hélas ! M. Sainte- 
Beuve avait eu soin de s'interdire d'avance cette excuse, 



H. SAIMTE-BEUVE. 367 

de se couper cette retraite : il s'était hardiment rangé 
parmi les NEUTRES. Saisissons le mot au passage, il en 
vaut la peine, et discutons un détail auquel le dernier 
volume des Nouveaux Lundis donne le mérite de Ta- 
propos. 

Je Us à la première page : 

« ... Un parfait esprit d'impartialité ; car cette im- 
partialité, cette neutralité même, » etc. 

Rien de plus commode, rien de plus décisif en l'hon- 
neur de M. Sainte-Beuve, si l'on pouvait prendre au 
sérieux cette synonymie, et H. Sainte-Beuve, en homme 
habile — trés-habiie! — a compté, pour la faire accep- 
ter, sur la légèreté de ses lecteurs. Par malheur, la neu- 
tralité est exactement le contraire de l'impartialité, ou 
plutôt elle Ate à la partialité tout ce qui la justifle et l'en- 
noblit. On pardonne à un homme de parti d'être partial, 
même dans ses jugements littéraires, parce qu'il est clair 
ou que ses passions personnelles n'y sont pour rien, ou 
du moins qu'elles s'épureut et se relèvent de tout ce 
qu'une idée générale ajoute à un sentiment particulier: 
Mais un neutre ! il sera forcé d'être un ange, — et 
M. Sainte-Beuve n'est pas un ange, — ou bien, dès son 
premier mot, on lui dira que ce qui le rend sévère pour 
celui-ci, méchant envers celui-là, complaisant envers un 
troisième, ce n'est pas son opinion, — il n'en a pas, — 
mais un motif d'un ordre inférieur, individuel, acciden- 
tel ; une rancune, une haine, un caprice, une amitié. En 
d'autres termes, l'impartialité absolue n'étant pas possi- 
ble dans la critique, la partialité relative n'a qu'un moyen 
de se faire approuver ou amnistier : c'est de se rattacher 



S68 DERRIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

à uoe pensée, à une vérité, même à une erreur, indépen- 
dantes de notre pei^sonnalité et supérieure è nos passions. 

Chose bizarre ! dans ces essais de réduction par le pro- 
cédé Sainte*Beuve, exercé aux dépens de Chateaubriand, 
de Lamartine, de Béranger, etc., le spirituel causeur avait 
presque toujours raison. Eh bien, il ne lui était pas per- 
mis d*avoir raison : on l'eût estimé davantage, s'il eût 
persisté à s'abuser, à s'aveugler. On le punissait par où 
il avait péché. Lui, le merveilleux maître d'escrime, il 
s'était imprudemment découvert! il s'était proclamé 
neutre ! Dés lors, quand il attaquait la morale de H« Saint- 
Marc Girardin, la religion de Chateaubriand, le patrio- 
tisme de Béranger, la poésie de Lamartine ; il était clair 
qu'il ne prenait pas pour point de départ une morale plus 
haute, une religion plus vraie, une poésie plus sincère, 
un patriotisme plus pur. Que dis-je ? il ne les attaquait 
pas, il les taquinait ; il s'amusait, pour les menus plaisirs 
de sa neutralité ou de son scepticisme, à prendre en faute, 
en contradiction avec eux-mêmes le moraliste, le poêle, 
le patriote et le chrétien. Notons bien ce trait caractéris- 
tique, nous aurons à y revenir à propos des Nouveaux 
Lundis, Pour le moment, nous n'en sommes encore 
qu'aux premières Causeries^ à celles qui ouvrirent leur 
feu eiv 1849. 

En somme , et malgré ces bourrasques préventives, 
tout alla bien ou à peu près, tant que la liberté fut égale 
pour tous, tant que les partis gardèrent leurs espérances, 
et que l'agitation deç esprits justifia les revirements et 
les soubresauts. Hais lorsque H. Sainte-Beuve fut porté 
au premier rang des vainqueurs et que sa littérature prit 



M. SAINTE-BEUVE. 369 

un air^quasi officiel, la situation changea et les querelles 
s'envenimèrent. Assurément personne ne lui eût demandé 
de se mettre en frais de sensibilité chevaleresque envers 
les régimes déchus. Seulement il y avait là une nuance 
qu'il fallait observer et qu'il dépassa, lui, si prompt à 
surprendre chez les autres les exagérations et les disson- 
nances. Pourquoi chanter si fort au-dessus du ton, quand 
on a Toreille si fine ? Comment, lui qui avait toujours dé- 
cliné toute responsabilité politique, mit-il tant de luxe 
dans son adhésion à la politique du succès? Pourquoi, 
après s'être déclaré neutre, rompre cette neutralité sur le 
dos des proscrits et des vaincus? Comment, lui si spirituel 
et si pénétrant , ne comprit-il pas que Tépiderme de ses 
adversaires serait plus susceptible après leur défaite ; que 
l'inégalité de la lutte rendait plus cruels et moins par- 
donnables des coups de stylet ou d'épingle qu'on ne pou- 
vait plus lui rendre? Comment, lui si ennemi de toute 
enflure et de toute emphase, ne se dit-il pas que son 
sourire sceptique lui ôtait le droit de devenir emphatique 
à son tour, de dresser sa prose sur des échasses et des 
majuscules, dès qu'il s'agissait des objets de ses prédi- 
lections soudaines et de ses débuts de courtisan? Enfin, 
comment, lui, dont les nerfs avaient été assez irrités par 
Tavénement d'une république, au demeurant fort béni- 
gne, pour souhaiter, pour invoquer d'urgence un LouisXIV 
ou un Nicolas, c'est-à-dire, probablement, un régime de 
répression et de violence contre des excès à venir, ne vit- 
il pas tout ce qu'il y avait de dérisoire à se déchaîner 
contre les prétendues fureurs de 1815, expliquées, sinon 
justifiées par des années d'oppression et de malheur? 

21. 



370 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

Comment? pourquoi? C'est que la passion parlait ; c'est 
qu'elle le poussait en avant, et qu'à mesure que ses torts 
lui étaient reprochés, il s'y obstinait et s*y aigrissait de 
plus en plus ; c'est que, pour s'arrêter sur cette pente, il 
aurait eu besoin du contrepoids qui lui manquait, de ces 
principes dont il s'était moqué, de cette morale, en un 
mot, qu'il appelle morale inférieure et de convention, 
qu'il destitue au profit d'une morale supérieure ; très- 
supérieure en effet et très-haute, puisque toutes les licen- 
ces de l'esprit et tous les appétits de la bête peuvent passer 
dessous sans y toucher. 

Qu'il serait curieux d'analyser, de deviner le travail 
intérieur qui dut s'opérer dans cette intelligence si admi- 
rablement douée, pendant ces années brillantes où tout 
lui souriait au dehors, où, au dedans, un ver rongeur 
gâtait ses succès et ses joies ! Il y a des âmes que l'ad- 
versité exaspère ; il y en a d'autres que la prospérité dis- 
pose à ressentir plus vivement et à rendre avec plus d'a- 
mertume les petites misères inséparables de la publicité : 
on luttait bravement contre les épines; on souffre horri- 
blement des plis de rose. On réussit, on triomphe, on se 
couronne de fleurs, on embellit de sa présence les festins 
et les palais, on est en veine, on a le vent en poupe et 
l'esprit au vent ; on fait un libre échange de coquetteries 
et de grâces avec toutes les beautés et toutes les puis- 
sances de ce monde ; mais qu'entends-je? Dans cette salle 
où tout devrait s'apaiser à la voix du doux Virgile, quel- 
ques huées de jeunes fous, révoltés contre le poêle d'Au- 
guste et les vers latins. Que vois-je? Dans les allées de ce 
classique jardin, quelques regards moqueurs, quelque 



M. SAINTE-BEUVE. 371 

joyeuse charge, inventée par cette jeunesse extravagante, 
à qui ne plaisent que les causes vaincues. Qu'est-ce en- 
core ? quelques malices impuissantes, telumque imbelle 
sine ictu, signées d'un nom obscur, dans une de ces 
feuilles arriérées que vous raillez avec tant d'esprit. Ce 
n'est rien... Hélas ! c'est tout ; c'est assez du moins pour 
que de sourdes colères s'amassent dans l'âme du favori 
des dieux et des hommes. 

Voilà de quelle façon l'esprit critique, chez H. Sainte- 
Beuve, s'est paralysé par son excès même; voilà comment 
ses deux tyranniques maîtresses, la curiosité et l'analyse, 
dévorant tout ce qui n'est pas elles, ont fini par faire 
maison nette et par dissoudre ce qui donne à la critique 
une prise sur la conscience humaine, ce qui lui .assure 
l'autorité d'une idée générale appliquée à des faits parti* 
culiers. Rendre compte d'un ouvrage, approfondir la 
pensée d'un écrivain, prendre parti pour le vrai contre le 
faux, pour le bien contre le mal, pour le beau contre le 
laid, profiter d'une position magistrale pour combattre 
le mauvais goût, protester contre de honteux succès et 
flétrir de méchants livres, billevesées ! rabâchages ! vieil* 
leries ! L'essentiel est de passer au fil de sa plume qui- 
conque a fait mine de blâmer ou de sourire ; l'important 
est de faire admirer la justesse de son coup d'œil, la pres- 
tesse de sa main, la sûreté de ses ripostes, la finesse de 
sa la m de ne pas laisser un grief impuni, de calculer 
ses malices, de distiller ses vengeances, de ne compter 
les triomphes de son talent que par l'assouvissement de 
ses rancunes et le nombre de ses victimes. 

A ce trait ajoutons-en un autre qui complétera cette 



372 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

physionomie littéraire. Arriver paria curiosité et l'analyse 
à la neutralité et au scepticisme ; substituer, comme pre- 
mière conséquence, sa passion personnelle ou son propre 
tour d*esprit aux grandes lois de la conscience et du 
goût ; une fois cette situation dessinée, être attaqué au 
nom de ces lois, de ces idées, de ces croyances qu'il n'ac- 
ceptait plus , tout cela devait logiquement conduire 
H. Sainte-Beuve à se venger des vérités et des doctrines 
invoquées contre lui en s'efforçant de montrer que ceux 
qui les professent n'y croient pas, qu'ils démentent inces- 
samment leurs maximes par leur conduite, que, sous le 
couvert de leurs principes, ils ne suivent que leurs pas- 
sions, et que tout, chez eux, est affaire de convention, 
d'attitude, de position et de rôle. C'est là son dada^ le 
but de ses curieuses recherches, le dernier mot de sa 
méthode, le péché mignon de sa nouvelle manière. Or, 
comme dans cette enquête , il se place en face de notre 
pauvre humanité, c'est-à-dire d'un composé de faiblesses, 
d'inconséquences et de contradictions de toutes sortes, il 
lui arrive parfois de trouver ce qu'il cherche. Quelle joie 
à chacune de ces trouvailles, réelles ou apocryphes ! Quel 
empressement à conclure de la débilité des personnages 
à la fragilité des croyances! Quelle volupté de désillu- 
sion ! Quelle ivresse de désenchantement ! Quelle persis- 
tance à abaisser un idéal, à diminuer un caractère, à chi- 
caner une inspiration , à tarir ou à troubler les sources 
des grandes actions et des grandes œuvres ! Quel achar- 
nement à discréditer l'une par l'autre cette âme qui a 
faibU malgré sa foi, et la foi qui n'a pas su protéger cette 
âme! 



M. SAINTE-BEUVE. 573 

Ceci nous mène droit aux Nouveaux Lundis : ils m*ai- 
deront à terminer cette élude, et à prouver, par quelques 
exemples cueillis au hasard, que l'auteur de ces causeries 
trop charmantes est un écrivain infnriment spirituel, sa- 
gace, brillant, chatoyant, consommé, souple, malin, rusé, 
madré, narquois, attique, élégant, délicat, varié» presti- 
gieux, irrésistible, mais qu'il n'est pas et qu*il ne sera 
jamais un critique. 



m 



Les Nouveaux Lundis ikous offrent, en bien et en mal, 
l'extrèmeconséquence delà méthode actuelle de H. Sainte- 
Beuve. Ecoutons-le : « De pressantes et honorables instan- 
ces m'ont décidé... à me relancer encore une fois dans le 
journalisme littéraire le plus actif. Chaque fois que je m'y 
remets et que je rentre dans cette veine de critique toute 
jyratiquej je tâche d'y introduire une proportion plus 
grande de vérité, et d'apporter dans Fexpression plus de 
franchise. » Nous a-t-il tout dit dans ces quelques lignes? 
Est-ce uniquement pour le plaisir d'être plus franc et plus 
véridiqué qu'il a repris sa plume hebdomadaire et qu'il 
a passé d'un journal officiel à un journal officieux? 
M. Sainte-Beuve, qui a parfois dans sa manière des minau- 
deries et des subtilités de jolie femme, sait très-bien que 
les femmes ne disent jamais que la moitié de leur 
pensée, et il est trop galant pour ne pas imiter d'aussi 
bons exemples. 

Le fait est qu'un écrivain dont la sagacité et la finesse 



374 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

sont devenues proverbiales, devait comprendre, à la lon« 
gue, que le Moniteur, par sa gravité, son authenticité, son 
langage sans réplique, se prétait mal à une nouvelle cam- 
pagne où il y aurait naturellement des exécutions à faire. 
Dans la littérature militante, comme ailleurs, la victoire 
sans péril amène le triomphe sans gloire. Quand on se 
croit sûr d'avoir pour soi la raison du plus fin, il est su- 
perflu et presque dangereux d'avoir aussi la raison du 
plus fort. Un critique du Moniteur^ qui s'escrimerait avec 
trop d'esprit contre de pauvres diables condamnés au 
maigre régime des Regrets et exposés à toutes les intem- 
péries, n'aurait plus ni les émotions du combat, ni les 
jouissances du succès. 11 ressemblerait à un maître d'ar- 
mes qui, à chacun de ses assauts, se ferait escorter par 
un tigre du Bengale ou un lion de Numidie. Être trop bien 
protégé, c'est être presque compromis; c'est risquer d'en- 
tendre ceux qu'on a battus attribuer leur défaite à des 
causes autres que l'infériorité de leur talent. On a re- 
marqué que l'épopée antique, malgré toutes ses perfec- 
tions, enlevait à ses héros une partie de leur mérite et au 
lecteur un peu trop de ses incertitudes, en intéressant les 
dieux dans les batailles homériques. Encore les poètes, 
pour atténuer cet inconvénient, avaient ils la ressource de 
balancer les influences célestes, d'opposer, pour ou con- 
tre leur client, tel dieu à telle déesse. Mais ici Jupiter, 
Mercure, Minerve, Vénus et Vulcain étaient du même 
parti. 

On put donc croire — et je dois affirmer que l'on a 
cru, en voyant M. Sainte-Beuve reprendre ses Lundis dans 
le Constitutionnel — qu'il voulait surtout régler ses 



M. SAINTE-BEUVE. 375 

comptes avec ceux de ses confrères ou de ses collègues 
dont il pensait avoir à se plaindre. C'était, il faut bien en 
convenir, faire descendre la critique de quelques étages. 
Maiis que voulez-vous? M. Sainte-Beuve, de progrès en 
progrès, était logiquement amené à ne plus reconnaître 
d'autre loi que sa fantaisie. Quand cette fantaisie rencontre 
sur son chemin un grief à venger, une revanche à prendre, 
un ressentiment à assouvir, une reprèsaille à exercer, 
une malice à commettre, un adversaire à fustiger, elle 
règne en souveraine, et elle est à la fois tellement pleine 
et tellement maîtresse de son sujets qu'il en résulte des 
injustices, des inexactitudes, des arguties, des mièvre- 
ries, des puérilités, des minuties, des misères, qui rappe- 
tissent le débat en Tenvenimant, et que tous les prestiges 
du talent ne réussissent ni à déguiser, ni à relever. Alors 
même que sa personnalité cesse d'êlre en jeu, et qu'il 
s'agit de générations disparues, tel est le pli désormais 
pris par M. Sainte-Beuve, telle est sa passion d'incrédu- 
lité, de négation et de vide, qu'il en arrive, lui, l'enfant 
du romantisme, à se déclarer ouvertement pour Garât, 
pour Ginguené, pour Morellet, c'est-à-dire pour les plus 
froides momies de ce voltairianisme sans esprit et de cette 
littérature sans âme, dont le triomphe, s'il eût été pos-i 
sible, eût indéflniment ajourné la renaissance du spi- 
ritualisme, de la liberté, de la poésie, de l'art, de tout ce 
qui prépara le public à accepter M. Sainte-Beuve et ses 
amis, M. Sainte-Beuve et ses œuvres, M. Sainte-Beuve et 
ses succès. Oui, ces pâles figures de cire, dépaysées d'un 
siècle à l'autre, survivant à leur temps et à elles-mêmes, 
essayant de donner à leurs rides quelque chose de l'im- 



376 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

mortelle grimace du maître, rabâchant l'athéisme à un 
monde affamé de Dieu, voilà les patronnes que H. Sainte- 
Beuve convoque au seuil de sa vieillesse. Franchement, 
j'aimais mieux les fées qui ont souri à ses jeunes années. 
Si l'espace ne me manquait, je lui montrerais, par des 
citations textuelles, ce que c'était que Garât et Morellet 
dans l'opinion, non pas des dévots, mais des lettrés, qui, 
sous le Consulat et l'Empire, tenaient le sceplre de la 
critique ; je lui ferais voir avec quel dédain les écrivains 
du Journal des Débats, — les Sainte-Beuve d'alors l — 
traitaient ces mauvais radoteurs qui n'avaient pas même 
l'esprit de se tenir tranquilles, et dont on ne saurait se 
moquer aujourd'hui sans être rangé par lui parmi les 
voltigeurs d'ancien régime ou les rhéteurs de sacristie ^ 
Je constate la tendresse d'arriére-saison que M. Sainte- 
Beuve a vouée aux Ginguené, aux Garât, aux Morellet, 
d'abord parce qu'elle peut servir à se rendre compte des 
incroyables évolutions de ce brillant esprit; ensuite parce 
qu'elle me donne le droit de demander si l'homme qui, 
jusqu'à vingt-six ans, a été un romantique enlhousiaste 
avec une nuance de mysticité, qui, à trente ans et plus, 
s*est chargé de l'entreprise des girandoles et bouquets 
d'artifice après chaque lecture de M. de Chateaubriand, 



^ Voir notamment, dans la collection de 1806 (que j'ai sous les 
yeux), des artices de Geoffroy et d'im autre rédacteur, que je crois 
être Saint-Victor, à ^l'adresse de Tabbé Morellet et de sa coterie. 
Rien de plus curieux : cela donne le ton de la polémique dealers, 
qui, franchement, ne valait pas la nôtre. Pour que de pareils ar- 
ticles' pussent paraître impunément, pour que le public leur fît ac- 
cueil, il fallait, — je me sers d'une périphrase polie, — que l'abbé 
Morellet et ses amis fussent pris bien peu au sérieux. 



M. SAINTE-BEUVE. 577 

et qui, à cinquante-huit, se prend d'un beau feu peur les 
plus ridicules fruits-secs du plus arriéré sensualisme, si 
cet homme peut, en conscience, être appelé un critique. 

On le voit, tout élément de discussion générale nous 
manque avec H. Sainte-Beuve. A défaut d'une idée-mère, 
d'une doctiine quelconque, c'est par le détail qu'on doit 
l'aborder. Aussi biei^, il nous en donne l'exemple : dans 
ceux de ses chapitres où s'accuse le mieux sa nouvelle 
manière, « et qui ne se sont pas faits, nous dit-il, sans 
quelque cri et quelque révolte de la part des intéressés, » 
c'est à l'aide de détails très-spirituellement choisis qu*il 
exécute ses victimes et met les railleurs de son cAté. 
Suivons-le donc sur ce terrain et tâchons d'être aussi im- 
personnel que possible, de peur que M. Sainte-Beuve, 
qui ne croii pas à l'Évangile, s'en souvienne pourtant assez 
pour nous appliquer la parabole de la poutre et de la 
paille. 

Afin que nul ne pût se méprendre sur ses intentions, 
l'auteur a ouvert cette nouvelle série par un chapitre sur 
M. de Laprade. Nous n'avons pas à intervenir entre les 
deux adversaires, et nous aimons à croire que M. Sainte- 
Beuve, quoiqu'il en puisse dire, a déploré comme nous 
les suites, sinon immédiates, au moins indirectes, de ses 
mahcieuses espiègleries contre un collègue. Raison de 
plus pour rester exclusivement littéraire. Il cite des stro- 
phes de Laprade, qui, lues par M. ViUemaiu, furent ap- 
plaudies « sous la coupole de V Institut » (plus simplement 
à l'Académie), et qui finissent par ces vers : 

Oui, si les bois, l'ombrage aimé du chàne, 
Ont trop caché la lumière à mes yeux, 



378 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

Soufflez, ô vents que Dieu sitôt déchaîne, 
Feuilles, tombez, laissez-moi Yoir les cieux. 

— Pas mal 1 nous dit M. Sainte-Beuve ; cependant il manque 
quelque chose à la justesse du symbole, en ce sens que le 
ciel n*est bon à voir qu'au printemps, c'est-à-dire quand 
les arbres sont touffus, et que, lorsque les feuilles tombent 
ou sont tombées, le ciel est gris, sombre, brumeux et 
rabaissé. 

Nous ne croyons pas qu'une critique de parti-pris puisse 
entasser, en quelques lignes, plus d'idées fausses et de 
puérilités. En vérité, il faut que H. Sainte-Beuve ait été 
mordu par un matérialiste enragé pour supposer qu'un 
poète chrétien ou simplement amoureux d'idéal et d'infini 
s'informe de la saison, de l'état atmosphérique, du plus 
ou moins de pureté du ciel, avant de lever les yeux vers 
cette patrie de son âme et d'aimer à la contempler. Cette 
façon de prendre ici le mot ciel dans une acception toute 
matérielle, pour chicaner un adversaire que l'on veut 
absolument trouver en faute, nous montre comment 
H.' Sainte-BeuveTraite aujourd'hui les questions de poésie 
et de goût. Si l'erreur est votUne^ elle nous dispense de 
tout commentaire ; si la critique est sincère, elle nous 
prouve jusqu'où le spirituel écrivain peut être mené par 
son dada. 

Mais, il y a plus : même en acceptant le mot ciel dans 
le sens exclusif que lui attribue M. Sainte-Beuve, la chi- 
cane n'en serait pas moins puérile. Lui qui reproche aux 
gens de ne pas passer à Paris les douze mois de l'année 
et qui plaisante sur cette condition d'infériorité intellec- 
tuelle et de provincialisme, il aurait bien besoin de quit- 



M. SAINTE-BEUVE. 379 

ter quelquefois ses chers trottoirs, de voyager quelque 
peu dans les pays aimés du soleil, chers aux peintres et 
aux poètes. Il y apprendrait, avec grand profit pour ses 
facultés paysagistes, que les ciels d'automne sont juste- 
ment les plus beaux, les plus poétiques, les meilleurs à 
voir. 

On me dira que j'insiste trop sur une vétille ; mais cette 
vétille est à la première page, et elle donne une exacte 
idée du procédé de M. Sainte-Beuve dans ces deux vo- 
lumes. C'est par un article trié parmi des c^taines, c'est 
par deux ou trois phrases habilement soulignées, par deux 
ou trois gaucheries relevées dans toute une existence lit- 
téraire, par quelques expressions vagues ou impropres, 
récoltées dans une œuvre considérable, que le malin cau- 
seur organise, pour ses victimes désignées, des enterre- 
ments de première ou de sixième classe. La masse du 
public est ignorante, le lecteur spirituel est distrait, le 
prestidigitateur est adroit; enlevée la muscade! et le tour 
est fait. 

Voici pourtant qui est plus grave. Je lis à la page 3 du 
même chapitre : « M. de Laprade disait à son arbre: 

Pour ta sérénité je t'aime entre nos frères; 

suit une piquante anecdote, d'où il résulte qu'Augustin 
Thierry, après avoir entendu lire ce vers, s'amusa à le 
parodier, sous prétexte qu'il n'y avait pas de raison pour 
ne pas dire à une citrouille : 

Pour ta rotondité je t'aime entre nos sœurs. 
Au bas de la même page, autre citation. Cette fois, c'est 



380 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES. 

Alfred de Musset, qui, se trouvant à rAcadémie à côté 
de Fauteur des Nouveaux Lundis^ se penche à son oreille 
et lui dit, à propos d'un des recueils de M. de Laprade : 
« Est-ce que vous trouvez que c'est un poète, çà? » 

A coup sûr, ces deux détails sont de peu d'importance, 
Augustin Thierry, paralytique et aveugle, avait bien le 
droit de se divertir à sa guise; MM. Clairville et Siraudin 
auraient pu même lui donner, pour ses menus plaisirs, 
des leçons de parodie, et nous voudrions savoir ce qui 
resterait de Port-Royal, de Volupté et des Pensées d'août^ 
après qu'on leur aurait appliqué quelques-uns de ces 
nobles exercices. Quant au pauvre Alfred de Musset, celui 
que nous avons tous vu à TAcadémie, personnifiant son 
propre spectre, d'abord M. Sainte-Beuve sait très-bien et 
il a dit mieux que personne comment les poètes se jugent 
entre eux. Ensuite, n'est-il pas maladroit de nous rappe- 
ler que « Musset n'habitait pas volontiers les sommets 
humides et blanchâtres, » — lorsque l'on a soi-même sur 
sa conscience de prosateur et de ci-devant poète tant de 
sommets hymides et blanchâfres, entrecoupés de coteaux 
modérés^ de ravins et de fondrières ? 

Mais, encore une fois, il ne s'agit ni de la plaisanterie 
d* Augustin Thierry, ni de la boutade d'Alfred de Musset. 
Ce que je signale, c'est ce procédé dont M. Sainte-Beuve 
a déjà usé dans son Uvre sur Chateaubriand, et qui con- 
siste à faire parler les morts pour le plaisir d'être désa- 
gréable aux vivants. C'est très-commode. Il semble que 
ces voix sorties de la tombe aient plus d'autorité et d'im- 
partialité que celle du critique intéressé dans la querelle. 
On laisse aux morts la responsabilité de leurs malices ; 



M. SAINTE-BEUVE. 381 

ils ne peuvent pas réclamer, et les vivants ne peuvent s'en 
prendre qu*à des ombres. Pourtant, que dirait M. Sainte- 
Beuve si Ton retournait cette méthode contre lui-même? 
Je choisis un trait entre mille. Il n'a pas craint de racon- 
ter que M. de Chateaubriand, unjour de mauvaise humeur, 
voyant M. de Lamartine sortir de chez madame Récamier, 
s'était écrié : « Grand dadais! » Eh bien, j'arrange à 
mon tour la petite scène suivante : Je suppose un ami de 
Chateaubriand et de Lamartine, M. de Marcellus, par 
exemple, ou M. Ampère, habitué du salon de TAbbayc- 
au-Bois, et nous racontant ceci : « On jour, M. de Cha- 
teaubriand était plus sombre encore et plus agacé que 
d^habitude ; M. Sainte-Beuve vint : il fut charmant comme 
toujours ; mais son joli marivaudage n'eut pas le privilège 
de dérider l'illustre vieillard. L*auteur de Volupté, en sor- 
tant, frétilla suivant son usage, se dandina sur ses petites 
jambes et tourna sur lui-même. A peine avait-il disparu, 
que M. de Chateaubriand, impatienté, s'écria : « Oh! V en- 
nuyeux carlin! » — Assurément, ce serait absurde; 
M« Sainte-Beuve n'est pas plus un ennuyeux carlin que 
H. de Lamartine n'était un grand dadais. Voilà cepen- 
dant où nous mènerait son système, trop largement ap- 
pliqué! 

J'ai nommé Chateaubriand. Le débat soulevé autour de 
ce grand nom est épuisé pour le moment ; peut-être sera- 
t-il remis à l'ordre du jour quand l'Académie couronnera 
FEloge de Fauteur des Martyrs. Aujourd'hui je dois me 
borner à un seul point qui se rattache à l'ensemble de 
cette étude. On s'est trompé, selon moi, en attribuant à 
de vulgaires motifs de rancune, d'amour-propre ou de 



382 DERNIÈRES SEMAINES LITTÉRAIRES, 

calcul racharnement bizarre de M. Sainte-Beuve contre le 
caractère public et la vie privée de M. de Chateaubriand. 
S'il est allé, vis-à-vis de son ancienne idole, du fanatisme 
au dénigrement, ce n*est pas, malgré les apparences, 
parce que Fentourage et le patronage du grand écrivain, 
nécessaires à une candidature académique, devenaient 
superflus après le succès; — H. Sainte-Beuve, en dépit 
ou à cause de ses défauts, est un de ces hommes dont les 
Académies ne peuvent se passer; — ce n*est pas, comme 
on l'a dit, parce que Chateaubriand a oublié de parler de 
lui, ou en a parlé trop légèrement dans ses Mémoires ou 
ailleurs ; — M. Sainte-Beuve n'ignore pas que les écrits 
de nos illustres, surtout de cette trempe-là, s^ont les der- 
niers renseignements à consulter touchant leurs rivaux 
ou leurs successeurs : — c'est uniquement parce qu'il n*a 
pas désormais de plaisir plus vif que de relever des dé- 
fauts de caractère, des fautes de conduite ou des faiblesses 
morales chez les défenseurs des doctrines qui lui sont de- 
venues odieuses. Mathan voulait anéantir le Dieu qu'il avait 
quitté: H. Sainte-Beuve veut convaincre de mauvaise foi 
les serviteurs de ce Dieu, et prouver qu'ils ne croient 
à rien, parce qu'ils ne sont pas impeccables. C'est ainsi 
que plus tard, à propos d un écrivain aussi chétif que 
Chateaubriand était immense, il s'emparera avec ravisse- 
ment d'une imprudence commise et s'écriera, sans même 
se donner la peine de dissimuler les transports de sa 
haine satisfaite : «Ne prenez donc plus des tons d'oracle. . . 
ne venez plus nous dire, etc., etc. » — Pardon, monsieur; 
il faut, au contraire, le dire bien haut, — et tant pis pour 
celui dont les pratiques n'ont pas été en rapport avec ses 



M. SAINTE-BEUVE. 583 

maximes : les vérités qu'il exprime ne sont pas, Dieu 
merci! responsables du tribut qu'il a payé à l'humaine 
faiblesse. Quand vous paraissez croire le contraire, savez- 
vous à qui vous faites songer, vous si spirituel, si raffiné, 
si ennemi du lieu commun? A ces commis voyageurs que 
l'on rencontrait jadis dans les diligences, et qui vous di- 
saient gravement : « La religion catholique est une fable 
absurde, et la preuve c'est que j'ai connu un vicaire 
soupçonné de relations coupables avec sa servante.» 

On peut maintenant juger les raisons dont je m'appuie 
pour affirmer que H. Sainte-Beuve n'est pas ou n'est plus 
un critique; je les résume ainsi : l'ensemble constamment 
sacrifié au détail ; le fait personnel sans cesse substitué 
à ridée générale. Quelquefois, soit distraction, soit er- 
reur volontaire, H. Sainte-Beuve prend ce fait à contre- 
sens. Ainsi, dans le chapitre sur madame Swetchine, je 
lis cette note (il est question des injures que ce .chapitre 
lui a values), a On s'en fera quelque idée en cherchant 
dans le numéro du journal religieux le Monde, du 29 
avril 1862, un article signé Roger de Sezeval. Le fana- 
tisme y brille de tout son beau : H. de Falloux a là dejo- 
lis amts/...» H. Sainte-Beuve en est-il encore à appren- 
dre, ce que personne, hélas ! n'ignore, que le Monde et 
ses rédacteurs ne sont nullement des amis de H. de Fal- 
loux? 

Que serait-ce si revenant à la littérature, je montrais, 
en ce genre, les abdications partielles de M. Sainte-Beuve, 
le désarroi de ses doctrines, désormais livrées à tous les 
hasards, la nonchalance avec laquelle il abandonne toutes 
les brèches de la place? Dans un article d'hier, rendant 



384 DERNIÈRES SEMAIIN'ES LinËRÂIRES. 

un juste hommage aux fours de force pittoresques de 
M. Théophile Gautier, mais de voulant pas se refuser le 
divertissement d'un coup de griffe contre M. Cousin, il 
ajoute : a Théophile Gautier a rendu impossibles après 
lui les descriptions vagues et ternes dont oii se conten- 
tait auparavant... Toutes ces qualifications indécises et 
si chères au gi*and siècle, à mademoiselle dé Séudéry et 
à son admirateur, M. Cousin, ne sonfC plus de mise au- 
jourd'hui; » 

C'est exactement le contraire qu'il faudrait dn*e pour être 
dans le vrai. Mademoiselle de Scudéry n'a rien à y voir : 
si elle est illisible, c'est par d'autres défauts que le vague 
des èpithètes. Théophile Gautier est une curiosité, une 
exception sans précédents, un modèle dont les copies ne 
sont et ne peuvent être que déplorables. Qu'une réaction 
s'opère contre ces excès de pittoresque, qu'un écrivain 
survienne qui, se préoccupant un peu moins de la forme 
et de la couleur, un peu plus du monde iutèrieur et de 
l'âme, nous raconte, dans cette prose simple, nette, qui , 
est la vraie prose française, une histoire où l'étude des 
sentiments relègue au second plan la peinture des ob- 
jets ; je lui promets un succès auquel M. Sainte-Beuve sera 
forcé d'applaudir ; on lui pardonnera même, s'il le faut 
absolument,' les descriptions vagues et les qualifications 
indécises. 

Je pourrais multiplier ces citations à l'infini : je m'ar- 
rête ; j'ai dépassé, sinon la mesure, au moins la limite. 
Il me tarde d'ailleurs de rendre justice au travail et au 
talent. Une fois qu'il est bien avéré que rien ne ressemble 
moins à de la vraie critique que les nouveaux volumes de 



M. SAINTE-BEUVE. 38^ 

M. Sainte-Beuve, je suis pi^ét à avouer que rarement cette 
plume infatigable s'était montrée plus ingénieuse, plus 
souple, plus fine, plus variée, plus jeune. Poui^vu que Ton 
soit un -peu du métier» Dii admire malgré soi, et parfois 
à ses dépens, cet.àrt étoiinant à qui il suilGt dé déplacer 
légèrement une question, dé transposer un inot, d'enca- 
drer une citation, d*habiller dé neuf une vieillerie, de 
{grossir une vétille, de donner à un paradoxe des airs 
d'innocence, pour faire de Tadvei^saire un patient et du 
lecteur un complice.' Dims les chapitres où l'esprit peut 
Sè dégager dé tout intérêt personnel, de toute passion 
contemporaine, que de justesse ! que de cliàrme! Lou- 
voîs, madame de Sévigné, Pen*ault, Mônlaighe, Halèvy, 
Louis XIV, ont inspiré à H, Saiate^Beuve des pages excel- 
lentes, parfaitement appropriées à ce genre d'ouvrag^^ 
composés, dé morqeaux épars,: et dont le mérite, j'allais 
dire Texcuse, est.d'offrir, eh abrégé, aux lecteurs pres» 
sés, aux honïmes du monde, une sommé d'idées miffl- 
€ànte pour connaître un livre sans l'avoir lu ou pour 
a'vbir envie de le lire» ^ i 

En saluant dans les Nouveaùùc Ltmdis ees qaaiitéè 
brillantes, oh comprend tout ce qu'aurait pu être H. Sainte^ 
BëUvé'dahs la littérature de son temps, s'il avait un peu 
plus pratiqué ce sursUm corda qu'il a agréablement pér'- 
sifflé chez M. Cousin ; si, tout en modifiant ses opinions 
de détail, il fût resté fidèle à quelques principes placés 
trop haut pour être atteints par les variations du goût,' les 
vicissitudes pubUques et le sentiment personneL Au 
risqué de fai|ne isôurire H. Sainte-Beuve qui m'accuse de 
ne pas savoir le latin, je me servirai d'un mot lourd, niais 

22 



386 DERNIÈBBS SEMAIÏiES LITTÉRAIRES. 

qui exprime une idée de quelque valeur; je dirai que ce 
qui lui a manqué pour être ou pour demeurer un m^tgti^, 
c'est le critérium^ ou du moins que ce qu'il en possédait 
d'abord s'est graduellement altéré, falsifié ou perverti 
'soustle fâcheuses influences. Je sais bien ce qu'il répon- 
dra ; que c'est avec ce criteriumy avec ces grands mots 
de doctrines, de principes, de généralités, que l'on fait 
les pédants et les ennuyeux ; que, s'il avait plus de con- 
viction, d'autorité et de consistance, il serait moins 
agréable et moins lu, que c'est pitié de demander aux 
geiis d'être le contraire de ce qu'ils sont, et qu'il perdrait 
4out son charme s'il y avait chez lui ombre de dogma- 
jUsme iOu, de fanatisme. 

• ' Eh bien, pour lui prouver qu'il se trompe, je Veux lui 
rappeler, en finissant, le nom d'un grand poète, d'un 
grand artiste, d'un grand, critique, qui a été, lui aussi, 
le, contraire d'un fanatique. Dans les sujets si variés qu'il 
traite. If. Sainte-Beuve estsouveut amené à nommer ou 
à citer Goethe : ce nom n'éveille-t-il pas en lui un senti- 
ment d'envie? Goethe, on ne peut se le dissimuler, fut, 
a sa manière, un sceptique. Pourtant, quelle différence ! 
Le scepticisme de Goethe est fécond; celui de H. Sainte- 
Beuve est dissolvant et stérile : le scepticisme de Goethe 
fait Teffet d'un immense désintéressement intellectuel ; 
celui de H. Sainte-Beuve ressemble à un énorme enjeu de 
personnalisme et de passion. 11 y a dans l'éclectisme corn- 
préhensif du patriarche de Weimar, une sérénité olym- 
pienne qui donne au doute même quelque chose des 
grandeurs et des certitudes de la foi. 11 y a, dans les on- 
dulations insaisissables du causeur du lundi, une curie* 



H. SAINTE-BEUVE. 587 

site affairée, inquiète, sournoise, qui donne à la mobilité 
de ses opinions quelque chose des petitesses du commé- 
rage. Le premier a pu prendre sa part — une part léo- 
nine — d*un grand mouvement de création dans Tart, 
la poésie et les lettres ; le second s*est associé et a con- 
tribué à un mystérieux travail de décomposition littéraire. 
Décomposition ! Je chercherais vainement un autre mot 
pour résumer Tidée définitive que je me fais du talent et 
de Tinfluence de H. Sainte-Beuve : il est, il devait être, 
à tous les titres, le causeur privilégié et Toracle d'une 
littérature qui se décompose. 



FIN DE LA TROISIÈME SéRIB DBS CAUSERIES UTTÉRaIRBS 



TABLE 



I. — F. Halévy, littérateur et romancier. 1 

II. — M. Guizpt 16 

m. — M. H. Mercier de Lacombe 29 

IV. — M. Louis Yeuillot • 42 

Y. — M. Octave Feuillet à l'Académie française 6i 

VI. — Madame Acarie et madame Swetchine 78 

VII. — M. N. V. de Latena 91 

VIII. — Madame Marie Gjertz 104 

IX. — M. Frédéric Béchard 118 

X. — M. X. Marmier 132 

XI. — M. Ernest Feydeau 146 

XII. — M. de Lamartine 159 

XIII. — Madame Sand 172 

XIV. — Maurice et Eugénie de Guérin 186 

XV. — M. A. Grenier 234 

XVI. — M. Ernest Renan 251 

XVII. — M. Victor Hugo 265 

XVIII. — M. Viennet 291 

XIX. — MM. Victor Foumel et Edouard Foumier 504 

XX. — M. de Renusson 317 

XXI. — Le comte Alfred de Vigny 332 

XXII. - M. Sainte-Beuve 349 



PARIS. >- im*. SlItOX H4Ç0N ET COUP., RLE D'ERFURTU, 1. 



ï"«» ^ * 1W4 



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